Quelle stratégie pour l’Occident en Ukraine ? Le renoncement par défaut

Le Rubicon en code morse
Fév 21

Abonnez-vous

Il y a un an, Le Rubicon me faisait l’honneur de publier un article intitulé « Ukraine-Russie : une guerre de 20 ans » développant l’idée que nous étions désormais à la moitié de ce conflit, à la fois pour des raisons intrinsèques dues aux caractéristiques propres de cet affrontement engagé fin 2013 et des raisons extrinsèques résultant de l’application du concept managérial de la courbe du changement au déroulement des guerres de manière générale. Qu’en est-il un an plus tard ? En synthèse, « persiste et signe », avec au cœur un questionnement de fond sur la stratégie occidentale.

L’année 2022 a été marquée par le court-termisme de la conduite des opérations, de l’inattendue résistance initiale de l’Ukraine à sa victorieuse contre-offensive d’automne, accompagnée par l’aide conjoncturelle des États-Unis et de l’Europe au sens premier de « liée aux circonstances » : les Ukrainiens ont très largement eu leur destin entre leurs mains. L’année 2023 a été celle de la consolidation et de la structuration d’une aide dont l’Ukraine est désormais dépendante tant sur le plan militaire qu’économique, avec pour conséquence une marge de manœuvre plus réduite, comme l’a bien montré à la fois l’activisme diplomatique du président Zelensky et la pression politico-médiatique en faveur de la contre-offensive d’été. L’année 2024 sera celle de la soutenabilité de la guerre pour une Ukraine désormais tributaire des choix stratégiques occidentaux, lesquels ne cessent d’osciller entre mobilisation et renoncement.

Ces tergiversations créent un flottement, naturellement favorable à une Russie qui assume ses choix et parvient à les faire accepter par son opinion publique, au point que la question est passée en quatre mois de « l’Ukraine va-t-elle reconquérir la Crimée ? » à « la Russie peut-elle gagner la guerre ? ». Toutefois, après avoir autant investi en Ukraine et fait de ce conflit une illustration de la lutte entre démocraties et autocraties, les États-Unis et les Européens peuvent-ils se permettre un revers ? La rationalité commanderait de répondre par la négative, mais les faits sont têtus : tous les éléments à notre disposition montrent un renoncement par défaut de l’Occident, faute d’une adéquate mobilisation. Afin de discuter cette problématique, nous remettrons en perspective la situation politico-militaire avant de développer les contraintes portant sur la dynamique du conflit et enfin d’analyser les orientations politiques en découlant pour les différents acteurs.

1/ « La probabilité d’une victoire ukrainienne […] n’est pas élevée, militairement »

Il est désormais possible de distinguer deux phases à la guerre en Ukraine : une première du 24 février à début novembre 2022, et une deuxième qui s’est ouverte depuis. La césure symbolique en est l’évacuation organisée par la Russie de la poche de Kherson, à l’ouest du Dniepr, entre les 9 et 11 novembre, sous la pression de la contre-offensive des forces armées ukrainiennes.

1.1/ Les succès ukrainiens constituent une surprise stratégique

La première phase de cette guerre est marquée par l’échec des forces armées russes à remplir leurs objectifs, à savoir renverser le président Zelensky et son gouvernement et ramener l’Ukraine dans la sphère d’influence russe. Échec cuisant par l’ampleur des pertes humaines et matérielles : 100 000 tués et blessés à mettre en regard d’environ 180 000 hommes initialement engagés, 1 450 chars soit la moitié du parc existant, 450 pièces d’artillerie, 70 hélicoptères, 65 avions, des milliers de véhicules. Échec cuisant sur le plan opérationnel ensuite : erreurs initiales d’analyse sur la résistance à attendre, inaptitude au combat interarmées (terre, air, marine) et interarmes, impact limité des attaques cyber, absence de drones, incapacité à exploiter le renseignement. Échec cuisant sur le plan réputationnel enfin : présentée avec constance comme la deuxième puissance militaire du monde derrière les États-Unis d’Amérique, 5e budget militaire mondial en 2021 alors que l’Ukraine se situait à la 36e place en 2021, la Russie a largement perdu sa crédibilité militaire conventionnelle de grande puissance.

Le lecteur non averti doit être bien conscient du degré de surprise que cela a représenté parmi les spécialistes : je me souviens de nombreuses discussions avec des militaires français comme étrangers sur les grands exercices russes Zapad et Vostok. L’exercice Vostok 2018 revendique la participation de 300 000 hommes dont sans doute 100 000 combattants, 36 000 blindés et autres véhicules, 1000 avions et hélicoptères, 80 navires, et voit pour la première fois la participation de l’Armée populaire de libération chinoise. L’exercice Zapad 2021 rassemble 200 000 hommes, incluant des forces biélorusses, et met en œuvre des équipements modernes (blindés de nouvelle génération, drones et même robots au sein des unités de combat). Même si la démonstration était loin d’être parfaite, tous les spécialistes occidentaux s’accordaient sur le constat d’une remontée en gamme progressive des forces armées russes, en matière d’équipements comme d’entraînement. Elles méritaient une considération empreinte de gravité : « serious games ». Néanmoins, comme l’a montré le chercheur Dimitri Minic, l’échec russe est au premier chef celui de sa pensée stratégique, focalisée sur la théorie du contournement de la lutte armée, qui vise à obtenir les résultats escomptés en évitant l’affrontement militaire. Elle a conduit à concevoir l’invasion de l’Ukraine comme une simple opération de police en croyant la population suffisamment acquise à la cause russe dans le cadre d’un « mirage typique des élites politico-militaires russes ».

A contrario, la résilience des forces armées ukrainiennes a dépassé toutes les espérances. Ainsi que le souligne Rose Gottemoeller, ancienne secrétaire générale déléguée de l’OTAN, « nous avons sous-estimé les Ukrainiens », les responsables occidentaux croyant en une défaite militaire rapide et à l’effondrement du gouvernement. Ce succès est naturellement le résultat d’un travail de longue haleine engagé après la défaite militaire de 2014 face à la Russie. L’adoption d’une stratégie de sécurité nationale en 2015, puis d’une feuille de route de transformation de l’outil de défense en 2016 a eu pour objectif l’adoption des standards OTAN et l’interopérabilité avec cette dernière à l’horizon 2020. Cet effort comporte de nombreuses dimensions : réorganisation des forces armées, plan d’acquisition d’équipements sur dix ans, réforme des réserves, transfert de matériel par les États-Unis (2,7 milliards de dollars entre 2014 et janvier 2022), modernisation de l’artillerie, achat de drones Bayraktar TB2 auprès de la Turquie. Il est accompagné par l’OTAN qui adopte lors du sommet de Varsovie du 9 juillet 2016 un ensemble complet de mesures d’assistance. Cependant, nul n’imaginait que les Ukrainiens parviendraient à un tel niveau de préparation, chacun ayant à l’époque en tête les faibles résultats obtenus avec l’armée nationale afghane, même si le contexte est différent.

