L’Ukraine et l’OTAN : comment corriger l’« erreur de Bucarest » lors du sommet de Vilnius

Le Rubicon en code morse
Juin 30

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Tant que l’Ukraine ne sera pas membre de l’OTAN, la guerre ne prendra jamais réellement fin. Cette conviction explique pourquoi l’Ukraine attache une telle importance à son adhésion à l’Alliance. Celle-ci représenterait une étape géopolitique décisive indiquant que l’Ukraine ne fera plus jamais partie de « l’Empire russe », quelle que soit la forme que celui-ci prendra à l’avenir. Une telle adhésion rendrait de futures attaques de Moscou contre l’Ukraine tout simplement insensées. A contrario, aussi longtemps qu’une « ambiguïté stratégique » subsistera au sujet de l’adhésion future de l’Ukraine, les dirigeants russes seront constamment tentés d’attaquer l’Ukraine afin de restaurer une nouvelle version de l’empire.

L’échec de l’ambiguïté stratégique

En réalité, du point de vue de l’Ukraine, l’ambiguïté stratégique a engendré énormément d’incertitude quant à son avenir euroatlantique : la décision du Sommet de Bucarest selon laquelle l’Ukraine deviendrait membre de l’OTAN et l’absence de mesures pratiques en vue de cette adhésion dans les quinze années qui ont suivi ont alimenté cette incertitude. Cette ambiguïté stratégique a rendu l’Ukraine beaucoup plus vulnérable et, qu’on le veuille ou non, a contribué à ouvrir la voie à la plus grande guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Donc, lorsque certains disent que cette guerre se produit à cause de l’OTAN, c’est partiellement vrai, mais pour une raison différente de celle habituellement présentée. Il n’est pas vrai que l’Ukraine a fait son possible pour adhérer à l’OTAN, comme le prétend la propagande russe depuis de nombreuses années, ignorant ainsi le fait que l’Ukraine a été attaquée militairement pour la première fois en 2014 alors qu’elle était officiellement « non-alignée » (ou neutre), et qu’elle n’avait aucune ambition d’entrer dans l’OTAN. A contrario, dans un certain sens, la décision ambiguë prise à Bucarest et, par la suite, la réticence de l’OTAN à répondre favorablement aux demandes de l’Ukraine ont renforcé la confiance de Poutine dans la possibilité d’une conquête facile de l’Ukraine et lui ont donné l’impression qu’il pouvait au besoin mener une invasion à grande échelle sans réel risque de mesures de rétorsion.

Afin de saisir la véritable ampleur de l’erreur commise à Bucarest, il suffit de répondre à la question suivante : la Fédération de Russie aurait-elle osé attaquer l’Ukraine si celle-ci avait été membre de l’OTAN ? Cela est hautement improbable. Le caractère contraignant de l’article 5 du traité de l’OTAN peut être interprété de différentes manières, mais il n’en reste pas moins qu’il n’existe pas de précédent historique lors duquel la Russie a attaqué un pays membre de l’Alliance.

La seule façon de corriger l’erreur fatale faite à Bucarest est de mettre fin à l’ère de l’ambiguïté stratégique en invitant l’Ukraine à rejoindre l’OTAN sans attendre la fin de la guerre. Cependant, il est important de souligner qu’une invitation ne signifierait pas une adhésion immédiate. Les États membres de l’OTAN ne devraient pas nécessairement appliquer immédiatement l’article 5. Comme l’illustre l’histoire récente de l’élargissement de l’OTAN, même dans le cas d’un candidat aussi « idéal » que la Finlande, l’ensemble de la procédure a pris près d’un an et, pour la Suède, un autre candidat « idéal » ayant déposé sa candidature en même temps que la Finlande, cela n’est toujours pas réglé. Par conséquent, les scénarios apocalyptiques dépeignant des troupes des pays de l’OTAN déployées sur le terrain dès le lendemain d’une invitation faite à l’Ukraine pour qu’elle rejoigne l’Organisation ne sont pas réalistes.

