Vous avez dit « sphères d’influence » ? Le néoréalisme face à la guerre russo-ukrainienne

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Fév 16

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L’approche néoréaliste des relations internationales, qui insiste sur le poids des conflits entre puissances et des rapports de force matériels, connaît paradoxalement une crise de légitimité à l’occasion de la guerre russo-ukrainienne. Paradoxalement, car on aurait pu penser que le retour de la guerre de haute intensité en Europe, dans un contexte de compétition exacerbée entre grandes puissances, aurait été de nature, au contraire, à renouveler l’intérêt pour cette approche. Pourtant, les publications se multiplient qui présentent le néoréalisme comme une citadelle assiégée, que ses partisans seraient contraints de défendre.

En cause, les thèses de deux théoriciens majeurs du néoréalisme, John Mearsheimer et Stephen Walt, selon lesquels l’Occident serait responsable du déclenchement de la guerre. Leur principal argument est que l’OTAN aurait eu l’imprudence d’interférer avec la sphère d’influence traditionnelle de la Russie en s’étendant à l’Est d’abord, puis en coopérant avec l’Ukraine, ce qui aurait poussé logiquement Moscou à réagir pour protéger sa sécurité menacée. De nombreux auteurs ont critiqué ce raisonnement en soulignant les limites de l’approche néoréaliste elle-même, et de son obsession pour la puissance.

Je soutiens ici que la politique ukrainienne de l’Occident est en fait beaucoup plus conforme à la logique néoréaliste que ce que les chefs de file de ce courant veulent bien le dire. Au cœur de ce débat, se trouve le concept de sphère d’influence, ou encore d’arrière-cour, de pré carré ou de chasse-gardée. Ces notions sont souvent mobilisées par les réalistes, mais rarement analysées. Mon principal argument est que la réalité derrière ces termes est en fait plus dynamique qu’on ne le pense souvent, ce qui explique les partis-pris biaisés de certains néoréalistes.

Le néoréalisme et la guerre russo-ukrainienne

Tout d’abord, une précaution méthodologique. La plupart des théories des relations internationales concentrent leurs explications sur un niveau d’analyse particulier. Par exemple, la théorie néoréaliste de l’équilibre de la puissance se positionne au niveau du système international. De ce fait, cette théorie ne peut rendre compte de toutes les dimensions d’un événement historique particulier. Comme le dit Kenneth Waltz, le père du néoréalisme, la théorie de l’équilibre de la puissance nous permet de comprendre « les pressions auxquelles les États sont soumis » (p. 71), mais elle « ne nous dit pas pourquoi l’État X a fait ceci ou cela mardi dernier » (p. 121). Même si nous partons du principe que la logique de l’équilibre de la puissance est un facteur important dans la dynamique de la guerre russo-ukrainienne, cela ne signifie en aucun cas que Poutine soit animé par un souci rationnel de la sécurité de son pays plutôt que par un désir paranoïaque de conquêtes. Les facteurs systémiques ne permettent pas, à eux seuls, de répondre à des questions portant sur les motivations et la psychologie des dirigeants. Une analyse néoréaliste ne peut donc en soi conclure que la Russie ne chercherait qu’à assurer sa sécurité face à l’OTAN.

Deuxièmement, le problème de l’évaluation de la politique ukrainienne des Occidentaux. Même en supposant que l’invasion de l’Ukraine par la Russie est essentiellement une tentative de contrer la dynamique d’élargissement de l’OTAN, suivant une logique d’équilibre de la puissance, cela signifie-t-il pour autant que les Occidentaux sont dans leur tort, comme l’affirme Mearsheimer ? Le fait que la Russie se sente menacée par la puissance de l’Occident ne signifie pas que l’Occident doive reculer. Rechercher la paix en retenant volontairement sa propre puissance peut être une option dans le paradigme libéral, mais pas dans une perspective néoréaliste.

Si l’on suit la logique néoréaliste de l’équilibre de la menace, théorisée par Walt, la tendance de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN à s’étendre vers l’Est s’explique très bien. Pour Walt, les États forment des alliances pour contrer ce qu’ils perçoivent comme la principale menace pesant sur eux. Cette menace s’évalue en termes de puissance agrégée, de capacités offensives, mais aussi de proximité géographique et d’intention agressive. Pour les pays d’Europe centrale et orientale en particulier, la Russie est par sa taille, ses moyens offensifs tournés vers l’Europe, sa proximité immédiate et son agressivité présente et passée, une menace indiscutable, qui justifie que les États menacés se coalisent dans le cadre de l’OTAN et de l’UE.