1.2/ Le retour de la rationalité russe à partir de novembre 2022

La deuxième phase de la guerre voit la Russie revenir à un processus décisionnel plus « rationnel » dans la conduite de la guerre sous la pression de la contre-offensive ukrainienne enclenchée fin août 2022 : je mets des guillemets, car cette rationalité reflète le point de vue de l’agresseur et les décisions qui en découlent contribuent à la perpétration de crimes de guerre. Après l’annonce par le président russe d’une mobilisation partielle de 300 000 réservistes le 21 septembre 2022, puis le remplacement du commandant chargé de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (nomination du général Sourovikine le 8 octobre 2022), ce changement d’approche se cristallise avec l’évacuation par les forces russes de la poche de Kherson, à l’ouest du Dniepr, entre les 9 et 11 novembre 2022. Selon le ministère russe de la défense, elle permet de sauver 30 000 hommes d’un potentiel anéantissement et donc de récupérer une capacité de manœuvre tout en retrouvant une solide ligne de défense derrière le fleuve. Il s’agit naturellement d’une décision politique de Vladimir Poutine lui-même, qui démontre d’une part une meilleure remontée vers le Kremlin des informations sur la situation opérationnelle réelle et, d’autre part, la capacité par le dirigeant russe à accepter de prendre en compte cette réalité : si des doutes avaient pu être exprimés dans les médias sur la santé mentale du président russe, ils n’ont plus lieu d’être.

Trois autres décisions sont prises en octobre 2022 : 1/ l’engagement seulement partiel des réservistes mobilisés afin d’assurer leur formation avec des instructeurs retirés du front, 2/ le lancement d’une campagne massive de bombardements à partir du 10 octobre ciblant les infrastructures électriques, de chauffage et d’eau, et donc les civils ukrainiens, 3/ l’engagement en masse de prisonniers de droit commun dans les combats via le groupe Wagner. Enfin, V. Poutine déploie à l’égard de l’opinion publique russe une communication habile visant à relativiser sa responsabilité dans les échecs initiaux de la guerre : ainsi, le 31 janvier 2023, il met en scène un entretien télévisé avec le procureur général de la Fédération de Russie au cours duquel ce dernier énonce les dysfonctionnements rencontrés lors de la mobilisation partielle, faisant formuler à voix haute par le pouvoir ce que la population pense tout bas. Le président russe peut ainsi s’afficher au-dessus de la mêlée et désigner des responsables autres que lui-même. La nomination du général Guerassimov, chef d’état-major des armées russe, à la tête de l’« opération militaire spéciale » le 11 janvier 2023, permet de la même manière de responsabiliser les chefs militaires sur la conduite de la guerre.

En parallèle, l’Ukraine accepte un combat d’usure autour de la ville de Bakhmout qui, s’il est engagé dès août, change de dimension mi-novembre 2022 en devenant le principal point de fixation de l’ensemble du front et occasionnant des pertes élevées du fait d’un emploi massif de l’artillerie. Ce choix militaire de renoncer à la manœuvre qui avait si bien réussi aux Ukrainiens depuis le début de la guerre a été beaucoup commenté aux États-Unis : il est considéré comme une erreur du fait de son coût humain excessif pour Kyiv. Cependant, il convient de recontextualiser cette décision : la reprise d’une partie importante de son territoire national par l’Ukraine lors de la contre-offensive de septembre-octobre 2022 a montré l’intensité des exactions russes commises à l’encontre des civils ukrainiens (exécutions, recours massif à la torture et aux viols, arrestations sont désormais largement documentés, par exemple à Izioum ou Kherson). Dans le légitime souci de protéger sa population, le pouvoir politique est donc amené à refuser toute nouvelle perte territoriale, au risque de son efficacité militaire. Or, ainsi que nous le développerons plus tard, l’acceptation du combat d’attrition est plus coûteuse pour les Ukrainiens que pour les Russes du fait du différentiel de population et donc de la capacité à combler les pertes subies.

Le premier semestre 2023 est consacré d’une part à la consolidation ukrainienne en matière de soutien militaire et économique occidental (accueil en héros du président Zelensky à Washington du 21 décembre 2022, accord sur la fourniture de chars lourds en janvier 2023, tenue du 24e sommet entre l’Union européenne et l’Ukraine à Kyiv le 3 février, visite surprise au Royaume-Uni et en France le 8 février, ovation du Parlement européen le 9 février, visite surprise du président Biden le 20 février dans la capitale ukrainienne) et d’autre part aux combats pour Bakhmout qui finit par tomber aux mains des Russes la dernière semaine de mai. Enfin, précédée par la destruction préventive du barrage de Kakhovka par la Russie le 6 juin, la contre-offensive ukrainienne est enclenchée le 8 juin 2023. Malgré l’épisode de la rébellion du Groupe Wagner dirigée par Evgueni Prigojine les 23 et 24 juin, déstabilisatrice pour le pouvoir de Vladimir Poutine, le front russe, puissamment fortifié, a jusqu’à présent résisté aux attaques ukrainiennes. Dans une interview donnée le 1er novembre 2023 à The Economist, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Zaloujny, reconnaît que la contre-offensive est dans une triple impasse : impasse stratégique (« La Russie a au moins 150 000 morts. Dans tout autre pays, de telles pertes auraient mis fin à la guerre »), impasse technologique (« comme lors de la Première Guerre mondiale, nous avons atteint le niveau technologique qui nous met dans une impasse »), impasse humaine (« tôt ou tard, nous allons constater que nous n’avons tout simplement pas assez de gens pour combattre »).

