La SWP (Stiftung Wissenschaft und Politik), un des principaux think tanks allemands travaillant sur les questions de sécurité, vient de publier un rapport (version française) qui pose la question d’une « européanisation » de la dissuasion nucléaire française. Ce dernier présente les questionnements allemands sur la pertinence de construire une dissuasion nucléaire européenne, possiblement sous l’égide de la France, dans un contexte où il peut apparaître prudent pour Berlin de réfléchir à des alternatives au « parapluie nucléaire » américain. La SWP y évoque ainsi les propositions du Président Macron de février 2020 voulant mieux familiariser les partenaires européens avec la politique de dissuasion nucléaire française en proposant un « dialogue stratégique » sur le rôle des armes nucléaires françaises dans la défense collective de l’Europe. Le rapport scrute également la crédibilité de la dissuasion française en version « élargie », tout comme la faisabilité d’un arrangement institutionnel qui pourrait sous-tendre une telle dissuasion européenne. Ce faisant, à travers ce rapport, les deux auteurs essaient de voir en quoi la dissuasion française peut être un remède aux problèmes de sécurité, ou si elle suscite de faux espoirs.
Les chercheurs allemands mettent le doigt sur plusieurs difficultés durables. Tout d’abord, la doctrine française en matière de dissuasion insiste depuis sa création sur son indépendance et son caractère national et ne prévoit aucun mécanisme de dissuasion élargie. Il n’est donc pas envisageable, à l’heure actuelle, d’imaginer une concertation européenne sur la décision d’avoir recours à l’arme nucléaire. Il est également exclu de solliciter la participation de partenaires étrangers sur le financement ou la production des armes nucléaires et de leurs vecteurs en échange d’une participation décisionnelle, Paris souhaitant préserver intégralement son autonomie stratégique dans ce domaine. Ces exigences limitent fortement ce que la France peut offrir à ses alliés, et interdisent notamment d’envisager un mécanisme s’inspirant d’une quelconque manière de la dissuasion élargie de l’Alliance atlantique. Au sein de l’OTAN, les États-Unis ont déployé depuis des décennies des armes nucléaires (bombes à gravité pouvant être emportées par des chasseurs-bombardiers) sur le territoire de plusieurs États européens membres de l’OTAN qui participent à la mission de partage nucléaire de l’Alliance. La procédure retenue par l’OTAN permettrait en cas de besoin d’envisager l’emploi de ces armes, avec une décision approuvée par le Groupe des plans nucléaires (NPG). Par ailleurs, les alliés développent et mettent en œuvre la stratégie nucléaire de l’Alliance dans le cadre du NPG, à l’exception de la France qui ne fait pas partie de cette instance.
Les chercheurs de la SWP notent justement l’impossibilité pour la France, dans le cadre de sa politique actuelle, de s’engager dans un mécanisme similaire pour des raisons stratégiques, capacitaires et opérationnelles. Ils relèvent également les blocages politiques qui empêcheraient toute modification de la position française. La proposition de loi constitutionnelle déposée récemment par le Rassemblement national semble confirmer qu’il existe de ce point de vue une vigilance à l’extrême droite mais aussi à l’extrême gauche de l’échiquier politique. En effet, les élus RN à l’Assemblée nationale ont proposé de faire entrer la dissuasion nucléaire dans la constitution de la Ve République, en dénonçant les risques d’« un possible partage de cette capacité avec nos voisins européens ». La proposition de loi RN cherche aussi à contester les positions antinucléaires occasionnelles de certains partis de gauche et d’extrême gauche.
Dans le même temps, le rapport rappelle les réticences des partenaires européens à s’engager de manière trop marquée avec la France, en particulier sur le plan du nucléaire militaire. Une dissuasion française appliquée à l’Union européenne semble en effet inutile à ce stade, tant la dissuasion nucléaire américaine apparaît encore crédible et adaptée aux yeux de nombreux alliés, et de la France elle-même. Ce constat se fonde sur des considérations politiques, mais aussi capacitaires : les forces nucléaires françaises restent bien entendu largement plus réduites que l’arsenal américain. Les interrogations liées au volume et à la structuration de l’arsenal viennent s’ajouter aux questions de volonté politique et d’environnement de sécurité, ce qui, selon les auteurs, remet en cause la crédibilité d’une possible dissuasion française « élargie ». Malgré ces obstacles, certains partenaires s’interrogent tout de même sur l’engagement américain vis-à-vis de l’Europe sur le long terme, et craignent en particulier que Washington se désengage progressivement du continent européen pour se concentrer sur les défis asiatiques. Toutefois, même ceux qui redoutent les conséquences en Europe du « pivot » américain vers l’Asie semblent observer une certaine retenue dans le discours. En effet, certains craignent qu’en s’organisant mieux pour se défendre eux-mêmes, les Européens conduisent Washington à en déduire que son soutien est moins nécessaire et qu’il lui est alors possible de réduire son investissement militaire en Europe.