Ce point est encore plus évident si nous nous plaçons du point de vue du néoréalisme offensif, théorisé par Mearsheimer. Selon cette approche, les États sont incités à « maximiser leur puissance relative parce que c’est la meilleure façon de maximiser leur sécurité » (p. 21). Ainsi, un néoréaliste offensif pourrait considérer que, si l’OTAN avait fait preuve de plus de retenue dans les années 1990 en refusant de s’étendre vers l’Est, cela n’aurait pas nécessairement conduit la Russie à être moins agressive. Aujourd’hui, la confrontation entre l’Occident et la Russie, au lieu d’avoir lieu en Ukraine, se déroulerait peut-être tout simplement en Pologne, et dans des conditions beaucoup plus défavorables pour l’OTAN. Certains théoriciens ont même suggéré que s’il y avait un reproche à adresser à l’OTAN, ce serait plutôt de ne pas avoir intégré l’Ukraine tant qu’il en était encore temps, afin de dissuader l’agression russe.

Sphères d’influence et équilibre des enjeux

Comment arbitrer ce débat ? Suivant une logique néoréaliste, la principale erreur qu’un dirigeant puisse commettre est de prendre des décisions sur la base d’une appréciation erronée de la force et de la détermination des acteurs en présence. Et les guerres ne sont pas tant le résultat des ambitions des puissances que de leur incapacité à s’entendre sur leurs chances respectives de victoire. En ce sens, un néoréaliste peut parfaitement soutenir que c’est Poutine qui a eu tort, non pas tant d’un point de vue moral que parce qu’il a surestimé la puissance de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Occident ; et à l’inverse, les Occidentaux auraient raison de rester fermes face à la Russie et de ne pas sous-estimer leur capacité de résistance.

Comment évaluer cette capacité de résistance ? La variable clef est en fait ici non pas tant la force relative des adversaires que leur détermination relative, et en définitive, la valeur que chacun accorde à l’enjeu du conflit qu’est le contrôle de l’Ukraine. On passe ainsi de l’équilibre de la puissance à l’équilibre des enjeux.

Ainsi, selon Mearsheimer, l’Ukraine est un enjeu existentiel pour la Russie mais secondaire pour l’Occident. Pour lui, la politique ukrainienne de la Russie est l’équivalent de la doctrine Monroe sur le continent américain. Dans les deux cas, une grande puissance revendique une sphère d’influence exclusive sur son voisinage. À l’inverse, selon Mearsheimer, « les États-Unis et leurs alliés européens ne considèrent pas l’Ukraine comme un intérêt stratégique essentiel ». Autrement dit, l’Ukraine ne fait pas partie de la sphère d’influence occidentale. Suivant cette vision des choses, l’Occident aurait sous-estimé la valeur de l’enjeu ukrainien pour la Russie et donc la détermination russe à défendre son pré carré. Face à une Russie plus intéressée à la victoire et plus déterminée, les Occidentaux n’auraient plus qu’à opérer un repli prudent.

Cependant, à l’encontre de cette thèse, l’on pourrait tout aussi bien faire valoir qu’une Ukraine indépendante est également essentielle à la sécurité de l’OTAN. Pour les États européens en particulier, l’Ukraine fait aussi partie du voisinage. Les efforts occidentaux pour maintenir l’Ukraine hors de la domination russe ne sont donc pas moins rationnels que les efforts russes pour maintenir l’Ukraine hors de l’OTAN.

L’équilibre des enjeux est aussi crucial que l’équilibre de la puissance pour qui veut comprendre le sort d’une guerre. Par exemple, dans The Tragedy of Great Power Politics (p. 60), Mearsheimer écrit : « Peu de gens nieraient que les États-Unis étaient un État beaucoup plus puissant que le Nord-Vietnam, et pourtant l’État le plus faible a pu vaincre le plus fort dans la guerre du Vietnam (1965-72) parce que des facteurs non matériels l’ont emporté sur l’équilibre de la puissance »[1]. En fait, l’équilibre de la puissance favorable aux États-Unis a été contrebalancé par un facteur largement matériel : l’équilibre des enjeux. Le territoire du Vietnam avait beaucoup plus de valeur et d’utilité pour les Nord-Vietnamiens que pour les Américains, ce qui explique en grande partie pourquoi les premiers étaient prêts à faire des sacrifices beaucoup plus importants que les seconds en vue d’obtenir la victoire.