Cette impasse avait été énoncée dès janvier 2023 lors de la conférence de presse du Secrétaire à la défense Lloyd J. Austin III et du général d’armée Mark Milley, alors chef d’état-major des armées américain, consécutive à la réunion du groupe de contact pour la défense de l’Ukraine tenue à Ramstein le 20 janvier 2023. Rappelons que ce groupe, co-présidé par les États-Unis et l’Ukraine, coordonne les contributions de soutien de 54 États, les États-Unis agissant en pays responsable de cette coalition d’appui. À cette occasion, le général Milley avait déclaré : « d’un point de vue militaire, je continue à maintenir qu’il sera cette année très, très difficile de chasser les forces russes du territoire ukrainien qu’elles occupent ». Il confirmait ses déclarations du 16 novembre 2022 dans le même format : « la probabilité d’une victoire militaire ukrainienne définie comme chassant physiquement les Russes de l’ensemble de l’Ukraine en incluant la Crimée, la probabilité que cela advienne bientôt n’est pas élevée, militairement ». Cette insistance du chef d’état-major des armées américain, désormais retraité, mérite toujours considération, car elle interroge la stratégie de l’Occident à l’égard du conflit ukrainien en partant de ce qui est faisable.

2/ La dynamique du conflit est contrainte par trois paramètres limitatifs

Sur la base de cette situation de blocage sur le plan militaire, trois paramètres essentiels limitent les options relatives à l’évolution du conflit. Le premier est politique avec l’enjeu de la stabilité ukrainienne et de l’orientation américaine en tant que principal pourvoyeur d’aide militaire. Le deuxième est humain avec une raréfaction de la ressource du côté ukrainien. Le troisième est matériel avec une production d’armes et de munitions insuffisante du côté occidental.

2.1/ Limites politiques en Ukraine et aux États-Unis

Après un an et demi d’unité nationale, les premières fissures se font sentir à Kyiv sur la conduite de la guerre et ses perspectives. Non seulement l’interview du général Zaloujny mentionnée supra n’a visiblement pas fait l’objet d’une coordination avec la présidence ukrainienne, mais un article de Time sorti le même jour dresse le portrait d’un Volodymyr Zelensky affecté par l’inscription de la guerre dans la durée, insatisfait du soutien occidental et s’entêtant dans une stratégie coûteuse de reconquête territoriale immédiate. C’est à ma connaissance le premier article qui écorne dans les médias occidentaux l’image héroïque patiemment construite par le président ukrainien depuis février 2022. Ainsi, lors de sa visite à Kyiv du 20 novembre 2023, le Secrétaire à la défense américain, Lloyd Austin, s’est senti obligé de déclarer : « Cela nous a également donné l’occasion […] de nous assurer que nous maintenons l’alignement entre les opérations sur le terrain et les objectifs du Président [Zelensky] », preuve que la question se pose. Rajoutons à cela la problématique des élections ukrainiennes de 2024 : les élections présidentielles, théoriquement prévues le 31 mars 2024, ne pourront pas se tenir, car le pays est sous le régime de la loi martiale du fait de la guerre. Rien d’exceptionnel à cela : à titre d’exemple, le Royaume-Uni n’a pas tenu d’élections entre 1935 et 1945 du fait du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Néanmoins, l’année 2024 offre une conjonction malheureuse avec la tenue d’élections en Russie en mars, au Parlement européen en juin et aux États-Unis en novembre. Cela génère une petite musique de fond sur la nécessité qu’aurait l’Ukraine à la fois à ne pas renoncer à sa nature démocratique en faisant comme les autres (États-Unis et Union européenne) et à antagoniser grâce à un processus exemplaire la parodie électorale russe qui verra la réélection de Vladimir Poutine à un pourcentage défiant toute concurrence (les paris sont ouverts – 76,69% en 2018). La proposition est à n’en pas douter séduisante intellectuellement, mais l’organisation matérielle d’élections s’avère franchement irréalisable et aurait avant tout pour conséquence de déstabiliser l’Ukraine.

L’autre principale limite politique réside dans la position des États-Unis. Si l’Union européenne joue un rôle clé dans le maintien de l’État et de l’économie ukrainiens ainsi que je l’ai montré dans un précédent article, la dimension militaire relève avant tout des États-Unis, qui co-président le groupe de contact pour la défense de l’Ukraine, représentent la majorité de l’aide militaire et décident de la montée en gamme des matériels transférés (chars, avions, missiles à longue portée) tout en prodiguant renseignement et conseil à l’état-major ukrainien. Or, si le soutien à l’Ukraine a fait l’objet d’un consensus bipartisan à ses débuts, ce n’est plus le cas aujourd’hui, ni dans l’opinion publique, ni même au Congrès. En devenant un axe de clivage entre Démocrates et Républicains, le soutien à l’Ukraine est pris au piège de la campagne présidentielle en vue des élections de novembre 2024, au risque de la paralysie décisionnelle. Ainsi, le 20 octobre 2023, l’administration Biden s’est sentie obligée de présenter un paquet commun d’aide militaire à l’Ukraine, Israël et Taïwan pour un montant de 105 milliards de dollars, dont 61,4 pour le premier, soutenu par une rare intervention télévisée du président américain depuis le bureau ovale. Le nouveau Speaker de la Chambre des Représentants et soutien affiché de Donald Trump, le Républicain Mike Johnson, n’en a retenu que l’aide à Israël (14,5 milliards de dollars), renvoyant la question de l’Ukraine à un nouveau texte sous réserve d’obtenir des concessions sur d’autres sujets ; il dénonce par ailleurs l’absence de clarté de la stratégie suivie par Washington.

L’évolution de l’opinion publique américaine tend à renforcer le clivage partisan ainsi que le montre le sondage Gallup du 2 novembre 2023 :

  • 41% des Américains estiment que leur pays « fait trop pour aider l’Ukraine », contre 24% en août 2022 ;
  • Chez les électeurs se déclarant républicains, ce chiffre atteint 62%, tandis qu’il augmente également chez les indépendants (44% contre 28% en août 2022), catégorie clé pour remporter les élections présidentielles aux États-Unis, car susceptible de basculer entre les deux grands partis d’une élection à l’autre ;
  • 54% des Américains se disent toujours prêts à soutenir la reconquête territoriale ukrainienne, contre 43% souhaitant une fin rapide du conflit même si elle implique que la Russie conserve les territoires conquis ; néanmoins, l’écart ne cesse de se resserrer depuis août 2022 (66% contre 31%) ;
  • Chez les électeurs républicains, ce chiffre est de 55% en faveur d’une paix rapide accompagnée de concessions territoriales ukrainiennes, tandis qu’il atteint 49% chez les indépendants, en forte hausse depuis août 2022 (34%).

