Un coup d’État singulier ? Trois raisons pour lesquelles le coup d’État au Niger se démarque des précédents coups d’État au Sahel (et pourquoi il est très grave)

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Sep 06

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Cet article est la traduction de « A coup like no other: Three reasons why the coup in Niger is different from previous coups in the Sahel (and why it’s very serious) », publié par Democracy In Africa le 25 août 2023.

Au Niger, le renversement du président Bazoum par le général Tiani est le dernier d’une série de coups d’État au Sahel. Depuis 2020, en effet, six coups d’État se sont produits dans la région du Sahel – ce qui en fait le septième (sans même parler de ceux ayant eu lieu dans des régions limitrophes, le dernier en date ayant eu lieu au Gabon le 30 août dernier). Mais les réactions des acteurs régionaux et internationaux ont ici été singulières, plus fortes mais aussi plus divisées et confuses que dans les autres situations. Ce coup d’État suscite des préoccupations internationales plus importantes et potentiellement de plus grands dangers que les précédents. Il se peut fort bien que nous vivions un moment déterminant pour la sécurité, la gouvernance, le multilatéralisme et les relations internationales en Afrique. On identifiera trois arguments principaux pour expliquer en quoi ce coup d’État ne ressemble pas aux autres et en quoi il revêt une importance cruciale.

Aucun récit simple ne peut expliquer le coup d’État

Les raisons pour lesquelles un coup d’État a été perpétré contre le président Bazoum à Niamey le 26 juillet dernier font toujours l’objet de débats parmi les observateurs, les analystes et les Nigériens eux-mêmes, y compris ceux qui sont proches des cercles du pouvoir. Les ressorts et dynamiques de tels événements sont toujours complexes, mais des facteurs relativement clairs peuvent être rattachés aux différents coups qui ont eu lieu au Mali et au Burkina Faso voisins depuis trois ans. En août 2020, des colonels maliens ont exploité le mécontentement généralisé et les troubles contre la gouvernance corrompue du président Ibrahim Boubacar Keita. Ils ont renversé une élite au pouvoir impopulaire, se présentant comme des défenseurs du rétablissement de l’ordre public et des représentants de la volonté du peuple. Lorsque les autorités civiles de la transition ont tenté de remanier le gouvernement au détriment de l’armée, elles ont renforcé leur emprise sur le pouvoir – dans le cadre de ce qui a été qualifié en mai 2021 de « coup d’État dans le coup d’État ». Au Burkina Faso, les coups d’État de janvier et septembre 2022 trouvent leurs origines dans les relations tendues entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil, ainsi qu’entre les différents échelons des forces de sécurité elles-mêmes, dans le contexte du défi militaire majeur que représentent les prétentions et mouvements des insurgés djihadistes. Le lieutenant-colonel Damiba a destitué le président Christian Kabore avant d’être lui-même destitué quelques mois plus tard par le capitaine Ibrahim Traoré à la suite d’importantes débâcles militaires contre les militants djihadistes dans les localités d’Inata (novembre 2021) et de Djibo (septembre 2022).

Le coup d’État contre le président Bazoum ne découle ni des manifestations dans les rues de Niamey ni de revers sur le champ de bataille contre les mouvements djihadistes. Bien que la légitimité dont bénéficiait Mohamed Bazoum depuis les élections générales de 2021 ait été remise en question en raison d’accusations de fraude à l’époque, cela n’a pas engendré une force politique suffisamment importante pour menacer sa position. De plus, contrairement à son prédécesseur Mamahadou Issoufou, issu du même parti politique et entaché par des scandales de corruption pendant son mandat, la présidence de Bazoum n’avait pas été à ce stade entaché par de telles accusations. Sur le plan de la sécurité, par ailleurs, la situation s’était objectivement améliorée depuis son arrivée au pouvoir.

