L’OTAN à Vilnius : un sommet ingrat mais révélateur en perspective

Le Rubicon en code morse
Juil 05

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Le prochain sommet de l’OTAN se déroulera à Vilnius (Lituanie) les 11 et 12 juillet 2023. Il réunira les Nations membres de l’Alliance atlantique, désormais au nombre de 31 depuis l’intégration de la Finlande le 4 avril 2023. Des invités sont d’ores et déjà prévus, avec l’Ukraine et son médiatique président en guest star, ainsi que la Suède dont l’adhésion dépend du bon vouloir de la Turquie. Seront également présents, comme en 2022, les partenaires asiatiques de l’OTAN : Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande. Qu’attendre de ce sommet de l’OTAN dans le contexte géopolitique actuel ? Le sommet de Vilnius sera par nature ingrat, coincé entre l’élan de celui de Madrid de juin 2022 et les multiples échéances de 2024.

D’un côté, l’attaque russe contre l’Ukraine du 24 février 2022 a nourri le discours sur l’OTAN comme « l’alliance militaire la plus couronnée de succès de tous les temps » (« most successful Alliance in history« ) illustré par le contraste entre la préservation des pays baltes dans l’OTAN et les agressions successives subies par l’Ukraine en dehors. Sur cette base, Madrid a été un succès naturel en s’appuyant sur les fondamentaux de la défense collective (protéger l’intégrité territoriale des États membres) et en s’ouvrant à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, mais un succès facile car lié à l’immédiateté de la situation. Les sujets de fond sont désormais sur la table : inscription du soutien à l’Ukraine dans la durée, insuffisance des stocks d’équipements et de munitions, faiblesse des capacités de production industrielle, niveau des dépenses de défense, conséquences pour l’Europe de la volonté américaine de privilégier l’Indopacifique suite au durcissement stratégique à l’égard de la Chine.

D’un autre côté, l’année 2024 sera marquée par de multiples échéances susceptibles de favoriser une forme d’attentisme à Vilnius. Au premier chef, l’OTAN fêtera ses 75 ans avec une inévitable réunion des chefs d’État et de gouvernement à Washington en avril, d’autant plus souhaitée que les élections présidentielles américaines de novembre 2024 pourraient être porteuses de conséquences funestes en cas de changement d’administration. Ce sera également l’anniversaire des dix ans du Defence Investment Pledge (DIP) adopté lors du sommet du Pays de Galles de 2014, avec l’objectif de porter l’effort de défense à 2% du PIB, et donc l’heure du bilan. 2024 marquera également la dixième année du mandat de l’actuel Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui vient tout récemment d’être reconduit dans ses fonctions : la continuité est ainsi assurée, mais la spéculation sur le nom de son successeur ne favorisera pas la projection vers l’avenir. Par ailleurs, l’année 2024 devrait voir se dérouler les élections présidentielles russe (1er tour le 17 mars) et ukrainienne (1er tour le 31 mars). Si ces échéances sont respectées, et en fonction de la situation militaire sur le terrain, la séquence obligera les acteurs à s’adapter, sans pour autant que cela favorise le règlement du conflit. Les cartes seront ainsi rebattues.

Ce sera donc un sommet ingrat, mais révélateur, car les discussions sur les sujets de fond donneront des indications sur le degré de volonté des États membres à aller vers des solutions : degré d’implication des États-Unis en Europe dans le cadre de garanties de sécurité à l’Ukraine, degré d’investissement des Européens en matière de dépenses de défense, degré d’articulation avec l’Union européenne sur le plan capacitaire, degré de prise en compte de la priorité américaine donnée à l’Indopacifique, degré de souplesse de la Turquie à l’égard de l’adhésion suédoise. Quelle dynamique s’exprimera lors de ce sommet ? Il convient dans un premier temps de remettre en perspective la signification que revêt un sommet de l’OTAN, puis d’analyser les différents enjeux qui s’exprimeront à Vilnius.