Il convient de souligner qu’une élection américaine se gagne avant tout sur les enjeux de politique intérieure et non sur la politique étrangère. Néanmoins, la recherche d’un alignement entre le sentiment des « indépendants » et les orientations partisanes constitue l’enjeu fort de toute campagne. En l’occurrence, le discours républicain sur l’absence de chèque en blanc donné à l’Ukraine, tenu lors des élections de mi-mandat de novembre 2022 et parfois caricaturé en Europe, rencontre de manière croissante l’opinion de l’électorat indépendant qui fera l’élection 2024 : l’argent des Américains aux Américains. L’administration Biden a bien compris ce risque et cherche à le maîtriser d’une part en promouvant le discours selon lequel aider l’Ukraine constitue un excellent rapport sécurité / prix face à la Russie et d’autre part en formulant des exigences fortes à l’égard de Kiyv en matière de lutte contre la corruption (avec pour conséquence le départ du ministre ukrainien de la Défense, Oleksiy Reznikov, en septembre 2023). Cependant, le premier élément implique d’obtenir des victoires militaires pour emporter la conviction, or la Russie a à ce stade gagné plus de territoire que l’Ukraine en 2023. Le second élément se heurte au réel comme le montre bien l’article de Time citant « un haut conseiller présidentiel début octobre » à Kiyv : « Les gens volent comme s’il n’y avait pas de lendemain », renvoyant les décideurs américains au spectre de leur expérience afghane en la matière.

2.2/ Limites humaines en Ukraine

Comme l’indique l’article précité de Time, « L’un des proches collaborateurs de Zelensky m’a dit que même si les États-Unis et leurs alliés fournissaient toutes les armes qu’ils ont promises, ‘nous n’avons pas les hommes pour les utiliser’ », élément corroboré par les propos du général Zaloujny à The Economist. Par ailleurs, si l’ancien ministre de la Défense britannique, Ben Wallace, mentionnait dans une tribune le 1er octobre 2023 que l’âge moyen des soldats ukrainiens était de plus de 40 ans, l’article de Time précise qu’il serait de 43 ans, ce qui est particulièrement élevé.

Selon l’ONU, la Russie comptait 145 millions d’habitants en 2020 contre 44 millions pour l’Ukraine (dans leurs frontières internationalement reconnues). Il convient pour l’Ukraine d’en retirer la population des territoires occupés par la Russie depuis 2014, de l’ordre de 2 millions pour la Crimée et 3,8 millions pour les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, soit environ 38 millions d’habitants sous le contrôle du gouvernement ukrainien en janvier 2022. Suite au déclenchement des opérations militaires russes, 8 millions de personnes se sont réfugiées à l’étranger et 6,4 millions y étaient toujours en décembre 2023 selon le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU, et un nombre indéterminé d’Ukrainiens vivent dans les zones nouvellement occupées (a minima 1,5 million). Sans méconnaître les flux importants de population qui entrent et sortent du territoire national, l’Ukraine ne repose plus en pratique que sur une population de maximum 30 millions d’habitants dépendant directement du gouvernement, dont plus de 5 millions de déplacés intérieurs (toujours selon le HCR). En comparaison, la Pologne compte 38 millions d’habitants en 2021, l’Espagne 47 millions. Côté russe, même si le chiffrage s’avère délicat, il est possible d’évaluer qu’environ 1,2 million de personnes ont quitté le pays depuis le début de la guerre. In fine, en matière de population, nous sommes en présence d’un ratio situé entre 1 à 4 et 1 à 5 en faveur de la Russie sur une pyramide des âges ex-soviétique comparable.

Ce déséquilibre pose la question de la soutenabilité des pertes humaines. Les véritables chiffres en la matière sont bien entendu au mieux inaccessibles et au pire inconnus, mais selon les différentes déclarations de l’ancien chef d’état-major des armées américain, le général Milley, en novembre 2022, le nombre de tués et de blessés était équivalent entre Russes et Ukrainiens : 100 000 de part et d’autre (avec une proportion de tués plus importante côté russe) auxquels s’ajoutent 40 000 civils tués et blessés (ukrainiens donc). En août 2023, le New York Times se faisait l’écho des évaluations internes à l’administration américaine en matière de pertes : 300 000 hommes pour la Russie (dont 120 000 tués), 180 000 hommes pour l’Ukraine (dont 70 000 tués) auxquels s’ajoutent 40 000 civils. Ce ratio de 1 pour 1,5 au bilan humain du conflit n’est pas soutenable pour l’Ukraine au vu de la disproportion entre les deux réservoirs de populations et de l’exposition à la guerre de la seule population civile ukrainienne. Elle permet d’éclairer sous un nouveau jour les demandes ukrainiennes répétées de fourniture d’équipements de pointe, les armements ayant le potentiel d’atténuer ce handicap.

2.3/ Limites matérielles en Occident

Quel que soit le courage des soldats, les conflits interétatiques tendent depuis le XXe siècle à être gagnés par le belligérant à même de produire le plus de matériels et de munitions, à l’exemple des États-Unis devenus l’« arsenal des démocraties » pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour reprendre l’expression du président Roosevelt utilisée le 29 décembre 1940. Le sujet des matériels et munitions fournis à l’Ukraine a fait l’objet d’innombrables articles depuis février 2022, des missiles Javelin et Stinger du début aux lance-roquettes multiples (type HIMARS), à l’artillerie (type canon CAESAR), aux chars, aux missiles longue portée (type ATACMS) et de croisière (type SCALP) pour finir par les avions, les États-Unis ayant donné le 17 août 2023 leur accord au transfert de F-16 par le Danemark et les Pays-Bas. Le thème est foisonnant et il est aisé de se perdre dans sa technicité, au demeurant bien réelle. Tâchons d’en identifier les grandes problématiques.

Premièrement, l’Ukraine s’est engagée dans les combats avec un matériel essentiellement ex-soviétique qui reste d’ailleurs majoritaire. Ainsi, elle disposait en février 2022 de 1150 pièces d’artillerie de cette époque et a obtenu depuis la livraison de 450 à 500 autres de modèle occidental. Toutefois, les premières ont un calibre de 152 et 122 mm tandis que les secondes sont de 155 et 105 mm. Or, munitions et pièces de rechange ex-soviétiques sont essentiellement produites en Russie et en Chine et donc inaccessibles à l’Ukraine qui doit se reposer sur la production résiduelle de certains pays d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, Pologne, République tchèque) et des achats de par le monde (ainsi, les États-Unis se sont portés acquéreurs à fin janvier 2023, soit quasiment un an de conflit, de 45 000 obus de 152 mm et de 20 000 de 122 mm, ce qui est en fait très peu). Non seulement l’armée ukrainienne est obligée d’opérer avec deux chaînes logistiques aux standards ex-soviétiques et OTAN incompatibles, mais elle est contrainte d’engager sa transformation vers un modèle d’équipement occidental alors même qu’elle en guerre. Portons à l’attention du lecteur que cette transition n’est toujours pas achevée pour les pays d’Europe orientale qui ont rejoint l’OTAN il y a quinze ans et représente déjà un effort colossal de formation, d’appropriation et d’approvisionnement en temps de paix.