Il n’y a aucune raison de craindre une escalade en raison d’une invitation de l’OTAN à l’Ukraine, car Poutine lui-même ne souhaite pas une confrontation avec l’organisation. Personne n’est plus réticent que le président russe à transformer cette invasion en une Troisième Guerre mondiale. L’armée russe a du mal à faire face aux forces armées ukrainiennes et n’aurait aucune chance dans une confrontation militaire avec l’OTAN.

Il n’y a pas non plus lieu de craindre que l’invitation à l’Ukraine de rejoindre l’OTAN valide a posteriori l’argument russe selon lequel l’OTAN cherche à menacer la Russie. Dans le discours public russe, influencé par la machine de propagande, la guerre avec l’Ukraine s’est transformée en une guerre contre l’OTAN immédiatement après que la Russie a commencé à subir des revers sur le champ de bataille, la Russie utilisant cela comme excuse pour justifier ses échecs militaires. Peu importe les actions futures de l’OTAN, que ce soit accorder une invitation à l’Ukraine ou simplement réitérer la déclaration de Bucarest, le Kremlin continuera de répéter son discours à propos de la menace que représente l’OTAN pour la Russie.

Les risques qui accompagneraient un refus d’inviter l’Ukraine à rejoindre l’OTAN

Comme toute décision politique historique audacieuse, la décision d’accorder une invitation à l’Ukraine sans attendre la fin de la guerre pourrait comporter certains risques. Cependant, il est important de faire en sorte que la discussion porte moins sur les dangers et risques que l’adhésion de l’Ukraine pourrait entraîner que sur ses avantages et sur les risques qui accompagnent le fait de ne pas l’inviter au sein de l’OTAN.

L’un des avantages les plus importants est assez clair : l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN renforcerait considérablement les capacités militaires de l’Alliance. L’armée ukrainienne est la seule force en Europe qui ait l’expérience de la guerre moderne à grande échelle contre un ennemi beaucoup plus grand et plus puissant, reconnu par le concept stratégique de l’OTAN comme la « menace la plus importante et la plus directe » pour l’Alliance. En tant que nouveau membre de l’OTAN, l’Ukraine deviendrait un pilier fiable du flanc oriental de l’Alliance. L’absence actuelle de l’Ukraine au sein de l’OTAN affaiblit considérablement l’Alliance en Europe.

En réalité, il existe plusieurs autres raisons pour lesquelles les pays européens devraient être fortement intéressés par l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Premièrement, cela renforcerait la confiance envers les capacités de défense européennes, surtout si les États-Unis réduisent leur présence sur le continent européen. Deuxièmement, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est cruciale pour la reconstruction du pays. Rien ne garantirait mieux les investissements futurs en Ukraine. Peu d’investisseurs européens sérieux seraient prêts à s’engager s’ils savaient que leurs entreprises pourraient être détruites par des frappes de missiles russes ou se retrouver sous occupation russe. Troisièmement, l’adhésion à l’OTAN enverrait un signal fort à des millions de réfugiés ukrainiens. Cela leur montrerait qu’ils peuvent retourner en toute sécurité en Ukraine et les encouragerait donc à envisager et planifier leur vie future dans leur pays d’origine, et non dans les États membres de l’Union européenne (UE). Aujourd’hui, des millions d’Ukrainiens sont sur le point de prendre l’une des décisions les plus importantes de leur vie : retourner en Ukraine ou planifier leur avenir dans certains pays européens, dont la France.

Une invitation pour que l’Ukraine rejoigne l’OTAN permettrait également de pousser la Russie – non seulement les dirigeants russes, mais aussi la société russe – à renoncer à ses rêves impérialistes et à entamer des transformations démocratiques. Pour y parvenir, la société russe devra d’abord abandonner ses aspirations de restaurer l’ancien empire. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN représente le moyen le plus rapide de mettre un terme à ce rêve.

Par ailleurs, ne pas inviter l’Ukraine dans l’OTAN comporte également certains risques, non moins importants. L’un d’entre eux serait de confirmer que la politique de Poutine, qui consiste à mener des guerres et à occuper d’autres pays pour les empêcher de rejoindre l’OTAN, est efficace. Cela encouragerait ainsi la Russie à continuer régulièrement à attaquer l’Ukraine (ainsi que d’autres États).