 

Un sommet de l’OTAN se passe toujours bien : une remise en perspective du sens de l’événement

Qu’est-ce qu’un sommet de l’OTAN ? La question peut sembler triviale : matériellement, il s’agit de la réunion des 31 chefs d’État et de gouvernement des pays membres sous la présidence du Secrétaire général de l’organisation. Cependant, en quoi est-ce différent d’un Conseil européen, qui réunit 27 chefs d’État et de gouvernement ainsi que la présidence de la Commission européenne ? Ou de l’Assemblée générale des Nations Unies, où 150 chefs d’État et de gouvernement se sont exprimés publiquement lors de la 77e session en septembre 2022 ? Ce qui distingue les sommets de l’OTAN est que chacun d’eux est l’occasion de réaffirmer la raison d’être de cette organisation, à savoir la défense collective. Selon l’article 5 du traité de l’Atlantique nord du 4 avril 1949, « une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». L’OTAN est une alliance militaire défensive, mono-tâche, exclusivement dédiée à la défense de ses membres : elle repose sur la croyance dans le respect de cet engagement – conviction que les pays les plus puissants se porteront au secours des plus faibles, et surtout que les États-Unis se porteront au secours de l’Europe en cas d’agression.

N’ayons pas peur des mots : la défense collective relève de la foi. En comparaison, l’Union européenne comme l’Organisation des Nations Unies sont des institutions régies par le droit, toutes les deux dotées d’un corpus juridique et d’un système juridictionnel – qu’ils soient respectés ou non est un autre sujet. Il n’y a pas de droit de l’OTAN ni de tribunal de l’OTAN, personne ne fera un procès en cas de non-respect de l’article 5 – d’ailleurs beaucoup moins automatique qu’on veut bien le présenter si l’on se réfère strictement à une lecture juridique. Or, l’enjeu est politique, c’est tout ou rien : le non-respect de la clause de défense collective entraînerait immédiatement la mort de l’organisation, c’est le propre d’une alliance militaire. Cette foi repose sur ses textes sacrés (article 5, concept stratégique, communiqué des chefs d’État et de gouvernement à l’issue de chaque sommet), ses rites (sommet biennal de la communauté transatlantique, réunion dédiée suite à l’élection d’un nouveau président américain de sorte qu’il puisse réaffirmer l’engagement de son pays, formules répétées à longueur de rencontres de dirigeants), ses prêtres (le Secrétaire général de l’OTAN, le Commandant suprême des forces alliées en Europe – SACEUR – qui est toujours un Américain). C’est cette foi dans la défense collective qui est mise en scène lors de chaque sommet, car c’est sur elle que repose la crédibilité de l’édifice et, par voie de conséquence, sa portée dissuasive.

Dès lors, un sommet de l’OTAN se passe bien. Toujours bien. Car il symbolise la communion dans la foi partagée de la défense collective, indissociable de l’engagement des États-Unis. Il est donc préparé de manière à ce que tous les enjeux soient traités en amont, accordant un rôle clé aux trois réunions annuelles des ministres de la Défense (février, juin, octobre, la dernière s’étant tenue les 15 et 16 juin 2023). Le sommet se déroule comme une procession, avec de nombreux et invariables moments publics et chorégraphiés qui visent à démontrer la croyance dans l’effectivité de l’alliance militaire. Cela diffère grandement d’un Conseil européen où les empoignades (verbales) sont d’autant plus envisageables que les intéressés se réunissent quatre fois par an et que la foi dans l’idée européenne s’exprime à travers les traités : l’expression d’intérêts divergents fait au contraire partie intégrante de la construction du projet commun à travers une dramaturgie qui permet le compromis. Personnellement, j’ai participé de près ou de loin à six sommets : Chicago 2012, Pays de Galles 2014, Varsovie 2016, Bruxelles 2017, Bruxelles 2018, Londres 2019. Le plus réussi reste à mes yeux Varsovie en raison de la richesse de son contenu : présence avancée dans les pays d’Europe centrale et orientale, paquet de mesures d’assistance à l’Ukraine, engagement cyber, déclaration conjointe UE-OTAN, défense anti-missile, adhésion du Monténégro. Le plus mémorable reste celui de Bruxelles en 2017 pour les raisons développées ci-après.

