Cibler Ayman Al-Zawahiri : élimination juste ou juste une élimination ?

Le Rubicon en code morse
Fév 08

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Le 1er août dernier, le président américain Joe Biden annonçait l’élimination, la veille, du dirigeant de l’organisation terroriste Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahiri, dans la capitale afghane, Kaboul. En déclarant que justice avait ainsi « été rendue (justice has been delivered) », le président Biden s’inscrivait dans la continuité de ceux qui, avant lui, Donald Trump, Barack Obama et George W. Bush, avaient vu dans les éliminations de dirigeants d’organisations terroristes jihadistes, une forme de justice. À quel ordre de justice est-il ici fait référence ?

Dire qu’une chose est juste peut correspondre à plusieurs ordres distincts. Comme le souligne la chercheuse de l’Institut français de relations internationales Amélie Férey, les éliminations ciblées de dirigeants terroristes sont traditionnellement présentées sous quatre régimes de justification : historique, légal, stratégique et moral. Deux me semblent ici particulièrement pertinents dans le traitement de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri : le légal et le moral. Une première approche a ainsi saisi la justice de cette élimination dans un sens procédural. Y est juste ce qui respecte les normes et cadres établis. Cela est rappelé sans équivoque par Hans Kelsen dans « Qu’est-ce que la justice ? », « un homme est juste si son comportement est conforme aux normes d’un ordre social supposé juste ».  La justice y est ici entendue au sens de légalité. Mais dans une autre conception, plus philosophique, la justice de la frappe peut renvoyer plutôt à un ordre supérieur désirable, où est juste ce qui œuvre au bien commun, au progrès, à l’amélioration générale des conditions de coexistence entre êtres humains, parfois au détriment des normes établies. La justice, dans cette seconde conception, y est entendue au sens de moralité ou de légitimité. Dans la majorité des cas, ces deux ordres sont compatibles. Dans certains cas néanmoins, une chose moralement juste peut être illégale et inversement. 

Les toutes premières lectures, principalement universitaires, de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri se sont utilement penchées sur sa licéité, suivant une lecture procédurale de la justice. Par opposition, sur le plan politique aux États-Unis, les discours entourant cette élimination semblent avoir prioritairement envisagé la moralité de cette élimination. Fait-elle avancer le bien commun et apporte-t-elle des effets désirables, jugés justes ? Ce second type de discours se décline en deux volets distincts. Un volet utilitariste d’abord. L’élimination y est jugée morale, car elle aurait une utilité sociale et contribuerait au bien commun futur en diminuant, préventivement, la menace. Un pendant rétributiviste appartenant davantage au registre transcendant ensuite. L’élimination peut aussi y être jugée morale, car elle permet d’assouvir une vengeance légitime.

Les approches légalistes de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri

L’annonce de l’élimination d’Al-Zawahiri le 1er août dernier a immédiatement suscité un nombre important d’analyses à chaud. Juristes, journalistes, politistes et experts en terrorisme se sont montrés soucieux de connaitre les moyens techniques utilisés, les acteurs impliqués, l’état de la nébuleuse jihadiste internationale, ainsi que les défis de succession que cette opération allait poser à l’organisation Al-Qaïda.

Parmi ces nombreuses analyses, une partie s’est penchée sur l’acceptabilité de cette opération – c’est-à-dire sur sa justice, suivant une lecture légaliste. Dès le 3 août 2022, Robert Chesney, de l’Université du Texas, interrogeait « la légalité de la frappe qui a tué Ayman Al-Zawahiri », avançant que ni la charte des Nations Unies, ni le droit des conflits armés, ni le droit international des droits de l’homme ne permettaient de clairement fonder en droit l’élimination, par drone, d’Ayman Al-Zawahiri à Kaboul. En l’espèce, Chesney expliquait, à J+2, ne pas avoir suffisamment d’informations contextuelles sur l’opération elle-même et souhaitait « poser les jalons » des questions de droit international soulevées par l’élimination du dirigeant. Plus assertif, le 5 août 2022, l’Institut Lieber à West Point publiait Michael Schmitt et William Casey Biggerstaff pour qui l’opération était légale puisque « the al-Zawahiri strike is a textbook example of how to execute a surgical strike against a lawful target after having taken feasible precautions under the circumstances to minimize collateral damage, and in compliance with the rule of proportionality »[1]. Plus tard en août, Ben Saul, de l’Université de Sydney, prenait la position juridique opposée, voyant dans l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri, une opération avant tout illégale.

