L’arme du froid : le droit international autorise-t-il l’attaque des installations énergétiques ukrainiennes ?

Le Rubicon en code morse
Fév 10

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La Russie a multiplié, depuis le début de l’automne, ses frappes de missiles contre des installations énergétiques en Ukraine. Cette orientation des opérations militaires russes a pour effet de « plonger le pays dans le noir ». a rupture du réseau énergétique entraîne non seulement l’arrêt des systèmes de chauffage qui nécessitent, quelle que soit la source de leur approvisionnement, de l’électricité pour produire de la chaleur, mais aussi le disfonctionnement des réseaux de distribution d’eau courante et d’assainissement ou encore le blocage du système de santé.

Ces attaques contre le système énergétique ukrainien font, en raison de leur conséquences humanitaires, l’objet d’une préoccupation internationale croissante. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a dans ce sens souligné, le 22 novembre 2022, que « la moitié des infrastructures énergétiques de l’Ukraine sont endommagées ou détruites », ce qui participe à priver un quart de la population du pays d’électricité. Sur la base de ce constat, l’organisation onusienne a lancé une alerte inédite sur les conséquences de frappes qui « ont déjà des effets dévastateurs sur le système de santé et sur la santé de la population ». Ce constat s’inscrit dans la continuité de celui dressé par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme en octobre dernier qui pointait les risques de violations du droit international humanitaire (ci-après DIH) qu’implique la destruction d’ « infrastructures civiles vitales – y compris au moins 12 installations énergétiques – [qui] ont été endommagés ou détruit[e]s dans huit régions ». Par ailleurs, le Président ukrainien V. Zelensky, a, dans une adresse au Conseil de sécurité, mis en avant les risques des bombardements russes sur l’infrastructure énergétique de son pays, les qualifiant de « crime contre l’humanité » en raison des souffrances qu’allaient être endurées, « avec des températures en dessous de zéro, [par] plusieurs millions de gens sans fourniture d’énergie, sans chauffage et sans eau ».  

Au cours de l’hiver, toujours rigoureux dans cette zone aujourd’hui en proie au conflit armé, le froid s’est donc annoncé comme l’un des enjeux majeurs de cette nouvelle séquence de la guerre en Ukraine. Les potentialités stratégiques de cette saison semblent exploitées, au risque d’aggraver la situation de la population civile. Malgré des critiques internationales nourries, la Russie rappelle à l’envi que ces frappes sont dirigées vers des cibles légitimes et qu’elles sont conformes au droit international et sont engagées « en réponse à la fourniture d’armes par l’Occident au régime de Kiev ». Ces discours justificateurs sont bien installés et tentent de renvoyer l’image d’un État qui s’en tient, dans ses actes militaires, aux canons du droit international applicable, et tout particulièrement au droit des conflits armés. Ces affirmations sont-elles exactes ? C’est ce que nous proposons d’étudier.

Une installation énergétique peut-elle constituer une cible légitime selon le droit international ?

Cette question trouve sa réponse dans le DIH dont l’objet premier est de réguler les hostilités en recherchant un subtil équilibre entre les nécessités militaires et les considérations élémentaires d’humanité. Ces règles internationales, connues également sous le nom de jus in bello ou droit des conflits armés, prescrivent aux belligérants des règles de conduite déterminées et en particulier des obligations de ne pas faire. Elles s’appliquent et doivent être respectées, de la même manière, par toutes les parties au conflit (Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux [ci-après Protocole additionnel I], 8 juin 1977, cons. 5), tant par l’agresseur que par l’agressé. La Russie s’est rendue opposable l’ensemble de ces instruments. Pour une étude générale de leur application au cas du conflit en Ukraine on peut notamment renvoyer aux travaux d’E. David, O. Vandenbossche et V. Koutroulis.

Le ciblage d’un objectif militaire n’est donc pas libre et doit répondre aux normes du DIH conventionnel et coutumier. Ces règles interdisent de diriger une attaque contre des populations civiles (Protocole additionnel I, art. 48, 51§2 et 52§2) et oblige les belligérants à faire, en tout temps, la distinction entre civils et combattants, ainsi qu’entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires. Les attaques ne peuvent donc être dirigées que contre des combattants et des objectifs militaires, et non contre le moral de l’ennemi que la crainte des rigueurs du froid hivernal pourrait atteindre. Il convient alors de délimiter le périmètre de ces objectifs pour lesquels les attaques sont autorisées.