De manière symptomatique, la présentation des précédents sommets consultable sur le site Internet de l’OTAN n’en mentionne qu’un seul pendant l’ensemble du mandat du président Trump, celui de Bruxelles en 2018. Or, il y en a eu trois : sont omis Bruxelles 2017 et Londres 2019. On objectera que le premier était une « réunion des chefs d’État et de gouvernement » et le second une « réunion des leaders de l’OTAN » : certes, la créativité diplomatique mérite d’être saluée, mais même la réunion virtuelle entre chefs d’État et de gouvernement du 25 février 2022 est qualifiée de sommet sur la même page. L’omission est volontaire. Pourquoi ? Car la politique transatlantique de Donald Trump a justement rompu les codes présentés ci-dessus et inévitablement provoqué une crise de foi dont les effets persistent jusqu’à nos jours. Après avoir exprimé son scepticisme pendant la campagne présidentielle et formulé de nombreuses critiques dès son élection, le président américain n’a pas réaffirmé l’engagement des États-Unis dans la défense collective de l’Alliance atlantique lors de son discours du 25 mai 2017 au sommet de Bruxelles, tout en admonestant ses collègues chefs d’État et de gouvernement sur l’insuffisance de leur effort de défense.

Le ressenti a été dramatique : l’engagement de sécurité américain est apparu à géométrie variable en fonction du niveau de dépenses de défense de chaque pays et, qui plus est, conditionné à l’humeur du locataire de la Maison-Blanche, perçue comme pour le moins instable. Un trésor de diplomatie a été déployé par l’administration américaine pour recoller les morceaux, au premier chef par le Secrétaire à la défense, James Mattis, sur le thème des « adultes dans la pièce » : ne faites pas attention au président, l’État profond veille sur vous ! L’argumentaire, à la crédibilité déjà discutable dans le cadre institutionnel américain, s’est effondré avec son renvoi le 1er janvier 2019 et c’est dans ce contexte que s’est tenu le sommet de Londres du 4 décembre 2019 qui commémorait les 70 ans de l’Alliance. Le résultat était paradoxal : la déclaration mentionnait explicitement l’engagement de tous les Alliés dans la défense collective dès son premier paragraphe, mais plus personne ne croyait dans son effectivité, Donald Trump ayant démontré sa capacité à ne pas respecter les accords signés par les États-Unis.

La victoire de Joe Biden aux élections présidentielles américaines de novembre 2020 ouvre la voie à une reprise de la normalité. Un sommet de l’OTAN est organisé dès le 14 juin 2021 à Bruxelles : il est « expédié » en une seule session de 2h45 des chefs d’État et de gouvernement au lieu de trois habituellement. Son seul et unique objectif est de retrouver la foi dans l’engagement américain en tournant la page Trump et en lançant la réécriture du document le plus important de l’organisation après le traité de Washington, à savoir le concept stratégique qui définit la stratégie de l’Alliance (le précédent datait de 2010 et était le 7e en 61 ans d’existence). L’année 2022 est marquée par son exceptionnalité liée à l’attaque russe contre l’Ukraine du 24 février 2022, avec trois sommets : le premier virtuel dès le 25 février, le deuxième le 24 mars à Bruxelles pour réaffirmer la défense collective et le troisième les 29 et 30 juin à Madrid qui approuve le nouveau concept stratégique et invite formellement la Suède et la Finlande à rejoindre l’OTAN. Madrid est avant tout un sommet visant à assurer la cohérence : après les années Trump, il permet de renouer avec les orientations de Varsovie et les approfondit. Quant au concept stratégique, il entérine l’évolution de la Russie qui passe du statut de partenaire à celui de « menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». En effet, le concept stratégique de 2010, toujours en vigueur en février 2022 malgré l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass à partir de 2014, mentionnait que « la coopération OTAN-Russie revêt une importance stratégique, car elle contribue à la création d’un espace commun de paix, de stabilité et de sécurité » : une forme de mise à jour s’imposait.

 

Un sommet de Vilnius réussi qui devrait se montrer peu productif

À présent que la recette d’un sommet réussi est connue, encore faut-il que celui-ci soit productif et, pour ce faire, que l’acteur principal sache ce qu’il veut, offrant la possibilité aux autres de se positionner. Or, les États-Unis savent-ils ce qu’ils veulent ? Trois caractéristiques se dégagent de la politique de l’administration Biden à l’international : elle se montre non-escalatoire, focalisée sur la Chine avec la volonté de réussir le pivot vers l’Asie, et au service des classes moyennes américaines dans un environnement parlementaire difficile. Elle est donc, au contraire, peu encline à s’engager plus avant en Europe et, en même temps, le conflit ukrainien consomme les ressources alliées, notamment en termes de matériel et de munitions, qui demanderont des années à être reconstituées : alors que la Russie impose sa priorité, faut-il temporiser avec la Chine comme semble l’illustrer la visite du Secrétaire d’État Antony Blinken à Pékin le 18 juin 2023 ? Les Européens semblent enfin vouloir investir dans leur défense, mais via l’Union européenne : faut-il les y encourager ? Quel avenir occidental offrir à l’Ukraine sans que le conflit pèse pendant dix ans sur les budgets américains ? Force est de constater que l’incertitude prédomine dans les débats.