Que les éliminations ciblées fassent l’objet d’incertitudes en droit international nécessitant l’établissement de nouveaux cadres éthiques et normatifs a été mis en lumière par Amélie Férey. Dans le cas spécifique d’Ayman Al-Zawahiri, plusieurs aspects de l’élimination devraient, pour Ben Saul, être soulevés.

  1. Premièrement, l’élimination d’Al-Zawahiri, comme d’autres avant elle, mettrait en avant un régime d’interprétation extensif de la légitime défense et qui viderait potentiellement de sa substance l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Selon l’article 51, et dans une vision conventionnelle de la légitime défense, le recours à la force est autorisé dans le cas où le pays est victime d’une « agression armée ». Suivant cette lecture, choisie par Ben Saul, ce qui, en septembre 2001, avait donc pu justifier un régime d’application de la légitime défense ne l’est donc plus, deux décennies plus tard ; les dernières attaques d’Al-Qaïda contre les États-Unis remontant à 2009 avec l’attaque manquée du métro de New York. En somme, il ne semblerait pas possible pour les États-Unis, en dépit de la tendance à faire croître, ces dernières années, le régime d’interprétation de la légitime défense, de justifier de l’existence d’une agression armée contre le pays pouvant justifier l’emploi de la force en légitime défense contre l’organisation Al-Qaïda en 2022. La vision américaine de la légitime défense adopte néanmoins un cadre d’application plus large et qui entend rendre légitime des opérations de légitime défense y compris de façon anticipatoire. Pour d’autres éliminations ainsi, Washington avait mis en avant une conception préventive de la légitime défense, par laquelle il serait légitime d’éliminer une cible avant que celle-ci puisse attaquer les États-Unis ou ses alliés. Ici, Al-Zawahiri serait éliminé afin de se défendre préventivement des futurs dommages et souffrances qu’il serait à même de causer. Dans la doctrine francophone, cette compréhension large de la légitime défense selon un mode anticipatoire est néanmoins généralement rejetée et vue comme une « extension abusive », pour reprendre les termes d’Olivier Corten et François Dubuisson, du droit de la légitime défense.
  2. Deuxièmement, selon Ben Saul, le droit des conflits armés ne serait pas applicable dans la situation qui oppose les États-Unis à l’organisation terroriste Al-Qaïda. En cela, l’élimination d’Al-Zawahiri ne saurait être inscrite dans le cadre des Conventions de Genève et du droit du recours à la force armée. Tout le cœur de l’argumentaire américain, en effet, tient au fait que, pour les États-Unis, Al-Qaïda serait actuellement engagé dans un conflit armé non-international contre les États-Unis, ce qui justifierait l’applicabilité du droit international humanitaire et offrirait donc un cadre pour qualifier Al-Zawahiri de cible légitime. Or, les définitions d’un conflit armé non international en droit requièrent traditionnellement un critère d’intensité et de gravité des hostilités. Dans le cas d’espèce, le département d’État et la communauté du renseignement américain ont à plusieurs reprises reconnu la dangerosité déclinante d’Al-Qaïda pour les États-Unis. En 2021, ainsi, le président américain Joe Biden lui-même, au moment du retrait des troupes américaines d’Afghanistan, déclarait que : « We delivered justice to bin Laden on May 2nd, 2011 – over a decade ago. Al Qaeda was decimated […] The fundamental obligation of a President, in my opinion, is to defend and protect America – not against threats of 2001, but against the threats of 2021 and tomorrow »[2]. Pour J. Biden, le retrait des troupes en Afghanistan se justifiait par l’absence d’une menace en cours par Al-Qaïda, contre les États-Unis. Affirmer aujourd’hui qu’une telle menace justifierait l’élimination d’Al-Zawahiri dans le cadre d’un conflit armé non international en cours entrerait donc en contradiction avec ses déclarations d’août 2021 et avec les réalités géostratégiques de l’organisation.
  3. Troisièmement, même en cas d’application possible du droit des conflits armés, la non-implication d’Ayman Al-Zawahiri dans les activités opérationnelles et stratégiques du groupe depuis plusieurs années pourrait priver Washington, selon Ben Saul, de base suffisante pour le qualifier de combattant posant une menace directe, justifiant son élimination. Pour les États-Unis, l’appartenance à un groupe qualifié de terroriste constituerait une base suffisante pour désigner un individu en tant que cible légitime. En cela, la dangerosité ou non dangerosité d’Ayman Al-Zawahiri au moment de son élimination n’aurait aucune incidence sur son statut de cible ; il était légitime de la viser du fait de son appartenance à Al-Qaïda. Cette lecture est néanmoins régulièrement critiquée pour son caractère englobant et peu discriminant. Dans le discours du 1er août du président américain, la dangerosité d’Ayman Al-Zawahiri pour les États-Unis n’est mentionnée qu’en termes passés, renvoyant à septembre 2001. Al-Zawahiri, selon la communauté du renseignement, n’était pas impliqué dans la planification d’attaques, et servait plutôt à les encourager.
  4. Quatrièmement, l’élimination d’Al-Zawahiri, comme celles d’autres avant lui, interroge la possibilité même, pour un État comme les États-Unis, d’agir en légitime défense contre un acteur non-étatique. Suivant l’interprétation étroite de la Cour internationale de Justice, la légitime défense ne saurait être applicable contre des acteurs non-étatiques comme Al-Qaïda – une lecture mise en tension avec la pratique de nombreux États et du Conseil de sécurité, pour lesquels la légitime défense s’applique également contre des groupes armés terroristes non-étatiques.
  5. Enfin l’élimination, par drone, dans un pays tiers n’ayant a priori pas donné son accord, va potentiellement à l’encontre de la souveraineté territoriale du régime Taliban de Kaboul.