Le coup d’État contre le président Bazoum semble en réalité résulter d’une série d’événements « en cascade ». Il a été déclenché par le général Tiani, qui était le commandant de la Garde présidentielle. Tiani était considéré comme un proche collaborateur de Mamahadou Issoufou au palais présidentiel, et ils avaient peut-être des raisons personnelles et liées à leurs intérêts pour s’opposer à certaines décisions récentes du président élu. L’étincelle pourrait être un différend concernant des arrangements de haut niveau hérités de l’ère Issoufou, ce qui a finalement ouvert la voie à d’autres officiers historiquement opposés au parti politique d’Issoufou et de Bazoum pour se joindre au mouvement visant à renverser le président en exercice. L’action de ces hommes a suscité des discussions au sein de l’armée, aboutissant, quelques heures plus tard, à la création du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) avec Tiani à sa tête. Cet accord fondateur, bien que fragile au sein de l’armée, a été suivi d’un appel à un soutien populaire et d’une série de nominations au sein de l’administration pour consolider le fait accompli. À ce jour, le président Bazoum, sa femme et son fils sont toujours retenus sous la surveillance des forces de Tiani. Le pouvoir au sein de l’armée semble encore en évolution car de nombreux groupes d’intérêts se réorganisent autour du nouveau chef militaire dont les plans pour le pays semblent mal articulés et restent encore obscurs.

La guerre est possible

Dans une démarche sans précédent, l’organisation régionale ouest-africaine CEDEAO a émis un ultimatum d’une semaine pour un retour à l’ordre constitutionnel, appuyé par la menace d’un recours à la force contre les putschistes. Cette approche contrastait nettement avec la manière dont l’organisation avait géré les précédents coups d’État au Mali et au Burkina Faso voisins, où le scénario plus « classique » consistait en des sanctions et une transition négociée dirigée par la CEDEAO. La différence de conduite de cette organisation régionale semble être motivée par divers facteurs. Tout d’abord, le président nigérian Tinubu, récemment élu à la tête de la CEDEAO, l’a été sous le slogan « tolérance zéro face aux coups d’État ». L’autocratisme apparemment contagieux de la gouvernance au Sahel engendre et consolide un type de régime qui s’oppose et menace les principes officiels de la CEDEAO qui sont en faveur d’un régime civil. La crédibilité de Tinubu lui-même, ainsi que celle de l’organisation dans le rétablissement rapide de l’ordre constitutionnel, étaient donc en jeu.

Deuxièmement, étant donné le début hésitant du coup d’État, qui semblait indiquer à la fois une action mal planifiée et des dissensions au sein des forces de sécurité nigériennes, la CEDEAO a très probablement cherché à étouffer la crise dans l’œuf en réagissant rapidement et avec force, afin d’éviter un autre scénario de transition prolongé comme dans les États voisins. Mais la menace d’intervention a eu un effet inverse. La junte nigérienne a refusé d’envoyer une délégation de haut niveau pour rencontrer les envoyés de la CEDEAO pendant la semaine de l’ultimatum. Au lieu de cela, elle a mobilisé un soutien populaire national contre une « agression extérieure », ainsi qu’un soutien régional de la part des responsables des coups d’État au Mali, au Burkina Faso et en Guinée – ce qui accroît les risques d’une intervention qui pourrait déboucher sur une guerre régionale. L’ultimatum de la CEDEAO a sans doute attiré l’attention sur la situation et a clairement indiqué que les coups d’État n’étaient plus tolérés dans la région, mais il a également renforcé la position de la junte, alimentée par un discours nationaliste sur la souveraineté. Pendant la semaine précédant l’expiration de l’ultimatum, la junte et ses partisans largement suivis sur les médias sociaux ont créé une atmosphère électrique en mettant en avant la prétendue imminence d’une agression de la CEDEAO, qui serait planifiée par la France.

La perspective d’une guerre a accentué les divisions entre les États membres de la CEDEAO tout en plaçant le bloc régional dans un dilemme difficile. Une intervention est contestée non seulement par les Nigériens, mais aussi par une partie importante de l’opinion publique dans les pays susceptibles de contribuer aux troupes, en particulier au Nigéria. Une guerre aggraverait très probablement la situation humanitaire, sécuritaire et politique dans la région. Elle pourrait éventuellement profiter aux insurgés djihadistes, qui ont déjà perpétré de multiples attaques meurtrières depuis le coup d’État. Cependant, la CEDEAO est désormais liée par ses propres paroles et risque de perdre la face si elle n’agit pas, et ce alors que les cycles de négociations échouent les uns après les autres. Le temps est clairement en faveur des putschistes : une transition n’est pas une solution qu’ils concéderaient à la communauté internationale ; c’est en réalité leur plan A, testé et approuvé par leurs homologues malien et burkinabè. Dans ces pays, le régime de « transition » a permis aux putschistes d’obtenir le pouvoir qu’ils cherchaient sans subir trop de contraintes en contrepartie.