 

Que faire de l’Ukraine ?

La question ukrainienne sera l’enjeu le plus suivi médiatiquement du sommet de Vilnius. Quelle réponse sera apportée à la demande du président Zelensky de bénéficier de garanties de sécurité pour son pays avant de pouvoir intégrer l’OTAN comme il l’a exprimé lors du deuxième sommet de la Communauté politique européenne en Moldavie le 1er juin 2023 ? En effet, une intégration de l’OTAN est inenvisageable pour l’Ukraine tant que la guerre avec la Russie perdure, pour la bonne et simple raison que l’article 5 ferait de l’Alliance un belligérant, sauf à perdre toute crédibilité. Cette option a été exclue par les États-Unis selon mes interlocuteurs officiels français, et cela a été signifié au président ukrainien qui l’a pris en compte : il n’y aura pas, à Vilnius, d’invitation formelle à rejoindre l’Alliance. L’hypothèse d’une « invitation conditionnelle » de l’Ukraine a été soulevée pour à la fois envoyer un message politique d’espoir sans pour autant se traduire par la mise en œuvre de la défense collective de l’OTAN. Elle ne semble guère réaliste, car elle introduirait une forme de géométrie variable de l’article 5 de l’Alliance dont nul ne veut parmi les États membres.

Reste que l’Ukraine ne peut pas non plus repartir les mains vides de Vilnius, et cela concerne deux enjeux. Premièrement, il est indispensable de fournir une réponse politique à sa demande d’adhésion à l’OTAN formalisée le 30 septembre 2022. Deuxièmement, la dépendance ukrainienne aux armes et munitions occidentales impose de sécuriser ces flux d’approvisionnement afin de garantir l’avenir de sa lutte – d’autant plus que ces flux sont menacés par l’épée de Damoclès que constitue l’élection présidentielle américaine de 2024. Le président Macron a parfaitement synthétisé la situation dans son intervention au Forum GLOBSEC 2023 de Bratislava du 31 mai 2023 : il faut « donner des garanties de sécurité tangibles et crédibles à l’Ukraine » en construisant « quelque chose entre la sécurité fournie à Israël et une adhésion pleine et entière à l’OTAN ». Ces garanties dépendent, au premier chef, des États-Unis, or ces derniers sont-ils vraiment enclins à s’engager formellement en Europe ? Toute une partie des think tanks américains perçoit ce conflit comme une anomalie, voire une distraction, par rapport à la priorité qui devrait être donnée à la Chine. De plus, comme il semble peu propice de passer devant le Congrès au vu de sa composition actuelle, quel serait le degré de validité d’une obligation résultant du seul pouvoir exécutif américain ? La réponse à cette question fournira une clé de lecture essentielle pour la suite du conflit.

Comme la question du sommet de Bucarest est régulièrement soulevée de manière simpliste (en présentant Allemands et Français comme les méchants qui auraient empêché l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, ce qui aurait évité la guerre avec la Russie), un mot ici à ce propos. Le communiqué du sommet de Bucarest d’avril 2008 mentionne dans son § 23 : « L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. […] Les ministres des Affaires étrangères sont habilités à prendre une décision sur la candidature au MAP [plan d’action pour l’adhésion] de l’Ukraine et de la Géorgie. » Qu’en est-il vraiment ? L’antagonisme fut bien réel entre, d’un côté, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique et, de l’autre, George W. Bush, le Canada, la Pologne et les pays baltes, – les Britanniques faisant preuve d’une remarquable discrétion – mais sur des bases sensiblement différentes :