Le droit international conventionnel et le travail d’identification de la coutume internationale menée par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) nous permet de répondre à cette question. L’article 52§2 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève adopté en 1977 et la règle coutumière no8 identifiée par le CICR prévoient ainsi que « les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis ». Ces règles n’interdisent donc pas que des biens civils puissent constituer des objectifs militaires autorisés. La possibilité d’attaquer des ponts a par exemple déjà été discutée ici. Cette qualification ne peut cependant leur être attribuée qu’à la condition (1) qu’ils apportent une contribution effective à l’action militaire et (2) que l’attaque portée contre eux procure un avantage concret et direct. Le commentaire de l’article 52 du premier protocole additionnel apporte des précisions sur les contours de la notion d’objectif militaire. S’agissant de la première condition, le droit international impose au commandement militaire de ne cibler que les biens utilisés directement par les forces armées. S’agissant de la seconde condition, le droit international prohibe le lancement d’une attaque n’offrant que des avantages indéterminés ou éventuels. On notera, par ailleurs, qu’« en cas de doute, un bien qui est normalement affecté à un usage civil, […] est présumé ne pas être utilisé en vue d’apporter une contribution effective à l’action militaire » (Protocole additionnel I, art.52§3). La notion d’objectif militaire envisagée par l’article 52 est donc d’interprétation stricte dans un objectif d’effectivité de la protection des biens de caractère civil.

L‘application de cette règle aux installations énergétiques est singulièrement complexifiée par les usages multiples de l’énergie. D’un côté, ces infrastructures peuvent dans une large mesure bénéficier de la protection accordée par le jus in bello dans la mesure où elles alimentent les populations civiles en énergies. Sous ce prisme, les installations énergétiques ne constituent pas un objectif militaire « légitime ». D’un autre côté, cependant, les mêmes installations énergétiques peuvent fournir de l’énergie à des équipements et activités militaires. Ces infrastructures sont alors considérées comme « à double usage », à la fois civil et militaire. Il devient dès lors beaucoup plus délicat, du fait de la double destination de l’énergie, d’exclure par principe l’installation énergétique de la catégorie des objectifs militaires.

Dans la pratique des États relevée par le CICR, il est courant que ces derniers mentionnent, comme exemples d’objectifs militaires, des établissements, bâtiments et positions dans lesquels sont stationnés des combattants ennemis, leur matériel et leurs armes, ainsi que les moyens de transport et de communication militaires. Les installations énergétiques militaires peuvent également être ciblées si elles participent immédiatement à l’effort de guerre à condition, toutefois, que leur destruction apporte un avantage militaire certain et qu’il ne soit pas disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi (comme nous l’observerons ci-après (question 2)). La qualification de la participation immédiate est délicate et dépend, comme l’observe la doctrine, de « l’effet du bien sur le cours des hostilités » (voir E. David, Principes de droit des conflits armés, 6e éd., Bruylant, Bruxelles, 2019, §2.52, p.376). Les travaux de la Commission des réclamations Éthiopie/Érythrée, dans une sentence arbitrale partielle rendue le 19 décembre 2003 dans l’Affaire Western Front (§121) illustre les tensions d’une telle analyse. Pour la Commission, une centrale électrique neuve n’ayant jamais été mise en service (en l’espèce la Centrale érythréenne d’Hirgigo) peut constituer un objectif militaire dans la mesure ou « le fait d’infliger des pertes économiques à la suite d’attaques contre des objectifs militaires est un moyen légal d’obtenir un avantage militaire certain, et il ne peut y avoir d’avantages militaires plus évidents qu’une pression efficace pour mettre fin à un conflit armé qui, chaque jour, augmentait le nombre de victimes civiles et militaires des deux côtés de la guerre ».

Certains manuels militaires étatiques qui précisent les conditions nationales d’application du DIH, font une référence directe à ces infrastructures et autorisent ainsi leur ciblage. On peut citer les manuels adoptés par l’Australie et par la Grande-Bretagne qui prévoient (respectivement au §5.27 pour le cas australien et au §5.4.1 pour le cas britannique), que le terme « objectif militaire » peut inclure d’autres objets qui ont une valeur militaire, tels que des installations de production d’électricité. À la lecture, on constate que le manuel russe ne dispose pas d’une telle précision à propos des installations énergétiques, mais la définition qu’il retient est suffisamment large pour les englober. Le document russe précise que « les objectifs militaires comprennent les unités des forces armées (personnel, armes et matériel militaire), à l’exception des unités sanitaires et des transports sanitaires ; les objets (structures, bâtiments) utilisés (prêts à être utilisés) à des fins militaires ; les autres objets qui, par leur nature, leur destination, leur emplacement ou leur utilisation, apportent une contribution effective aux opérations militaires et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation, dans les circonstances du moment, offre un avantage militaire précis ».