Il me semble plus légitime de laisser ces débats importants aux spécialistes du droit international. Notons simplement ici que, dans la presse et dans les analyses universitaires, les débats quant à la justice de l’opération contre Al-Zawahiri interrogent ici la justice dans le sens de licéité. En d’autres termes, ces analyses remettent en question au prisme d’un cadre normatif partagé : le droit international, le “respect des normes et cadres établis” (pour reprendre ici notre formule kelsenienne initiale).

Cette première approche de la justice correspond au pendant légaliste d’une approche déontologique de l’éthique. Une chose est jugée juste si les moyens mis en œuvre pour l’obtenir sont jugés conformes au regard de cadres normatifs reconnus et acceptés, ici juridiques. L’approche légaliste est intéressante et nécessaire pour saisir la pratique des éliminations ciblées sur la scène internationale. Dans ce papier, néanmoins, je souhaite montrer que les discours politiques autour de l’élimination se sont eux situés à un autre niveau argumentatif, cherchant à justifier la cause même de la frappe. En d’autres termes, les discours politiques soulignant la justice de l’opération ne s’intéressent pas tant à son respect des règles, mais plutôt à sa désirabilité morale, à la fois utilitariste et transcendante.

Les approches morales de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri sur le plan politique

L’on peut être frappé, à la lecture des discours politiques entourant l’élimination d’Al-Zawahiri sur un balcon afghan par un drone américain, par la relative absence de mention au droit international. Quand il justifie la frappe, ce n’est pas, semble-t-il, de la Charte des Nations Unies ou des Conventions de Genève que Joe Biden s’empare, mais bien plutôt d’un ordre moral supérieur. Les discours politiques déclarant que « justice a été rendue » renvoient plutôt à un régime de justification d’ordre moral qui semble se décliner, comme en philosophie pénale, en deux volets, déjà retrouvés chez Beccaria : l’élimination est jugée morale, car elle empêcherait la commission d’un crime futur et contribuerait donc à un futur plus stable et sûr (utilitarisme) ; puis morale, car elle assouvit une vengeance qui serait légitime et juste (justice rétributiviste ou vision transcendante de la justice).

Une élimination morale, car contribuant au bien commun : les discours conséquentialistes

Dans sa déclaration du 1er août, le président américain exprime la désirabilité de la frappe, avançant que : « Now justice has been delivered, and this terrorist leader is no more. People around the world no longer need to fear the vicious and determined killer »[3]. La frappe est “juste” puisqu’elle semble œuvrer à l’amélioration générale des conditions de coexistence entre êtres humains. En cela, l’élimination serait socialement utile, elle en serait donc juste. Pour le président : « As Commander-in-Chief, it is my solemn responsibility to make America safe in a dangerous world. The United States did not seek this war against terror. It came to us, and we answered with the same principles and resolve that have shaped us for generation upon generation : to protect the innocent, defend liberty, and we keep the light of freedom burning – a beacon for the rest of the entire world »[4]. Plus que de justice comme règles d’action, il est question, dans la vision présidentielle, d’assurer la garantie de principes fondateurs : liberté, protection, lutte contre l’impunité. Là encore, c’est par les effets positifs qu’elle apporte indubitablement que la frappe est jugée légitime. Un officier supérieur de l’administration Biden reprend la même conception quand, dans son brief téléphonique sur l’opération, il explique : « In so doing, the President’s decision has made the world a safer place ».[5] Dans ces discours, la justice n’a pas vocation à réguler des comportements en y apposant des normes, mais elle est évaluée par l’utilité et la désirabilité sociales qu’un acte peut générer.