Deuxièmement, les stocks occidentaux en matériels et munitions sont faibles. La fin de la guerre froide a permis la baisse des dépenses militaires au titre des « dividendes de la paix » et la nature asymétrique de la menace terroriste au cours des trente dernières années n’a pas conduit à la reconstitution des inventaires. Déjà, l’intervention militaire de 2011 en Libye avait montré les limites des capacités européennes en la matière avec un recours aux États-Unis face à l’épuisement rapide de certains stocks. Avec la guerre en Ukraine, on change de registre avec le retour d’opérations conventionnelles d’envergure face à une armée moderne, très consommatrices. Ainsi, l’Ukraine tire entre 4000 et 7000 obus par jour, soit entre 1,5 et 2,5 millions d’obus en une année, contre environ 20 000 par jour pour la Russie : à cette aune, le transfert d’un million d’obus en 2022 par les États-Unis est beaucoup et peu à la fois. En ce qui concerne les Stingers, lance-missile sol-air américain à courte portée, c’est un quart du stock américain existant qui a été transféré à l’Ukraine au cours des premiers mois des combats. Denier exemple, le mois de janvier 2023 a été dominé par l’enjeu de la fourniture de chars occidentaux : de l’annonce par la France le 4 janvier 2023 de la livraison de chars de combat légers AMX-10 RC jusqu’à la décision coordonnée le 25 janvier de l’Allemagne et des États-Unis, la première pour autoriser l’envoi de chars Leopard 2 et les seconds pour la fourniture de chars M1 Abrams, c’est avant tout la faiblesse du nombre disponible qui a marqué les esprits. La conséquence de ces faibles stocks après deux années de conflit est que les pays occidentaux n’ont simplement plus grand-chose à transférer à l’Ukraine sans mettre eux-mêmes en risque leur propre sécurité. Comme un haut gradé britannique l’indiquait récemment : « Nous avons donné à peu près tout ce que nous pouvions nous permettre ». Quant aux États-Unis, les niveaux de stock sont désormais considérés comme critiques dans l’absolu sur plusieurs segments, et insuffisants au vu des risques encourus sur d’autres théâtres comme l’Indopacifique avec Taïwan : ainsi que le mentionnait le Pentagone le 14 décembre 2023, « Nous devons commencer à prendre des décisions concernant notre propre niveau de préparation ».

Troisièmement, la question des stocks est intimement liée à celle des capacités de production : vider les premiers n’est qu’un souci provisoire et donc gérable si les secondes permettent de les remplacer rapidement. Une histoire de robinet et de baignoire somme toute. Or, pour les mêmes raisons que les stocks sont faibles, les capacités de production se sont fortement réduites depuis la fin de la guerre froide pour la bonne et simple raison que la demande s’est effondrée. Par exemple, aux États-Unis, la production d’obus de 155 mm était de 3250 par mois en 2022 contre 4 à 5000 tirs de ce calibre par jour côté ukrainien. La production est remontée à 20 000 par mois en 2023 avec un objectif de 40 000 par mois en 2025 compte tenu des investissements à réaliser pour la création de nouvelles lignes de production et le temps de former la main d’œuvre. Au demeurant, cette production d’environ 500 000 obus par an en 2025 mettrait deux ans à reconstituer les stocks américains avant d’en donner à qui que ce soit, alors même que le besoin ukrainien minimum équivaut au triple (1,5 million).

En effet, l’augmentation structurelle de la production d’armes et de munitions implique des investissements importants de la part des entreprises, donc des commandes fermes par les États et in fine du temps pour la construction de la chaîne de production (site), le recrutement et la formation de la main d’œuvre ainsi que l’organisation de la chaîne d’approvisionnement. Par exemple, les pièces d’artillerie M-777 fournies par les États-Unis ne sont plus produites par leur fabricant, BAE Systems, la dernière commande remontant à 2017 (au profit de l’Inde) : sous réserve de passation d’un contrat d’au moins 150 pièces nécessaire à assurer la profitabilité de l’entreprise, la reconstitution de la chaîne de production demanderait 30 à 36 mois avant de commencer à produire le premier canon. Enfin, l’exemple des Stingers, présentés ci-dessus, a été cité par Ellen Lord, ancienne Sous-secrétaire à la Défense pour l’acquisition et le soutien, lors de son audition devant le comité des forces armées du Sénat des États-Unis le 26 avril 2022. Ses propos illustrent de manière caricaturale notre sujet : « Au cours des deux derniers mois, les États-Unis ont envoyé plus de missiles Stinger en Ukraine que nous n’en avons fabriqué au cours des 20 dernières années. Le programme Stinger en est à son huitième redémarrage. Je vais le répéter. Huit fois nous avons redémarré ce programme. Ce missile n’a pas été modernisé depuis 30 ans ». Faute d’avoir payé l’industriel pour maintenir une ligne de production chaude, des composants n’existent plus, les équipements de test sont devenus obsolètes, la main-d’œuvre a pris sa retraite et la chaine d’approvisionnement est à reconstruire. Si le Département de la défense américain a passé commande de 1700 Stingers en mai 2022, il faudra attendre au mieux octobre 2025 pour que le premier entre en fabrication. C’est ce temps long de la production industrielle articulé avec la commande publique qui est sous-estimé.

3/ Le maintien du soutien à l’Ukraine ne fait pas une stratégie : orientations politiques possibles des parties au conflit au vu de leurs atouts et faiblesses

Jusqu’à présent, la politique occidentale à l’égard de l’Ukraine se résume à la phrase du communiqué du dernier sommet de l’OTAN à Vilnius le 11 juillet 2023 : « nous maintiendrons ce soutien aussi longtemps qu’il le faudra ». Si la déclaration d’intention est louable, elle n’en fait pas une stratégie. Et, au vu des éléments exposés précédemment, la trajectoire de l’Ukraine et de ses soutiens occidentaux n’est justement pas soutenable du fait d’un écart trop important entre les moyens et les fins. Dès lors, quelles options s’offrent à nous ?