Il apparait ainsi que ce type d’infrastructures peut constituer, dans les conditions fixées par le droit international, un objectif militaire. Encore faut-il que l’attaque portée contre elles, même si elles peuvent être qualifiées d’objectif militaire autorisé, ne cause pas de dommages excessifs aux populations civiles.

L’attaque dirigée contre une installation énergétique risque-t-elle de causer des dommages excessifs pour les populations civiles ?

Le fait qu’une installation énergétique puisse constituer un objectif militaire ne libère pas les belligérants de toute contrainte juridique pour procéder à une frappe. En effet, les populations civiles bénéficient, en vertu du DIH, de protections générales qui peuvent limiter ou prohiber cette action. Cette hypothèse concerne principalement, en matière énergétique, les installations et les réseaux de distribution d’énergie à double usage (qui ont un emploi tant civil que militaire). Si ce type d’installation à usage civil peut constituer un objectif militaire dont l’attaque ne serait pas illicite par nature, il est néanmoins impératif que les dommages incidents causés aux populations civiles ne soient pas excessifs.

Cette condition découle directement du principe de proportionnalité des attaques qui est imposé par le jus in bello. Cette exigence a pour but de limiter les effets des combats sur les civils à ce qui est strictement nécessaire pour poursuivre l’objectif militaire recherché (Protocole additionnel I, art.51§5). Le CICR, dans son commentaire de l’article 51 du Protocole additionnel I rappelle que, « l’attaque doit être dirigée contre un objectif militaire, avec des moyens qui n’excèdent pas l’objectif mais sont adaptés à sa seule destruction, […] les effets des attaques [devant] être limitées [et] les pertes et dommages civils incidents ne [devant] pas être excessifs ». Cette exigence de proportionnalité doit être combinée avec un autre principe, celui de la précaution, selon lequel la préparation d’une attaque implique de « prendre toutes les précautions pratiquement possibles quant au choix des moyens et méthodes d’attaque en vue d’éviter et, en tout cas, de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, […] et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment » (Protocole additionnel I, art.57§2,a,ii). Il est important de souligner, dès lors, que les principes de proportionnalité et de précaution n’empêchent donc pas les États de mener des attaques contre des objectifs militaires qui peuvent occasionner, de manière incidentes, des pertes et des blessures pour la population civile. Le DIH se contente d’imposer aux belligérants, dans le but de préserver les considérations essentielles d’humanité, qu’ils limitent ces dommages à leur part la plus réduite.

L’examen de la licéité des opérations menées par la Russie contre les installations énergétiques en Ukraine peut être réalisée, non sans difficultés, en mettant en balance les avantages militaires attendus et les dommages subis par la population civile. Cet exercice est délicat, et comme le CICR le relevait dans ses commentaires de l’article 51 du Protocole additionnel I publiés en 1987 : « La disproportion entre les pertes et dommages causés et l’avantage militaire attendu pose évidemment un problème délicat ; certaines situations ne laisseront subsister aucun doute, tandis que, dans d’autres situations, il y aura matière à hésitation. Dans de tels cas, comme on l’a dit plus haut, c’est l’intérêt de la population civile qui doit primer ». Sur le plan théorique, s’agissant des avantages attendus, ces derniers doivent être, conformément à l’article 51 du premier protocole additionnel, « concret(s), et direct(s) » (tel que l’obtention de terrains, ou la destruction ou l’affaiblissement des forces armées ennemis). Ainsi, plus le gain militaire de l’opération est hypothétique, négligeable, voire éloigné dans le temps, moins les dommages causés aux civils sont susceptibles d’être proportionnés et donc justifiables. S’agissant des dommages, qui ne doivent jamais être considérables, ils renvoient aux pertes humaines, atteintes à l’intégrité mais aussi aux biens qui sont causées par les opérations militaires.

Sur le plan pratique, dans le contexte de l’hiver ukrainien particulièrement rigoureux, les attaques massives contre les infrastructures énergétiques, de nature à priver durablement plusieurs millions de personnes d’électricité, de chauffage, d’accès à eau et à l’assainissement, et de perturber significativement le système de santé, engendrent des dommages certains. Il apparaît de surcroît que les opérations ciblant délibérément ces installations concernent l’ensemble du territoire ukrainien non occupé et se poursuivent à un rythme régulier (ce qui leur confère un certain degré de continuité). Ces opérations militaires sont donc susceptibles de causer des dommages considérables à la population civile ukrainienne, autant en raison du nombre de personnes touchées que par la durée et la nature des privations engendrées pouvant causer la mort.