Joe Biden n’est pas le premier président américain à voir dans les éliminations ciblées de dirigeants terroristes une forme de justice morale, œuvrant au bien commun. Le 27 octobre 2019, Donald Trump se réjouissait ainsi qu’avec l’élimination du dirigeant de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, « Last night was a great night for the United States and for the world. A brutal killer, one who has caused so much hardship and death, has violently been eliminated. He will never again harm another innocent man, woman, or child »[6]. Ce sont les conséquences positives de l’élimination qui servent à l’inscrire dans un ordre juste. De façon similaire, Barack Obama voyait dans l’élimination d’Oussama Ben Laden le 2 mai 2011, une mesure pour protéger la nation : « On that day […] we were united in our resolve to protect our nation »[7]. George W. Bush voyait lui aussi dans l’élimination de dirigeants terroristes, ici Abou Moussab al-Zarqaoui le 8 juin 2006, une marche de plus vers « a more peaceful world for our children and grandchildren »[8]. Pour le dire de façon tautologique, dans ces discours, la frappe est juste parce qu’elle œuvre à la justice en affaiblissant un acteur jugé mauvais. Ces discours politiques invoquant la justice de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri ont donc cela en commun qu’ils invoquent la justice non pas comme protocole d’action devant réguler les moyens et comportements, mais plutôt comme un idéal à atteindre, un but destiné à améliorer les conditions de coexistence.

Mais ces déclarations politiques ont été remises en question par certaines analyses qui ont interrogé les effets de ces éliminations sur le plan stratégique et leur réelle utilité sociale. Pour le chercheur de l’IFRI Elie Tenenbaum, la mort d’Ayman Al-Zawahiri a, il est vrai, eu des effets symboliques, car elle a affaibli le moral d’Al-Qaïda. Sur le plan organisationnel, cependant, elle n’aurait pas eu de conséquence notable et ne contribuerait probablement pas à fragiliser la structure ou le fonctionnement d’Al-Qaïda. Tore Hamming, du centre international d’étude de la radicalisation de King’s College à Londres, prédit lui aussi qu’« Al-Qaïda survivra à la mort d’Al-Zawahiri comme elle a survécu à la mort de Ben Laden ». Cela est également souligné par le chercheur américain Bruce Hoffman pour qui « un groupe terroriste ne survit pas pendant plus de trois décennies en étant dépendant d’un seul et unique dirigeant ». Sur le plan stratégique – l’un des régimes de justification des éliminations identifiés par Amélie Férey – l’élimination d’Al-Zawahiri n’apporterait donc pas d’effets immédiatement notables. Les “justes” effets soulignés par les présidents américains quant à ces éliminations ne seraient donc pas tout à fait vérifiés sur le plan stratégique. Le régime moral de justification de ces éliminations soulève par ailleurs un deuxième problème : celui de son possible glissement sémantique vers des rhétoriques vengeresses.

Une élimination morale car vengeresse : les discours transcendants

Il me semble que les discours entourant l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri d’une vision morale se déclinent également en un second volet – transcendant cette fois – dont les tenants sont potentiellement plus problématiques. Transcendant y est ici entendu dans un sens philosophique comme le renvoi à un ordre extérieur jugé supérieur (par opposition à l’immanence et au terrestre). La justice a été rendue, car l’Amérique est désormais protégée, nous dit Joe Biden. Mais elle l’est aussi, dans le même souffle, car elle est une justice, c’est-à-dire un juste retour des choses pour les attentats du 11 septembre 2001, une forme de réparation supérieure, nécessaire au-delà des seuls acteurs impliqués.