Ces éléments sont largement développés dans ce rapport qui juge qu’à l’heure actuelle, les conditions ne sont pas réunies pour développer une dissuasion française élargie crédible pour l’Europe – ce qui n’est de toute façon pas l’objectif de la France. Pour autant, les auteurs suggèrent de préparer le terrain intellectuel pour un rôle accru des forces nucléaires françaises dans la sécurité du continent. Ainsi, ils font l’effort d’explorer les pistes plus modestes où des progrès ont déjà été réalisés et où des rapprochements sont encore possibles. La première d’entre elles est celle du « dialogue stratégique ». En 2020, le président Macron avait invité ses partenaires européens à discuter de la conception française de la dissuasion. Cet appel a été répété très récemment lors de la conférence de Munich sur la sécurité, pendant laquelle le Président a « réitéré [s]on offre formulée à l’École de guerre en février 2020, d’un dialogue avec les partenaires européens qui le souhaitent sur la dissuasion nucléaire française et la conception qu’a la France de la dimension européenne de ses intérêts vitaux. » Ce dialogue ne prend manifestement pas une forme bien définie, et les autorités françaises n’ont pas communiqué sur la tenue de rencontres formelles sur ce sujet. Néanmoins, il est probable que dans le cadre de discussions régulières entre alliés européens, ces questions soient plus régulièrement évoquées, y compris au travers d’initiatives semi-officielles portées par des think tanks, comme par exemple un dialogue franco-allemand en « Track 1.5 » faisant se rencontrer à intervalles réguliers des officiels et des experts français et allemands. Cette volonté d’ouverture et de mieux faire connaître la dissuasion française n’est d’ailleurs pas nouvelle, puisque Paris a par exemple proposé il y a quelques années à ses partenaires de l’OTAN de visiter certaines installations nucléaires, telle la base de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins à Brest. Les experts de la SWP insistent sur la volonté française de transmettre sa vision des questions stratégiques, de faire prendre conscience à ses alliés de l’importance de sa dissuasion et de les convaincre du rôle joué par les forces françaises dans le dispositif global de défense et de dissuasion européen. Si ces objectifs sont incontestablement prioritaires, d’autres, plus secondaires, méritent tout de même d’être soulignés.
Au-delà du dialogue stratégique, et de manière plus concrète, l’un des points ayant suscité un débat notable, et repris par le rapport de la SWP, est la proposition du Président français d’associer les partenaires le souhaitant aux exercices des forces nucléaires françaises. Au vu des exigences et spécificités des deux composantes nucléaires françaises (océanique et aéroportée), seules les Forces aériennes stratégiques (FAS), et, dans une moindre mesure, la Force aéronavale nucléaire FANu) peuvent accueillir des observateurs ou des participants étrangers à leurs exercices. Les principaux exercices des FAS sont les opérations « Poker », qui ont lieu quatre fois par an. Ces exercices permettent de répéter l’ensemble de la procédure de frappe, avec une mission de longue durée au-dessus du territoire national. Les « Poker » sont des opérations d’importance qui impliquent de nombreux moyens de l’armée de l’Air : une cinquantaine d’avions dont des Rafales portant une réplique du missile nucléaire ASMP‑A (missile air-sol à moyenne portée amélioré), des avions ravitailleurs, des avions de combat jouant les forces adverses, des unités de défense sol/air, des unités de contrôle aérien. À la suite du discours du président Macron, il n’y a pas eu de communication publique sur le désir de partenaires européens d’impliquer leurs unités conventionnelles dans le cadre de la posture défensive jouée durant de tels exercices des FAS, la crise du Covid-19 ayant également limité les déplacements internationaux. Néanmoins, dans le cadre d’une audition récente à l’Assemblée nationale, le général Jérôme Bellanger a indiqué qu’un ravitailleur italien avait pris place dans le dispositif ennemi simulé lors d’un Poker récent. Cette participation rappelle, toute proportion gardée, l’implication des alliés non-nucléaires de l’OTAN aux exercices « Steadfast Noon ». Des exercices réguliers permettent d’entraîner à la mission nucléaire les pilotes des pays où sont stationnées des armes nucléaires. Ces pays jouent un rôle majeur en fournissant les chasseurs-bombardiers concernés. Néanmoins, d’autres États participent également, , y compris des pays qui n’ont pas la capacité d’emporter des armes nucléaires (Danemark, Grèce, Hongrie, Norvège, Pologne, Roumanie et République tchèque). La Pologne et la République tchèque ont d’ailleurs pris part à plusieurs reprises ces dernières années aux exercices « Steadfast Noon » en fournissant des avions non-adaptés à l’emport d’armes nucléaires (respectivement F‑16 et JAS 39 Gripen). L’ouverture de la France à ses partenaires européens dans ce domaine reste incontestablement plus modeste que les dispositifs de l’OTAN, qui ont vocation à être collectifs. Elle est cependant peut-être plus importante que ce qui fait l’objet de communications officielles.