Ces conséquences doivent être mises en balance avec l’importance des gains militaires que la Russie entend obtenir grâce à ces frappes. Il est constant que des infrastructures énergétiques sont visées par la Russie partout sur tout le territoire ukrainien, même dans les zones très éloignées de la ligne de front ou du Donbass. S’il peut être entendu que la destruction des installations énergétiques peut potentiellement nuire à terme à l’état général des forces militaires ukrainiennes, il peut également être constaté que les gains militaires de ces attaques restent à ce stade hypothétiques quant à leur substance et aléatoires quant à leurs effets dans le temps.

Cette stratégie militaire semble tournée vers une volonté d’affaiblissement général et à moyen terme des capacités militaires et civiles de l’Ukraine, couplée à une volonté d’altérer la résilience dont a fait preuve la population jusqu’alors. Les dommages qui peuvent être causés à la population civile par ces moyens ne semblent donc pas proportionnés au regard de ces objectifs militaires hypothétiques et incertains. Comme J. Grignon le constatait à propos, plus généralement, des biens à caractères civils dans le contexte du conflit : « l’ampleur des destructions rapportées dans certaines zones du territoire ukrainien laisse à penser qu’il y a peu de doute sur la violation répétée de[s] règles [du DIH] ».

La pratique militaire consistant dans le ciblage massif ou systémique des installations électriques constitue-t-elle une méthode de guerre prohibée par le jus in bello ?

Au-delà des exigences posées par les règles générales applicables à la conduite des hostilités, il faut constater que le DIH contient également un ensemble de prescriptions prohibant spécifiquement certaines « méthodes de combat ». L’art.54§2 du premier protocole additionnel, qui dispose également d’une assise coutumière, prévoit, en substance, qu’il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile. Conçue pour interdire la famine comme méthode de combat, cette prohibition a fait l’objet d’une interprétation large. Selon les commentaires des Protocoles additionnels publiés par le CICR, l’article 54§2 interdit les attaques contre les biens « en vue d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison ». Le Conseil de sécurité des Nations Unies (par la voix de son Président lors d’une déclaration prononcée dans le contexte de la situation en République démocratique du Congo en 1998 (document S/PRST/1998/26) illustre ce que peuvent être les biens indispensables à la survie de la population civile : il s’agit notamment des denrées alimentaires et des zones agricoles qui les produisent, des récoltes, du bétail, des installations et réserves d’eau potable et des ouvrages d’irrigation. Les travaux menés lors de l’adoption du Statut de la Cour pénale internationale ont permis de constater que cette liste n’était pas limitative et que d’autres biens (non alimentaires) tels que les médicaments et, dans certains cas, les couvertures pouvaient être considérés comme ayant une valeur de subsistance faisant de leur ciblage une méthode de combat illicite. Pourrait-on envisager qu’il en soit, de même, pour l’approvisionnement énergétique lorsqu’il est intentionnellement ciblé en tant que tel ?

Une réponse à cette question peut être avancée en parcourant les manuels militaires nationaux et les positions retenues par les organisations internationales face aux conséquences de la destruction des centrales électriques pour les civils lors des conflits armés. À titre d’exemple, le manuel militaire des Pays-Bas adopté en 2005, cité par les travaux du CICR, précise qu’« il est interdit d’affamer les civils. Il est également interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de rendre inutilisables les biens indispensables à la survie de la population civile, tels que les denrées alimentaires […]. Une centrale électrique ou, plus généralement, l’alimentation en électricité peut revêtir une importance fondamentale pour la population civile. Toute attaque doit tenir compte de cet aspect ». Le Conseil de sécurité, à nouveau par la voix de son Président dans le contexte de la situation en République démocratique du Congo (document S/PRST/1998/26), a rappelé « qu’il est inacceptable de détruire ou de rendre inutilisables des biens indispensables à la survie de la population civile, et en particulier d’utiliser les coupures d’électricité et d’eau comme une arme contre la population ». En 2021, les débats menés, au sein du Conseil à propos de l’adoption d’une résolution sur la « Protection des civils en période de conflit armé » (document S/RES/2573(2021)) ont fait état, à plusieurs reprises, du fait que le réseau électrique puisse faire partie des biens indispensables à la survie de la population civile. La lecture de la retranscription des débats devant le Conseil démontre que cette position était partagée par la Fédération de Russie. Tous ces éléments plaident donc raisonnablement en faveur d’une inclusion de la fourniture d’énergie au sein de cette catégorie