En cas de non-invitation de l’Ukraine à rejoindre l’Alliance, la réforme du contrôle civil démocratique des forces armées ukrainiennes, ainsi que d’autres réformes liées aux ambitions de l’Ukraine au sein de l’OTAN, seraient bloquées. Pour comprendre les implications d’une telle situation, imaginez une énorme armée prête au combat, disposant d’une quantité importante d’armes, sans contrôle parlementaire et civil démocratique, et qui se retrouve dans une zone grise après la fin de la guerre. Sans aucun doute, il est préférable que cette armée soit placée sous contrôle civil démocratique et intégrée pleinement dans la structure de sécurité transatlantique la plus fiable à ce jour.

La décision de ne pas inviter l’Ukraine entraînerait également une immense et compréhensible frustration chez les Ukrainiens et serait une importante source de démotivation, voire démobilisation pour ceux qui sont en première ligne. Les jeunes Ukrainiens d’aujourd’hui, âgés de 10 ou 15 ans, devront se préparer à devoir mener une nouvelle guerre contre la Russie dans le futur. Alors que, dans le passé, l’adhésion à l’OTAN était une idée qui divisait les Ukrainiens, c’est à présent une idée unificatrice pour les habitants de toutes les régions de l’Ukraine, y compris ceux des régions de l’Est et du Sud qui étaient autrefois sceptiques : 82% des Ukrainiens soutiennent actuellement l’adhésion de l’Ukraine à l’Alliance.

Si ce n’est pas l’OTAN, quelles sont les autres solutions à la disposition de l’Ukraine ?

Plus la déception à l’égard du processus d’adhésion à l’OTAN serait profonde, plus le soutien en faveur de la restauration de l’arsenal nucléaire deviendrait élevé. L’indécision de l’OTAN a déjà conduit à une situation où une personne sur deux en Ukraine est en faveur de l’option nucléaire. Plus marquant encore, 44,6% des personnes interrogées ne craignent pas la perspective d’une Ukraine qui deviendrait un paria mondial et perde ainsi l’aide militaire et financière occidentale. Les récentes confessions publiques de l’ancien président américain Bill Clinton, qui a affiché son regret d’avoir convaincu l’Ukraine d’abandonner les armes nucléaires en 1994 et qui a suggéré que la Russie n’aurait pas envahi l’Ukraine si Kyiv disposait toujours de moyens de dissuasion nucléaire, pourraient contribuer encore davantage à ce sentiment collectif en faveur de la restauration de l’arsenal nucléaire.

La France a fait preuve d’un leadership remarquable lorsque l’Ukraine cherchait à obtenir le statut de candidat à l’UE en 2022. Le processus d’adhésion à l’UE est crucial pour le développement futur de l’Ukraine. Cependant, nous devons désormais nous concentrer sur la sécurité de l’Ukraine, et l’adhésion à l’OTAN joue un rôle essentiel à cet égard. Les « garanties de sécurité » actuellement en discussion pour l’Ukraine peuvent être utiles en tant qu’option de transition, mais elles ne peuvent pas remplacer l’article 5 de l’OTAN. En effet, telles qu’elles sont actuellement discutées à huis clos, elles offrent davantage de garanties de soutien à la sécurité de l’Ukraine, et non de véritables garanties de sécurité ayant vocation à être dissuasives vis-à-vis d’éventuels agresseurs. Elle ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec l’article 5 de l’OTAN ou les accords de sécurité bilatéraux que les États-Unis ont signés dans les années 1950 avec le Japon et la Corée du Sud (et que l’Ukraine a également tenté de négocier avec Washington depuis plusieurs années). Il est très important de ne pas substituer les termes afin d’éviter un autre piège, pas celui de Bucarest cette fois, mais celui de Budapest : pendant de nombreuses années, les Ukrainiens étaient quasiment convaincus que, en échange de leur renoncement à l’arsenal nucléaire, ils avaient reçu des garanties de sécurité des principaux États nucléaires du monde (y compris de la France), mais il est apparu par la suite qu’ils avaient en réalité reçu des garanties de sécurité qui n’étaient que politiques et non-contraignantes.