Deux autres aspects ne sont pas mentionnés dans le rapport de la SWP, qui se centre plus spécifiquement sur la dissuasion au sens strict. Ils font cependant partie des sujets stratégiques sur lesquels le président Macron a souhaité renforcer la coordination européenne en matière de nucléaire militaire et méritent donc un rapide examen.
Le premier correspond à la volonté présidentielle de faire émerger une posture plus coordonnée à l’échelle du continent en matière de maîtrise des armements. À Munich, Emmanuel Macron a indiqué son désarroi de voir des décisions sur des systèmes militaires ayant des implications pour l’Europe se prendre à Moscou ou Washington. Cela concerne en particulier les missiles de portée intermédiaire, précédemment éliminés et interdits par le Traité FNI. Les États-Unis ayant dénoncé ce traité en 2019 à la suite de violations par Moscou, les États européens pourraient être confrontés dans le futur à un dilemme rappelant les questionnements de la Guerre froide, à savoir le choix d’héberger sur leurs territoires ce type de systèmes ou de promouvoir des instruments diplomatiques permettant leur élimination. Si les discussions sur la dissuasion française peuvent donner l’impression d’une présentation unilatérale plutôt que d’une conversation, en matière de maîtrise des armements en revanche, les États européens ont tous un rôle important à jouer et peuvent contribuer à « repenser notre doctrine de sécurité pour assurer la place de l’Europe dans toute future discussion de maîtrise des armements », selon les termes d’Emmanuel Macron. Dans ce domaine, il y a a priori moins de réticences des différents partenaires à travailler ensemble, même si des différences de sensibilité s’observent. Il peut en revanche y avoir une difficulté à penser de manière créative aux mécanismes de maîtrise des armements de demain. Le contexte international montre en effet l’effondrement brutal et systématique de l’architecture connue, bâtie à l’issue de la Guerre froide. La suspension par Moscou de sa participation au Traité New Start est un nouveau coup porté à ce régime. Mais imaginer un nouveau système de régulation, permettant d’assurer la sécurité mutuelle toute en limitant les principaux risques d’escalade des tensions, est un défi réel. Cela requiert d’identifier les évolutions capacitaires qui poseront les plus gros risques pour la stabilité européenne. Il est également nécessaire de réfléchir à des compromis qui pourraient être acceptables par les différentes parties prenantes. Enfin, ce travail doit d’une certaine manière faire abstraction de certains blocages politiques actuels, sans pour autant se baser sur des hypothèses irréalistes. A ce stade, cette réflexion pourrait avoir pour principal objectif de s’assurer que les intérêts européens seront pris en compte à Washington dans l’hypothèse d’une reprise d’un dialogue bilatéral ou trilatéral sur ce sujet, impliquant Moscou et/ou Beijing.