Or, quand « faire justice » devient une injonction supérieure, transcendante, requise par l’ordre des choses, des rhétoriques de représailles ou de talion en deviennent potentiellement acceptables. Dans le cas de l’élimination d’Al-Zawahiri, certains discours avancent une conception de la justice selon laquelle il semble « naturel » et juste de vouloir rendre la monnaie de sa pièce à un acteur ayant blessé la nation. Cela n’est pas surprenant : « rendre la justice » entretient en effet une forte proximité sémantique et conceptuelle avec les rhétoriques de vengeance. Étymologiquement, « vindicare », qui a donné naissance au mot vengeance, signifie d’ailleurs demander la justice. Rupert Brodersen, de la London School of Economics, le notait, la vengeance, tout comme la justice, a vocation à réparer le nomos, un ordre établi supérieur où chaque forme de disruption doit faire l’objet d’une réponse. En d’autres termes, l’ordre des choses exige qu’une blessure ou une offense soit réparée.

Le glissement sémantique vers une justice transcendante devenue vengeresse (et tournée vers le passé) s’observe d’ailleurs dans le discours du président Biden le 1er août dernier. Celui-ci y invoque une logique de prix à payer, d’un juste retour des choses, notant que, « Standing at the memorial at Ground Zero, seeing the names of those who died forever etched in bronze, is a powerful reminder of the sacred promise we made as a nation : we will never forget »[9]. Pour le président, c’est la promesse faite aux victimes il y a 20 ans de réparer les attaques du 11 septembre 2001 qui sous-tend l’élimination, en 2021, du dirigeant Al-Zawahiri comme un juste retour des choses. Contrairement au président Biden qui, en 2021, retirait les troupes d’Afghanistan afin de ne pas rester focalisé sur les menaces du passé, le président Biden du 1er août dernier met en avant un ordre de justice centré sur la réparation du passé. De même, un officier de l’administration Biden voyait dans l’élimination d’Al-Zawahiri « an additional measure of closure for all of us who mourn the victims of 9/11 and other al Qaeda violence »[10]. Donald Trump incluait lui aussi la nécessité de réparer un passé meurtri dans son discours sur l’élimination du dirigeant de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, déclarant : « Think of James Foley. Think of Kayla. Think of the things he did to Kayla, what he did to Foley and so many others »[11].  Plutôt que d’œuvrer à une société future morale et régulée, il est ici question de réparer un passé jugé injuste, dont Ben Laden et Al-Zawahiri seraient les incarnations. La société civile américaine s’est d’ailleurs elle aussi régulièrement emparée des rhétoriques de prix à payer pour justifier ces éliminations. Le 2 mai 2011, le quotidien New York Post titrait, sur la mort du dirigeant d’Al-Qaïda Oussama Ben Laden : « Got Him. Vengeance at last. US Nails the bastard » (On l’a eu, la vengeance enfin. Les États-Unis éliminent le bâtard), pendant que le Calgary Sun souhaitait à l’ancien dirigeant de « rot in hell » (pourrir en enfer) .

La difficulté ici est qu’en glissant vers des vocabulaires de vengeance où l’injonction de justice devient émotionnelle, ces discours politiques contribuent à banaliser, dans la société civile et à l’international, un vocable employé contre les États-Unis. Les organisations terroristes jihadistes telles qu’Al-Qaïda ont largement utilisé des rhétoriques vengeresses pour recruter, mobiliser ou justifier la violence politique qu’ils promeuvent. En faisant de la vengeance un mode d’action acceptable sur la scène internationale, ces discours courent donc le risque de renforcer la légitimité (ch.33) des discours vengeurs émis par ces organisations. La mort d’Al-Zawahiri a d’ores et déjà généré nombre d’appels à la vengeance de la part de ses soutiens, réactions déjà observées en 2019 dans les rangs de l’État islamique après l’élimination d’al-Baghdadi (et la perte, la même année, du califat) ainsi qu’en 2011, chez Al-Qaïda, après l’élimination d’Oussama Ben Laden. En posant la réparation d’un passé meurtri comme justification morale acceptable, le risque de cette justice transcendante est donc de contribuer à l’acceptabilité normative d’un ressort mobilisateur utilisé contre les États-Unis et d’autres.