Quatre points : 1/ les États-Unis constituent le maillon faible du fait de leur poids crucial dans l’aide militaire à Kyiv alors que leur horizon est limité à court terme par l’échéance électorale de novembre 2024 – Donald Trump a raison de déclarer « J’aurai réglé cette guerre en un jour, 24 heures » (« I will have that war settled in one day, 24 hours »), il suffit pour cela d’annoncer la suspension de l’assistance américaine, 2/ la Russie joue le temps long de l’attrition ukrainienne en combattants et occidentale en armes et munitions tout en travaillant à la lassitude des opinions publiques, 3/ l’Ukraine ne dispose plus des moyens humains d’être à l’offensive, mais peut se défendre si Américains et Européens lui en donnent les moyens matériels, 4/ les Européens, dont la sécurité est pourtant directement concernée par la posture russe et qui ont su répondre économiquement (sanctions, gaz, aide économique), n’ont pas plus de stratégie que les Américains et ne parviennent pas à monter en capacité en matière d’armes et de munitions.

3.1/ La solution américaine post-élections 2024 : posture défensive jusqu’au cessez-le-feu

Dans un article retentissant paru le 17 novembre 2023 dans Foreign Affairs, « Redefining Success in Ukraine », Richard Haass et Charles Kupchan proposent une nouvelle stratégie « centrée sur la disponibilité de l’Ukraine à négocier un cessez-le-feu avec la Russie tout en réorientant son action militaire de l’offensive à la défensive », reconnaissant ainsi que la première priorité n’est plus la restauration de l’intégrité territoriale du pays, mais bien la défense et la reconstruction du territoire contrôlé par le gouvernement ukrainien. Selon ces auteurs, même si la Russie rejetait la proposition de cessez-le-feu, l’Ukraine bénéficierait à tout le moins de l’initiative diplomatique, et le changement de stratégie militaire s’avère de toute façon indispensable de sorte que les forces russes viennent s’user sur les lignes de défense ukrainiennes et non plus l’inverse comme actuellement. À la table des négociations, les États-Unis et certains alliés de l’OTAN à titre individuel offriraient des garanties de sécurité à ce qui resterait de l’Ukraine et l’Union européenne accélérerait le processus d’adhésion de ce pays. Cet article est certes l’œuvre de think-tankers et non une position officielle de l’administration américaine, laquelle n’a pas formalisé de stratégie en tant que telle. Néanmoins, il est d’autant plus significatif que ses auteurs, passés à haut niveau par les administrations républicaines et démocrates, ont participé à des discussions secrètes avec des responsables russes, y compris le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, en avril 2023.

De fait, les auteurs expriment l’état du débat américain et proposent une voie de sortie à la future administration américaine, qu’elle soit démocrate ou républicaine : l’Ukraine est dans une impasse et une réorientation stratégique est nécessaire, contrairement à ce que laisse entendre le discours habituel. Ainsi, le secrétaire à la Défense Austin, lors de sa visite à Kyiv le 20 novembre 2023 : « Je voulais rassurer les dirigeants sur le fait que les États-Unis d’Amérique continueront à soutenir l’Ukraine ». Ou le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le 17 août 2023 : « Ce sont les Ukrainiens, et eux seuls, qui peuvent décider quand les conditions seront réunies pour des négociations, et qui peuvent décider à la table des négociations ce qu’est une solution acceptable ». Le passage à une posture militaire défensive est non seulement nécessaire, mais surtout inévitable du fait de l’attrition des capacités ukrainiennes : c’est prendre acte de la réalité du champ de bataille. Néanmoins, fermant solidement la porte de l’OTAN à l’Ukraine et se montrant en bons Américains fort généreux de l’adhésion à l’Union européenne, les auteurs, dans leur recherche d’une solution, passent sous silence d’une part le questionnement sur les buts de guerre russes et d’autre part les implications pour l’Ukraine.

3.2/ Russie, la victoire totale comme option envisageable ?

En effet, d’un point de vue russe, les conditions sont meilleures qu’au printemps 2023. Sur le plan militaire, le front russe tient et les pertes ukrainiennes sont élevées, au point de pouvoir se permettre des offensives locales coûteuses en hommes, comme à Avdiivka. L’hiver 2023-2024, a permis de relancer la campagne de frappes contre les installations énergétiques civiles ukrainiennes, déjà endommagées l’année précédente et non pleinement réparées. Le contournement des sanctions, particulièrement gênantes dans un premier temps, est désormais en rythme de croisière et l’industrie de défense russe est passée en économie de guerre. Par ailleurs, les perspectives sont positives avec les trois élections clés de l’année 2024 : les élections russes en mars – une formalité administrative après que le décès explosif d’Evgueni Prigojine le 24 août 2023 a envoyé un message de retenue à toute autre ambition que celle de Vladimir Poutine – ; les élections européennes en juin avec la perspective d’une montée d’une extrême-droite plus sensible au discours russe, favorisée par des actions d’influence et de désinformation à l’exemple des étoiles de David taguées à Paris en novembre 2023, même si le mode de scrutin se prête mal à un jeu de bascule politique ; les élections américaines en novembre avec une réelle opportunité d’emporter la mise en Ukraine dans le cadre d’une alternance politique en faveur des Républicains, la polarisation du débat américain se prêtant bien aux ingérences extérieures.

D’ici début 2025, la Russie n’a donc aucun intérêt à un quelconque cessez-le-feu, bien au contraire : la continuation du conflit à l’identique convient parfaitement à ses dirigeants qui n’ont pas perdu de vue leur intention initiale de renverser le gouvernement de Kiyv au profit d’un régime à leur main. D’un point de vue russe, non seulement la victoire est plausible, mais la victoire totale est redevenue une option envisageable. La seule interrogation porte sur le maintien de la loyauté de la population fondée sur la double promesse de stabilité et de prospérité ainsi que l’a présenté la chercheuse Anna Colin Lebedev lors de la conférence du 21 novembre 2023 intitulée « À quelle étape de la longue guerre d’Ukraine sommes-nous ? » : si les élites économiques trouvent de nouvelles opportunités à travers les commandes militaires et la récupération des entreprises occidentales, les élites politico-administratives sont confrontées à de moindres perspectives de carrière et l’État doit prendre en charge les familles des combattants à un coût élevé pour son budget. Néanmoins, ainsi que le souligne l’historien russe Sergueï Tchernychev, « au bout du compte, le peuple n’a rien perdu. Parce qu’il n’a rien de spécial à perdre. En revanche, qu’a-t-il gagné ? Eh bien, il a gagné beaucoup. Et d’abord beaucoup d’argent. […] En plus, ils ont le sentiment de faire partie de quelque chose de grand ». À plus long terme, au-delà de début 2025, la Russie réévaluera ses objectifs stratégiques en fonction de la réalité politique américaine et de la situation ukrainienne.