Le deuxième élément sur lequel les Européens peuvent utilement se concerter concerne la préservation de l’architecture de non-prolifération et de désarmement. Que ce soit à Paris ou Berlin, les questions de prolifération sont suivies avec beaucoup d’attention et le Traité de non-prolifération (TNP) est décrit comme la pierre angulaire de la sécurité du pays. Dans un contexte marqué par des crises de prolifération pérennes, il y a donc un intérêt partagé à soutenir un régime fonctionnel de régulation de la prolifération et d’avancées en matière de désarmement. La dernière conférence de réexamen du TNP, qui s’est tenue en août 2022, a montré les lignes de fracture qui traversent le régime, et les retombées majeures de la guerre en Ukraine dans ce forum. D’une part, un grand nombre d’Etats réclament des progrès rapides en matière de désarmement. De l’autre, la Russie s’enferme dans une posture de blocage systématique des enceintes internationales. Ceci intervient alors que la norme de non-prolifération semble affaiblie : en Europe avec l’agression russe contre un pays ayant signé le TNP en tant qu’État non-doté et choisi d’assurer sa sécurité à des mécanismes internationaux, au Moyen-Orient avec l’incapacité à résoudre la crise iranienne ou encore en Asie du Nord-Est. Les Européens ont tout intérêt à poursuivre leurs concertations pour identifier des postures communes et des stratégies permettant de proposer des approches constructives dans ce domaine, en contrepoint du travail réalisé dans ce domaine par les Etats occidentaux dotés de l’arme nucléaire (Etats-Unis, France, Royaume-Uni). Cette approche coopérative est d’autant plus nécessaire que lors de la conférence d’août 2022, la Russie et la Chine en particulier se sont montrées particulièrement virulentes à l’égard des pays de l’OTAN. Les mécanismes de dissuasion partagée ont été assimilés, à tort, à une forme de prolifération, et les États européens qui y participent ont été frontalement attaqués. Ces États sont également amenés à se positionner sur le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Ce Traité, adopté en 2017, compte à ce jour 68 États parties, mais est rejeté unanimement par les États possédant des armes nucléaires qui s’opposent en particulier à ce que la norme d’interdiction des armes nucléaires puisse être considérée comme du droit coutumier international. Dans certains États de l’OTAN, une pression politique ou exercée par la société civile pousse pour une participation plus ou moins active au sein du TIAN, avec une critique notamment vive du partage nucléaire dans le cadre de l’OTAN. Si rien n’empêche des alliés de prendre des décisions différenciées sur ce sujet (par exemple sur la participation comme observateur aux conférences du TIAN), il est utile d’en discuter et d’éviter d’apparaître trop divisés sur ce sujet. Or, le sujet du désarmement nucléaire divise l’Union européenne, puisque trois États de l’UE (Autriche, Irlande et Malte) ont ratifié le TIAN. Les institutions européennes font donc face à des difficultés pour faire émerger des positions communes sur ce sujet, ce qui n’empêche pas de travailler efficacement et de concert sur d’autres dimensions liées à la non-prolifération et au désarmement, par exemple le soutien au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE).
Si les questions de maîtrise des armements et de non-prolifération sont abordées relativement aisément entre partenaires européens dans différents forums, les questions de dissuasion sont plus difficiles, et c’est donc tout le mérite du rapport de la SWP de mettre l’accent sur des propositions concrètes pour approfondir la coopération dans ce domaine. En effet, si selon les chercheurs allemands, l’option d’une dissuasion élargie « française » n’est pas à l’ordre du jour, elle n’est pas non plus complètement invraisemblable si les circonstances venaient à changer, en particulier en cas de retrait des garanties de sécurité américaine ou d’accentuation brutale du niveau de menace en Europe. Le rapport de la SWP se conclut donc par des recommandations pour poursuivre la réflexion, tout d’abord en continuant les efforts français pour sensibiliser ses partenaires aux enjeux de la dissuasion et intégrer des partenaires à certains exercices comme les « Poker » évoqués précédemment. Ses auteurs proposent également une plus grande participation des officiels français aux forums de discussion de l’OTAN dédiés au nucléaire (NPG ou Conseil de l’Atlantique Nord) et aux exercices nucléaires organisés par l’Alliance, tout en reconnaissant les impasses politiques dans ce domaine. Enfin, ils s’interrogent sur les conditions d’une plus grande confiance des partenaires européens, et de l’Allemagne en premier chef, dans la dissuasion française.
Ce document pose les questions essentielles à toute réflexion sur l’ « européanisation » de la dissuasion française, en montrant ses enjeux, ses limites et ses pistes de progrès. L’on peut souhaiter qu’il alimente les réflexions dans les différentes capitales à ce sujet, et encourage les officiels des pays concernés à se positionner peut-être plus ouvertement sur leurs attentes, leurs réserves et leurs priorités dans la mise en place d’une réflexion partagée sur le sens véritable d’une « dissuasion européenne ».
Crédit photo: Reuters
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