  • Premièrement, la proposition d’inviter l’Ukraine et la Géorgie à intégrer l’Alliance émanait d’un président américain peu apprécié en Europe, dont c’était le dernier sommet du dernier mandat, qui avait engagé son pays dans deux conflits majeurs en Irak et en Afghanistan. De plus, l’initiative était contestée au sein même de son administration puisqu’elle engagerait avant tout son successeur. Bref, il s’agissait d’une décision prise par un président va-t-en-guerre auquel on n’avait pas nécessairement envie de faire plaisir, et il était incertain que son successeur assume la décision ou que le Congrès renouvelé à la fin de l’année la ratifie. Les États-Unis défendraient-ils vraiment la Géorgie et l’Ukraine contre la Russie ? Avec quelles forces ? Les interventions du président Bush préparatoires au sommet portaient d’ailleurs sur sa priorité essentielle : demander des renforts pour l’Afghanistan, ce qu’il obtiendra, notamment de la France. L’Ukraine n’était pas la priorité américaine du sommet, pas plus que la Géorgie d’ailleurs : l’attaque russe contre cette dernière en août 2008 a suscité une réaction très faible de la part du même président américain. L’octroi à ce pays du plan d’action à l’adhésion lors du sommet de Bucarest n’y aurait rien changé : les forces américaines étaient bien trop engagées sur les autres théâtres pour intervenir face à la Russie. La défense collective étendue à ces deux pays n’était tout simplement pas crédible dans le contexte de l’époque.
  • Deuxièmement, il n’y avait aucune certitude quant à la volonté d’adhésion des Ukrainiens ; rappelons les faits : le président Porochenko a envoyé le 16 janvier 2008 la lettre de demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, co-signée par la Première ministre et le président du Parlement, la Rada ; les travaux de la Rada ont été bloqués jusqu’au 6 mars par l’opposition et n’ont repris qu’après le vote d’une résolution de compromis conditionnant l’adhésion à l’OTAN à la tenue d’un référendum; les sondages de l‘époque montraient que l’opinion publique favorable à l’OTAN se situait entre 15 et 17% – il faudra le conflit de 2014 pour inverser la tendance. Que ne dirait-on pas aujourd’hui si le sommet de Bucarest avait débouché sur un « non » ukrainien à l’OTAN ?
  • Troisièmement, le texte de Bucarest était certes un compromis, mais à l’avantage des Américains puisque la décision sur le principe était favorable et que la décision sur l’attribution du plan d’action à l’adhésion a été renvoyée aux ministres des Affaires étrangères qui se sont réunis en décembre 2008. L’administration américaine était à ce moment en phase de transition avec l’équipe du président élu, Barack Obama, dont la préoccupation était tournée vers l’Afghanistan (il a annoncé en février 2009 l’envoi de 17 000 hommes en renfort). La secrétaire d’État sortante, Condoleezza Rice, a enterré le sujet : « la Géorgie et l’Ukraine ne sont pas prêtes pour l’adhésion ». Le nouveau président américain ne soulèvera plus le sujet : les États-Unis avaient besoin de la Russie dans le conflit afghan.

 

Quelle défense pour l’Europe ?

La relation transatlantique est désormais marquée par une nette divergence stratégique. Pour les États-Unis, comme indiqué dans leur Stratégie de sécurité nationale d’octobre 2022, la priorité n°1 est la Chine, la Russie ne venant qu’en seconde position. Pour l’Union européenne et ses pays membres, la priorité n°1 est désormais la Russie, avec la Chine en seconde position. Cela n’empêche pas une coordination euro-américaine sur la Chine, mais avec des différences d’approche, de méthode, qui sont notables, mais qui ne sont pas l’objet de cet article. La France semble avoir tiré les conséquences de cette situation comme le montre le discours du président Macron lors du Forum GLOBSEC 2023 de Bratislava : très ferme sur l’Ukraine et ses perspectives d’adhésion, offrant une main tendue aux pays d’Europe centrale et orientale et assumant un « pilier européen dans l’OTAN ». Ces pays et la France ont en commun le sérieux en matière de défense et une priorisation identique plaçant la Russie avant l’Asie. Mes interlocuteurs au sein de l’administration française m’ont confirmé que ce discours s’inscrivait dans un effort pensé et construit vers la Pologne et les Baltes, le pressing américain sur la Chine trouvant ses limites, car apparaissant décalé par rapport à la sécurité de l’Ukraine.