Dans le contexte d’un conflit armé se déployant sur un territoire connaissant des conditions climatiques extrêmement rigoureuses en hiver (les relevés météorologiques font état de températures négatives habituelles lors des premiers mois de l’année et ont pu constater que le thermomètre pouvait descendre jusqu’à -30°C à Louhansk lors de l’année 2006), il est difficilement envisageable de ne pas considérer l’électricité comme un bien nécessaire à la survie, car elle constitue le vecteur principal des moyens de chauffage. Le ciblage, de grande ampleur, des installations électriques ukrainiennes pratiqué depuis le début de l’automne 2022 va confronter, s’il est poursuivi et généralisé, plusieurs millions de civils ukrainiens aux rigueurs de la saison froide. Un engagement massif des moyens militaires russes vers les installations énergétiques peut constituer une véritable méthode de combat en ce qu’elle est destinée à obtenir des succès militaires décisifs par la terreur inspirée par les effets des destructions sur les populations civiles. En conséquence, les prescriptions du jus in bello lues à la lumière d’une pratique nourrie des États reconnaissant l’électricité comme moyen de survie, impliquent que les opérations systématiques ou massives dirigées contre les installations énergétiques ukrainiennes soient considérées comme des violations graves du DIH.

Les infractions graves au DIH qui sont commises en Ukraine peuvent elle être sanctionnées ?

Le contrôle de l’application des principes que le ciblage des installations électriques ukrainiennes pourrait atteindre est complexe. Cette complexité tient à ce que l’action d’un juge, chargé de recueillir les informations pertinentes et d’apprécier la licéité de l’attaque, est soumise à de sérieuses contraintes. Si exceptionnelle soit elle, une telle démarche demeure toutefois possible. On observe ainsi que l’Ukraine et ses citoyens ont utilisé les voies de droit dont ils disposaient afin de faire établir la responsabilité de la Fédération de Russie pour les violations du droit international commises dans le contexte du conflit, sur la base d’autres outils que ceux du droit international humanitaire (l’étude menée par J. Cazala à propos de l’action possible de la CEDH illustre ce constat). La saisine de juridictions internes durant et après le conflit est vraisemblable et la création, certes hypothétique, d’une juridiction internationale spéciale postérieurement au conflit a déjà fait l’objet d’appels multiples au sein de la « communauté internationale » et son étude a été esquissée en doctrine (comme l’illustre l’article de P.-F. Laval à ce sujet – même si des réserves peuvent aussi se faire entendre). Par ailleurs, la Cour pénale internationale est saisie de la situation à la suite du renvoi par 43 États parties au Statut. La difficulté principale dans ce cadre juridictionnel attrait à la coopération des autorités russes aux poursuites. N’ayant aucun intérêt à y participer et n’ayant pas ratifié le Statut de Rome – à l’image de l’Ukraine, au demeurant – il parait très improbable qu’elles coopèrent à court ou moyen terme aux actions qui pourraient être engagées contre elles.

Enfin, le contrôle de l’exécution du droit international peut également s’appuyer sur des mécanismes non juridictionnels efficaces. A cet égard, les travaux engagés par la Commission d’enquête internationale indépendante des Nations Unies sur l’Ukraine mandatée par le Conseil des droits de l’homme sont de première importance. Lors d’une déclaration tenue à l’issue de la visite de la Commission à Kiev le 2 décembre 2022, les membres ont alerté sur les destructions du réseau d’énergie et ont indiqué l’élargissement de l’enquête à ce sujet afin de rechercher l’existence d’éventuels crimes de guerre. L’étude de la licéité des attaques des installations énergétiques ukrainiennes aura donc lieu.

 

 

Crédits photo : NurPhoto / AFP 

Auteurs en code morse

Julien Ancelin et Olivier Vidal

Julien Ancelin (@Julien_Anc) est maître de conférence en droit public et est membre du Laboratoire de droit international et européen (LADIE) et de l’Institut de la paix et du développement (IdPD) de l’Université Côté d’Azur. Ses principales recherches portent sur les questions de désarmement et l’instrumentalisation du droit international (lawfare).
Olivier Vidal est docteur en droit public et avocat au barreau de Bordeaux. Il est chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux et est rattaché au CRDEI (Centre de Recherche et de Documentation Européennes et Internationales).
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