3.3/ Ukraine, une stratégie défensive soutenable ?

Du côté ukrainien, si la victoire constituait une réelle option avant la contre-offensive de juin 2023, elle n’est désormais plus à l’ordre du jour immédiat si elle se définit comme la reconquête des territoires perdus. En revanche, elle l’est toujours s’il s’agit de maintenir un pays libre en résistant à l’agression russe. Cela passe par une stratégie défensive qui ménage les hommes et le matériel. Le président Zelensky a commencé à infléchir son discours sur ce point avec ses prises de position du 1er décembre 2023 (« suffisamment de mines et de béton »). À quoi faut-il s’attendre pour 2024 ? La continuation de la campagne de frappes aériennes russes ainsi que des combats en des points précis du front avant une éventuelle offensive russe de printemps, et surtout une longue attente des résultats des élections européennes puis américaines. Une crise politique intérieure, frémissante fin 2023, n’est pas à exclure au cours de l’année 2024, notamment au vu des pertes humaines subies et du sentiment de surplace qui va inévitablement émerger.

L’autre enjeu clé de crédibilité de cette stratégie défensive réside dans la capacité à inscrire le soutien militaire à l’Ukraine dans le temps. Or, force est de constater que les Occidentaux ont à ce stade perdu la bataille de la production d’armements et de munitions face à la Russie et à ses soutiens : sauf à mettre en risque les capacités nationales, les arsenaux sont vides et ne pourront pas être recomplétés avant des années vu le rythme actuel de production. Du côté américain, trois niveaux de difficulté peuvent être identifiés : le premier est économique avec une production insuffisante et des délais importants de mise en place de nouvelles capacités industrielles sous réserve de la notification des commandes afférentes par le gouvernement ; le deuxième est politique puisque l’aide à l’Ukraine constitue désormais un élément certes secondaire, mais néanmoins clivant de la campagne électorale 2024, ce qui empêche pour l’instant le vote de nouveaux financements et donc l’émission de commandes à l’industrie ; le troisième est stratégique avec un débat animé à Washington sur l’adéquation entre les fins et les moyens de la politique américaine – selon le dernier rapport de la RAND Corporation, « la stratégie et la posture de défense des États-Unis sont devenues insolvables » : selon elle, les tâches attendues des forces militaires américaines et des autres éléments de la puissance nationale au niveau international de l’Atlantique à l’Indopacifique dépassent les moyens disponibles pour les accomplir de manière structurelle. Il faut donc faire des choix. Pour les Européens, la situation est pire comme nous allons le voir ensuite. Une chose est néanmoins certaine : sans armes et munitions, une posture défensive n’est pas beaucoup plus crédible dans le temps qu’une posture offensive face à un adversaire qui se réarme. Elle offrirait au mieux la possibilité de passer l’année 2024 et ses échéances électorales.

3.4/ Passer les limites des bornes ou se borner aux limites : l’Union européenne se mobilise, mais jusqu’où ?

Du côté européen, l’existence d’une frontière de l’UE tant avec l’Ukraine que la Russie fait de ce conflit une priorité immédiate comme l’a montré la mobilisation sans précédent des institutions européennes et des États membres : niveau de sanctions jamais atteint, recours massif à la facilité européenne de paix pour l’aide militaire, assistance financière considérable, facilités commerciales et corridor de solidarité pour permettre la survie de l’État et de l’économie ukrainiens. Cependant, l’Europe se heurte à deux niveaux de difficulté qui sont industriel et stratégique.

Sur le plan industriel, les dividendes de la paix consécutifs à la fin de la guerre froide ont été encore plus marqués en Europe qu’aux États-Unis. À titre d’exemple, mais montrant une tendance générale, les dépenses de défense représentent 3% du PIB de l’Allemagne en 1981, 1,5% en 1995 et atteignent un plancher à 1,07% en 2005. Trente années à ce régime sec ont naturellement atrophié l’industrie de défense européenne dont les capacités de production sont désormais faibles, bien plus qu’aux États-Unis. Ainsi, l’engagement de l’Union européenne pris en mars 2023 à fournir un million d’obus de 155 mm à l’Ukraine en un an ne pourra pas être tenu, seuls 300 000 ayant été fournis à fin novembre. Les débats sur la taxonomie européenne et le caractère durable ou non de l’industrie de défense réduisent l’accès aux financements nécessaires aux investissements. De plus, les industriels ont besoin de visibilité sur les commandes par des annonces des États sur le niveau de long terme de leurs stocks ainsi que le recommande le chercheur Camille Grand. À la fin de l’année 2023, l’Union européenne et ses États membres ne se sont pas mis en situation d’accroître rapidement la production d’armes et de munitions, et encore moins de palier à un fléchissement américain en la matière.

Sur le plan stratégique, il est évidemment dans l’intérêt de l’Europe que l’Ukraine gagne et à tout le moins ne perde pas. Néanmoins, l’Union européenne et ses États membres ne proposent pas plus que les États-Unis de stratégie pour ce faire à court et moyen terme. À long terme, l’objectif est plus clair puisque les 27 chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne ont unanimement décidé le 23 juin 2022 d’accorder à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’adhésion. Le lancement des négociations a fait l’objet d’une décision lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023.  Après de longues péripéties, les États membres et la Commission sont parvenus le 1er février 2024 à faire plier le Premier ministre hongrois Viktor Orban et à débloquer l’aide de 50 milliards d’euros qui permettra à l’État ukrainien de fonctionner pendant les quatre prochaines années. Néanmoins, les négociations d’adhésion vont durer des décennies et cette adhésion devra être ratifiée par l’ensemble des États membres de l’Union. Or, rappelons que l’UE dispose d’une clause de sécurité collective (Article 42.7 TUE) : les États membres sont-ils prêts à assumer une adhésion de l’Ukraine à l’UE alors que l’OTAN lui est fermée ? Qu’en penseraient les opinions publiques ? Quelle serait la crédibilité stratégique et militaire de cet engagement ? Comment les Européens peuvent-ils s’organiser pour en garantir l’effectivité ?