Dans cet environnement, où se situe la dynamique en faveur de la défense ? Le sommet de Vilnius devrait déboucher sur un nouvel engagement à investir dans les dépenses de défense à travers un renouvellement du Defence Investment Pledge (DIP), l’original ayant été adopté lors du sommet du Pays de Galles de 2014. Au vu du contexte, il s’agit du plus petit dénominateur commun : tous s’accordent à dépenser plus en matière de défense, et la France se montre d’ailleurs bonne élève avec la Loi de programmation militaire déposée par le gouvernement le 4 avril 2023. Le consensus des 31 États membres est d’autant plus aisé qu’il s’agit de passer d’un objectif de 2% du PIB de chaque pays consacré à la défense à un plancher de 2% : on ne soulignera jamais assez la part de créativité nécessaire à l’exercice de la diplomatie. Notons tout de même que seuls 7 pays sur 30 atteignaient les 2% du PIB en 2022 ainsi que le pointe le rapport du Secrétaire général : les États-Unis, la Grèce, les trois États baltes, la Pologne et le Royaume-Uni, suivis de près par la France et la Croatie. Par ailleurs, le Secrétaire général propose un « plan d’action pour la production de défense » (Defence Production Action Plan) se fondant sur l’achat conjoint par un certain nombre d’États membres sur une base volontaire d’obus de 155 mm pour un montant d’un milliard de dollars via l’Agence OTAN de soutien et d’acquisition. En pratique, il s’agit d’un recyclage politique de procédures existantes dans un parallélisme assez mesquin avec l’Act in Support of Ammunition Production (ASAP) proposé par la Commission européenne le 3 mai 2023 (1 milliard d’euros pour 1 million d’obus en 1 an).

Enfin, les Européens attendent des États-Unis qu’ils agissent pour lever le veto turc à l’adhésion de la Suède, bien que cela soit considéré comme très improbable par tous mes interlocuteurs face à un Erdogan renforcé par sa victoire aux élections présidentielles. Dernier point, la posture de dissuasion et de défense de l’OTAN sera renforcée à travers l’élaboration de nouveaux plans régionaux. En synthèse, rien de particulièrement remarquable à attendre, ce qui contraste avec la dynamique du côté de l’Union européenne (sanctions, Facilité européenne pour la paix, ASAP).

Dernier rebondissement concernant ces préoccupations américaines pour le continent européen, la question de l’incarnation de ces équilibres dans la personne du Secrétaire général de l’OTAN. L’actuel titulaire, Jens Stoltenberg, est entré en fonction le 1er octobre 2014 et devrait être prolongé d’une année supplémentaire. Ainsi que mes interlocuteurs officiels français me l’ont confirmé, les États-Unis souhaitent le remplacer par un chef d’État ou de gouvernement qui cocherait un certain nombre de cases : un pays sérieux en matière de défense, un membre de l’Union européenne après ce long mandat d’un Norvégien, une personnalité qui ne constitue pas une provocation pour la Russie, un caractère qui ne favorise pas l’escalade en cas de tensions, et si possible et pour la première fois une femme. L’éventualité de la candidature de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, qui répondait à nombre de ces critères n’a donc pas prospéré : l’enchaînement eût été délicat après deux personnalités issues des pays nordiques (Jens Stoltenberg et avant lui le Danois Anders Fogh Rasmussen). Le report à 2024 permettra également de s’articuler avec le « mercato » politique consécutif aux élections européennes du 9 juin. Ce choix constituera un signal fort à destination des pays européens qui sera à décrypter.

 

Jusqu’où se tourner vers l’Asie ?