Bien qu’il soit difficile d’évaluer la valeur qu’a l’Ukraine pour la Russie et pour l’Occident, nous pouvons faire une observation importante : l’équilibre des enjeux évolue rapidement en faveur de l’Occident. Au fur et à mesure que la guerre stimule la résistance et le sentiment antirusse des Ukrainiens, la valeur pour la Russie d’une Ukraine (ou d’une partie de celle-ci) potentiellement sous contrôle de Moscou tend à décroître. Tout comme les puissances européennes l’ont appris à leurs dépens pendant la décolonisation, une société hostile et mobilisée peut être très coûteuse à occuper sur le long terme et tend même à devenir davantage un fardeau qu’un atout sur la scène internationale. Cela explique pourquoi des possessions initialement considérées comme essentielles au maintien de la puissance et du prestige du Royaume-Uni ou de la France, comme l’Inde ou l’Algérie, ont fini par être abandonnées, même si les troupes du colonisateur n’avaient pas subi de défaite militaire décisive sur le terrain. L’enjeu n’en valait tout simplement plus la peine.

À l’inverse, la guerre russo-ukrainienne a considérablement augmenté la valeur de l’Ukraine pour l’Occident. En quelques mois, l’Ukraine s’est révélée être un rempart très efficace contre l’expansionnisme russe et, de facto, le fer de lance de la défense de l’Europe. La capacité de l’Ukraine à immobiliser l’armée russe, à réduire considérablement ses capacités et à mettre en lumière ses faiblesses, contribue beaucoup plus à la sécurité de l’OTAN que ne le font la plupart des États membres. Même à plus long terme, pouvoir compter sur les compétences militaires, l’expérience unique du combat et la force morale du peuple ukrainien représenterait pour l’OTAN un atout considérable.

L’arrière-cour

En résumé, une Russie victorieuse gagnerait une colonie ruineuse ; un Occident victorieux gagnerait un allié précieux. Dans la bataille pour l’Ukraine, la Russie a de moins en moins à gagner, tandis que l’Occident a de plus en plus à gagner, ce qui pourrait en définitive influencer leurs incitations respectives à investir dans le conflit. Cette dynamique nous permet de mieux comprendre, par exemple, pourquoi les élargissements à l’Ukraine de l’UE et de l’OTAN pouvaient sembler des prises de risque inutiles il y a peu, mais apparaissent aujourd’hui de plus en plus comme des investissements raisonnables. L’enjeu en vaut désormais la peine.

Dans son article de 2014, Mearsheimer écrivait : « L’Occident s’est installé dans l’arrière-cour de la Russie et a menacé ses intérêts stratégiques fondamentaux ». Si nous définissons « l’arrière-cour » d’une grande puissance comme une zone géographiquement proche dans laquelle elle a à la fois une influence politique privilégiée et des intérêts particuliers à préserver, nous pouvons conclure que cette relation tend à se renverser aujourd’hui. En attaquant l’Ukraine, la Russie a imprudemment menacé les intérêts stratégiques de l’Occident et en subit maintenant les conséquences. Car l’Ukraine est désormais « l’arrière-cour » de l’UE et de l’OTAN.

[1] “Few would deny that the United States was a vastly more powerful state than North Vietnam, yet the weaker state was able to defeat the stronger in the Vietnam War (1965–72) because non-material factors trumped the balance of power”.

Crédits : NATO/Store norske leksicon

Auteurs en code morse

Pierre Haroche

Pierre Haroche (@PierreHaroche) est professeur de relations internationales et de sécurité à la Queen Mary University of London. Ses recherches portent sur la coopération européenne en matière de défense. Il a notamment publié dans le Journal of European Public Policy et European Security. Il a récemment publié Le goût de l’Europe (Éditions Mercure de France, 2022).

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