L’article 42.7 du traité de l’UE ne peut pas remplacer l’article 5 du traité de l’OTAN. Non seulement le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’UE prend beaucoup plus de temps que celui d’adhésion à l’OTAN, mais il subsiste également une grande incertitude quant aux garanties de sécurité prévues par l’article 42.7 et ce qu’elles recouvrent exactement. La récente décision de la Suède et de la Finlande (membres de l’UE) de poursuivre leur adhésion à l’OTAN constitue la preuve la plus éloquente à cet égard.

Appliquer le « modèle israélien » à l’Ukraine, une idée qui est devenue très en vogue ces derniers temps, peut sembler séduisant, mais ce modèle offre des garanties de soutien et non des garanties de sécurité. La situation est également différente de celle d’Israël : l’existence de l’Ukraine est contestée par l’une des plus grandes puissances nucléaires et l’Ukraine elle-même n’est plus un État nucléaire. Le modèle israélien est également relativement coûteux et implique des programmes d’aide financière réguliers. Avec la diminution de l’appétit des États-Unis pour l’aide financière à l’étranger, il est difficile d’imaginer que ce modèle puisse être durable et efficace pour l’Ukraine. L’adhésion à l’OTAN est certainement moins onéreuse que les enveloppes financières annuelles fournies à l’Ukraine par les États qui se sont engagés à la soutenir « aussi longtemps qu’il le faudra ». Par conséquent, le modèle israélien peut être une option pour l’Ukraine, mais de manière complémentaire à l’adhésion à l’OTAN et non comme une alternative à cette dernière.

Certains politiciens des États membres de l’OTAN peuvent être réticents à soutenir l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN parce qu’ils ne souhaitent pas exclure délibérément l’option de la neutralité lors de potentielles négociations de paix. Cependant, après toutes les atrocités et les crimes de guerre que la Russie a commis en Ukraine au cours des quinze derniers mois, et en raison de la terreur continue qui frappe quotidiennement les civils – empêchant tout simplement les Ukrainiens de mener une vie normale (j’ai dû interrompre l’écriture de cet article à trois reprises en raison des sirènes incessantes des raids aériens, des explosions violentes et des débris de drones « Shakhed » qui tombent dans mon jardin à Kyiv) – l’idée de neutralité ne serait pas acceptée par la société ukrainienne. La neutralité de l’Ukraine est devenue synonyme d’une extrême vulnérabilité. Et même si on imagine que l’Ukraine puisse l’accepter dans le cadre d’une paix négociée, rien ne garantirait que Poutine ou son successeur la respecteraient étant donné qu’ils n’ont pas non plus respecté le statut de « non-aligné » de l’Ukraine en 2014 en annexant illégalement la Crimée. N’oublions pas que l’objectif principal de Poutine en Ukraine est d’obtenir non pas sa neutralité, mais son anéantissement en tant qu’État souverain. Une Ukraine neutre, en dehors de l’OTAN, lui permettrait certainement d’atteindre cet objectif beaucoup plus facilement.

Pour conclure, la manière la plus efficace, la plus crédible et la moins onéreuse d’assurer la sécurité de l’Ukraine à long terme est son adhésion à l’OTAN par le biais d’une invitation – même conditionnelle – officialisée dès le prochain sommet de l’OTAN à Vilnius. La France, qui est un pays qui se soucie d’une Europe forte et militairement capable et qui, sous l’administration Macron, ne craint pas de prendre des décisions politiques audacieuses, pourrait devenir un leader de ce processus. De plus, le public français soutient déjà cette idée, une majorité de Français étant en faveur d’une invitation de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN dès le sommet de Vilnius.

 

Crédits photo : Présidence de l’Ukraine

Auteurs en code morse

Alyona Getmanchuk

Alyona Getmanchuk (@getmalyona) est la fondatrice et directrice du think tank ukrainien New Europe Center, basé à Kyiv. Auparavant, elle dirigeait l’Institute of World Policy, également à Kyiv (2009-2017). Ses recherches portent sur les relations Ukraine-OTAN, les relations bilatérales de l’Ukraine avec les pays occidentaux et la sécurité régionale.

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