À l’inverse, la priorité donnée par les États-Unis à l’Asie les incite à rechercher une meilleure articulation entre l’Atlantique et l’Indopacifique comme souligné dans leur Stratégie de sécurité nationale d’octobre 2022. Le sommet de Madrid de juin 2022 a été riche à cet égard : première participation des partenaires asiatiques de l’OTAN à un sommet (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande), première mention de la Chine dans un Concept stratégique de l’OTAN de manière ferme (§13 : « La République populaire de Chine affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs », §14 : « Nous demeurons disposés à interagir avec la République populaire de Chine de façon constructive », « Nous travaillerons ensemble de manière responsable, en tant qu’Alliés, pour répondre aux défis systémiques que la République populaire de Chine fait peser sur la sécurité euro-atlantique ») et un net durcissement dans le communiqué de Madrid (§6 : « Nous nous trouvons face à une compétition systémique de la part d’acteurs, parmi lesquels la République populaire de Chine, qui portent atteinte à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs, et qui cherchent à fragiliser l’ordre international fondé sur des règles ») par rapport à la version du sommet de Bruxelles de 2021 (§3 : « L’influence croissante et les politiques internationales de la Chine peuvent présenter des défis, auxquels nous devons répondre ensemble, en tant qu’alliance. Nous interagirons avec la Chine en vue de défendre les intérêts de l’Alliance en matière de sécurité »).

La teneur du communiqué de Vilnius sera révélatrice du degré d’adhésion des Européens à la rhétorique américaine : nouvelle aggravation ou stabilisation du langage adopté ? Un premier signal a néanmoins été donné à travers la question de l’ouverture d’un bureau de représentation de l’OTAN au Japon, finalement refusé notamment par la France, ce qui a obligé le Secrétaire général à rétropédaler. Ne nous y trompons pas : la méfiance à l’égard d’une aventure asiatique est partagée par l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale qui voient dans l’OTAN une alliance géographiquement définie conformément aux articles 5 et 6 du traité de Washington (région de l’Atlantique Nord, au nord du Tropique du Cancer, et Méditerranée, auxquels s’est adjointe la mer Noire avec les élargissements). Il semble peu probable que les États-Unis obtiennent davantage en matière d’Indopacifique à l’occasion de ce sommet.

 

Conclusion

In fine, le sommet de Vilnius sera un succès, car il sécurisera l’engagement américain dans la défense collective du continent européen, un sujet cher au président Biden– à tout le moins jusque fin 2024. Néanmoins, sur le fond, il apportera peu de changements, ce qui est inévitable à plusieurs titres : premièrement, du fait de son positionnement temporel entre les annonces de Madrid 2022 et l’anniversaire des 75 ans en 2024 ; deuxièmement, si l’OTAN a parfaitement joué son rôle de défense collective du territoire de l’Alliance fin février 2022, l’aide concrète à l’Ukraine est le fait des États individuellement (les Américains au premier chef) et de l’Union européenne, laquelle offre une gamme d’outils nettement plus large (capacité à légiférer, ressources financières, actions économiques et commerciales de soutien ou de sanctions) ; troisièmement, les États-Unis sont conscients que leur priorité n°1, la compétition avec la Chine, nécessite d’impliquer l’Europe sur les questions économiques, commerciales et technologiques, ce qui ne passe pas par l’OTAN dont ce n’est pas le métier, comme le montre la mise en place en 2021 du Conseil du commerce et des technologies Union européenne-États-Unis qui revêt une importance stratégique. Ce sommet sera avant tout un révélateur des intentions géopolitiques des États-Unis à l’égard de l’Europe au regard de la priorité qu’ils donnent à la Chine : quel équilibre entre les deux océans Pacifique et Atlantique ? Et entre les deux bords de l’Atlantique ?

De manière imagée, lors du sommet de Vilnius, les États-Unis seront installés, comme d’habitude, dans le siège du chauffeur, mais nous roulerons sur un circuit fermé, ce qui rend le paysage un peu monotone. La France sera, comme d’habitude, installée à la place du mort, le coude sur la portière : les pays d’Europe centrale et orientale voudront davantage de défense européenne, les États-Unis voudront une plus grande implication géopolitique de la Commission européenne, la France cherchera à renforcer le pilier européen de l’OTAN – même pas peur. Derrière, les autres passagers se demanderont si le chauffeur a encore l’âge de conduire à cette vitesse et appréhenderont la sortie de route. Mais où le passager avant a-t-il dit qu’il avait garé sa voiture, si tant est qu’il en ait vraiment une ? Une seule chose est sûre, le gars sur son vélo bleu et jaune est en train de nous rattraper…

 

Crédits photo: State Department photo by Michael Gross /Wikimedia Commons

 

Auteurs en code morse

Olivier Sueur

Olivier Sueur (@SueurOlivier), expert en résilience et affaires stratégiques, est ancien sous-directeur OTAN, Union européenne et ONU au sein du Ministère des Armées. Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

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