Enfin, un mot sur la tendance à affirmer qu’une défaite de l’Ukraine aurait une conséquence existentielle sur l’Union européenne. Même si le sujet est d’une grande sensibilité, il convient de raison garder : le 24 février 2022 au soir, tous les pays occidentaux avaient passé l’Ukraine par pertes et profits et ce n’est qu’après le constat de l’échec russe mi-mars qu’une alternative est devenue possible. La Russie, qui dispose déjà de frontières terrestres avec six pays de l’OTAN et cinq de l’Union européenne (Norvège hors UE, Finlande, Pays baltes, Pologne), aurait élargi son glacis pour se heurter à une OTAN désormais agrandie de la Finlande et bientôt de la Suède. Elle continue d’ailleurs à saper les fondements de l’Union européenne par des opérations hybrides, comme dernièrement l’envoi de migrants vers la frontière finlandaise. Évidemment, une Russie victorieuse en Ukraine serait d’autant plus dangereuse que l’ivresse du succès se combinerait à des capacités de production supérieures à l’Europe, voire à l’Occident. Toutefois, s’attaquer à une alliance militaire comme l’OTAN n’a rien de commun avec la subjugation d’un pays non couvert par un accord de défense comme l’Ukraine et je serai beaucoup plus inquiet pour la Géorgie, prochaine victime désignée de la Russie par le statut de candidat à l’UE qui vient de lui être conféré. En l’occurrence, pour les pays européens, les deux sujets essentiels sont 1/ la pérennité et la crédibilité de la garantie de sécurité américaine susceptible d’être fragilisée lors des prochaines élections, et 2/ la capacité à reconstituer des forces conventionnelles propres pleinement dissuasives avec les conséquences industrielles et donc de financement public que cela implique, ce deuxième point permettant au demeurant de soutenir l’Ukraine. En un mot, la posture européenne de passager clandestin de la puissance américaine n’est plus une option crédible compte tenu du niveau d’incertitude stratégique.

***

En synthèse, face à une Russie déterminée à réaliser ses objectifs, l’Ukraine n’est plus maîtresse de son destin. Elle dépend entièrement de la volonté et/ou de la capacité à l’aider des États-Unis et de l’Europe (Union européenne, Royaume-Uni, Norvège) : elle est condamnée à subir les conséquences de leurs décisions, d’où l’enjeu clé bien compris par le président Zelensky de l’influence morale sur ses donateurs. La réaffirmation de plus en plus insistante de l’autonomie décisionnelle de l’Ukraine par les Occidentaux relève désormais de l’hypocrisie. La question clé est celle de la manière dont Américains et Européens se projettent eux-mêmes dans ce conflit à moyen terme : quelle est leur stratégie ?

Pour les États-Unis, l’analyse à froid est la suivante : 1/ sur le plan militaire, les Ukrainiens ne seront plus en mesure d’aller au-delà en matière de reconquête territoriale, et il n’est pas question de faire entrer dans l’OTAN un pays dont 17% du territoire est occupé pour une durée indéterminée par une Russie qui reste la première puissance nucléaire mondiale ; 2/ sur le plan stratégique, les Américains n’ont pas d’intérêt spécifique en Ukraine, d’autant plus à présent que la Russie a vu ses capacités conventionnelles saignées à blanc (hommes, équipements, économie), et que ce conflit détourne leurs moyens finis de leurs réelles priorités (Indopacifique) ; 3/ néanmoins, il conviendrait d’établir les conditions d’une fin honorable, car, au vu de l’investissement fourni, il est possible de s’interroger sur la leçon retirée par le reste du monde : la dissuasion d’autres ambitions ou la confirmation de leur faisabilité ? Jusqu’à quel point d’équilibre les États-Unis peuvent-ils laisser croire qu’ils renonceraient à la défense du monde libre et à l’ordre international qu’ils ont forgé ? Des précédents existent : le Sud-Viêtnam a été abandonné en 1975 au terme d’une implication bien plus douloureuse pour les Américains ; de même que l’Afghanistan en 2021. L’article de Haass et Kupchan propose en filigrane une solution de compromis potentiellement acceptable pour la Russie autour d’une neutralité défensive armée sur un périmètre réduit pour l’Ukraine – une variante autour de la Finlande de la guerre froide, avec ou sans traité de paix. N’oublions pas néanmoins que le processus décisionnel américain peut être brutal et que l’élection présidentielle de novembre 2024 constituera un couperet à cet égard. In fine, la posture américaine se situe clairement dans un accompagnement du renoncement.

Pour l’Europe, l’enjeu se résume en une question : suivisme ou autonomie ? À l’heure actuelle, c’est simple : l’Europe n’ayant ni les stocks ni les capacités de production pour suppléer au reflux américain qui s’annonce en matière d’armes et de munitions et soutenir l’Ukraine de manière autonome, elle devra s’aligner sur la solution politique que les États-Unis présenteront tôt ou tard. C’est d’autant plus cruel que l’Union européenne n’avait jamais réagi avec une telle force et telle unité à une crise internationale et que son opinion publique a le sentiment que beaucoup a été fait au bénéfice de l’Ukraine : or ce réveil est loin d’être au niveau requis. Comme la solution américaine exclura toute adhésion à l’OTAN, l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine s’enlisera dans un processus de très long terme comme pour la Turquie, car aucun pays européen ne voudra prendre le risque d’un affrontement avec la Russie sans la certitude d’une participation américaine. « Et face à ce retour du tragique dans l’histoire, l’Europe doit s’armer, non pas par défiance vis-à-vis des autres puissances, non, mais pour assurer son indépendance dans ce monde de violence, pour ne pas subir le choix des autres, pour être libre », déclarait de manière prémonitoire le président Emmanuel Macron devant le Parlement européen le 19 janvier 2022 lors du lancement de la présidence française de l’Union européenne. Dans ce contexte, les Européens souhaitent-ils se donner les moyens de ce réarmement, donc de son financement ? Rien ne le montre à l’heure actuelle, et faute de pouvoir accompagner l’escalade, l’Europe est condamnée au renoncement.

En définitive, la paralysie institutionnelle américaine conduit à l’asphyxie progressive des capacités militaires ukrainiennes et au développement de perspectives favorables pour une Russie déterminée, sauf mobilisation politique et industrielle européenne afin d’offrir une solution alternative. Cette impasse soulève de nouveau la question de la faculté des pays européens à agir indépendamment des choix américains pour préserver leurs propres intérêts de sécurité, en un mot leur « autonomie stratégique » : espérons que le traumatisme à venir aura cette vertu cathartique au service de l’effort de défense du vieux continent.

Crédits photo : NATO

Auteurs en code morse

Olivier Sueur

Olivier Sueur (@SueurOlivier) est expert en résilience et affaires stratégiques, ancien sous-directeur OTAN, Union européenne et ONU au sein du Ministère des Armées. Il est professeur à Sciences Po et chercheur associé à l’Institut d’études de géopolitique appliquée.

Suivez-nous en code morse