Conclusion

Ce papier a tenté de dresser un panorama des différents ordres de justice qui peuvent être inclus dans la formule « la justice a été rendue (justice has been delivered) » du président Biden du 1er août dernier. Aux lectures légalistes interrogeant les moyens de l’élimination, ce papier a ajouté deux autres lectures, plus morales, exprimées dans les discours politiques des présidents américains successifs. D’un côté, selon une lecture utilitariste, l’élimination est vue comme juste, car elle aurait une utilité sociale (dont les indicateurs et critères doivent être définis), elle contribuerait positivement au bien futur de la communauté américaine et internationale. De l’autre, l’élimination est jugée morale, car elle est un « juste retour des choses », une forme de justice transcendante aux logiques vengeresses et selon laquelle toute offense se doit naturellement d’être réparée. De ces trois formes de justice invoquées, la justice transcendante est celle qui pose potentiellement des défis stratégiques et normatifs qu’il convient d’analyser. Parler de l’élimination d’Ayman Al-Zawahiri en termes transcendants pourrait en effet s’avérer contre-productif tant normativement – affaiblissement de l’exigence libérale de l’état de droit – que stratégiquement – versement dans des logiques vengeresses promouvant l’escalade sécuritaire et de nouveaux recrutements. En soulignant les divers niveaux d’analyse mentionnés pour l’élimination de l’ancien dirigeant d’Al-Qaïda, ce papier espère avoir montré la pertinence d’une discussion transparente, au niveau politique et non pas seulement universitaire, sur ce que la « justice rendue » signifie et implique. Sans cela, la « justice rendue » par l’administration Biden court le risque d’être interprétée et comprise en « justice vengeresse », alimentant des escalades de violence politique et des contestations normatives à l’état de droit.

 

***

 

[1] « La frappe contre Al-Zawahiri est un exemple parfait de la manière d’exécuter une frappe chirurgicale contre une cible légitime après avoir pris toutes les précautions possibles, compte tenu des circonstances, pour minimiser les dommages collatéraux, et dans le respect de la règle de proportionnalité ».

[2] « Nous avons rendu la justice (en 2011) – il y a plus d’une décennie. Al-Qaïda a été décimé […]. L’obligation fondamentale d’un président, à mon avis, est de défendre et de protéger l’Amérique – non pas contre les menaces de 2001 mais contre celles de 2021 et de demain ».

[3] « Désormais la justice a été rendue, et ce dirigeant terroriste n’est plus. Les gens autour du monde n’ont plus besoin de craindre ce tueur vicieux et déterminé ».

[4] « En tant que commandant en chef, j’ai la responsabilité solennelle de protéger l’Amérique dans un monde dangereux. Les États-Unis n’ont pas cherché cette guerre contre le terrorisme. Elle est venue à nous, et nous y avons répondu avec les mêmes principes et la même détermination qui nous ont façonnés de génération en génération : protéger les innocents, défendre la liberté et maintenir la lumière de la liberté allumée – un phare pour le reste du monde

[5] « Ce faisant, la décision du président a rendu le monde plus sûr ».

[6] « La nuit dernière a été une grande nuit pour les États-Unis et pour le monde. Un tueur brutal, qui a causé tant de souffrances et de morts, a été violemment éliminé. Il ne fera plus jamais de mal à un homme, une femme ou un enfant innocents ».

[7] Ce jour-là, nous étions (…) unis dans notre détermination à protéger notre nation.

[8] « un monde plus pacifique pour nos enfants et petits-enfants. »

[9] « Se tenir devant le mémorial de Ground Zero, y voir les noms de ceux qui sont morts gravés à jamais dans le bronze, est un puissant rappel de la promesse sacrée que nous avons faite en tant que nation : nous n’oublierons jamais ».

[10] « une nouvelle opportunité de tourner la page pour tous ceux d’entre nous qui pleurent les victimes du 11 Septembre et d’autres violences d’Al-Qaïda ».

[11] « Pensez à James Foley. Pensez à Kayla. Pensez aux choses qu’il a faites à Kayla, qu’il a faites à Foley et à tant d’autres ».

 

Crédits photo : Zabelin/Thinkstock

Auteurs en code morse

Marie Robin

Marie Robin (@Marie_Robin_) est docteure en science politique de l’Université Paris Panthéon-Assas et de l’Université du Sud-Danemark. Elle est actuellement post-doctorante au Centre Thucydide de l’Université Paris Panthéon-Assas, où elle coordonne les activités du pôle « études stratégiques » et est l’une des co-éditrices du Rubicon. Ses recherches doctorales ont analysé les valeurs stratégiques des discours de vengeance proposés par Al-Qaïda, l’État islamique et Boko Haram. Elle a récemment publié dans l’Annuaire français de relations internationales et dans le Handbook of Terrorism Prevention and Preparedness.

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