Les enjeux internationaux sont élevés

Au niveau régional, la menace de la CEDEAO de recourir à la force a entraîné une résistance de la part des membres suspendus, ce qui a non seulement mis la possibilité d’une guerre régionale sur la table, mais aussi la dissolution de l’organisation elle-même. La perspective de la guerre a également suscité des réponses internationales fortes et polarisées. La discipline diplomatique relative adoptée jusqu’à présent, avec la CEDEAO en tête de l’effort de résolution du conflit et la France en tant qu’acteur externe clé, ne tient plus. Au niveau continental, une Union africaine divisée a mis plus d’une semaine à émettre une déclaration conjointe soutenant les efforts de la CEDEAO et « prenant note » du déploiement d’une force de réserve.

Au-delà du continent, la France et les États-Unis, deux acteurs clés dans la région, ont choisi des approches différentes pour faire face à la crise. La France a adopté une position ferme dès le début. Elle a condamné le coup d’État, évacué ses citoyens et a soutenu une intervention militaire de la CEDEAO tout en exprimant son soutien en faveur de la libération et du retour au pouvoir du président Bazoum. Une position que la junte a rapidement sanctionnée en suspendant toute collaboration militaire. Au contraire, les États-Unis ont déployé des efforts diplomatiques majeurs pour résoudre la crise en envoyant un haut responsable américain pour négocier avec la junte, tout en rejetant le recours à la force comme solution possible. Les États-Unis demandent la libération du président Bazoum, tout en évitant de qualifier le coup d’État de « coup d’État » car cela entraînerait une fin, légalement interdite, de la collaboration militaire. Les États-Unis ont clairement exprimé leur souhait de maintenir cette collaboration militaire, notamment en raison de la présence à Agadez de l’une des plus grandes bases de drones construite par les États-Unis sur le continent. Le scénario jusqu’à présent inimaginable, selon lequel les troupes américaines resteraient au Niger (éventuellement accompagnées de forces européennes déjà présentes dans le pays), tandis que les troupes françaises doivent partir, est donc une possibilité réelle. Il va sans dire qu’une telle situation pourrait sérieusement affecter les relations bilatérales entre la France et les États-Unis. Pour la France, qui est devenue un allié problématique pour ses partenaires occidentaux, cela pourrait marquer la fin humiliante d’une intervention militaire de dix ans au Sahel et porter atteinte à sa capacité d’être une puissance d’équilibre(s) et d’initiative(s). Le Niger devait initialement servir de modèle pour un partenariat de sécurité renouvelé au Sahel, fondé sur les leçons tirées de la sortie précipitée et honteuse du Mali.

Conclusion

« Au Niger, un coup d’État n’est pas une surprise, mais une probabilité statistique », a écrit Rahmane Idrissa, faisant référence au fait que cet évènement marque le cinquième coup d’État dans le pays, ce qui montre la persistance d’un déséquilibre structurel civilo-militaire plutôt qu’une rupture avec le passé. Cependant, ce coup d’État se distingue des précédents au Niger, dont certains ont été perçus comme des « coups correctifs » en faveur de la démocratie. Il se distingue également des coups d’État survenus dans la région du Sahel ces dernières années, précisément parce qu’il ne semble pas y avoir de justification claire et plausible pour celui-ci. Son originalité s’apprécie donc doublement ; dans le temps et dans l’espace. Si les motivations derrière ce coup d’État sont obscures et contradictoires, les réponses apportées ont également reflété cette confusion, chaque acteur optant pour sa propre approche pour naviguer dans cette situation, souvent guidé par les intérêts nationaux, plutôt que par le respect des normes établies ou des accords entre partenaires. Cette approche fragmentée, associée aux leçons tirées des expériences de ses voisins, a permis à la junte de faire fi des tentatives de négociation et de renforcer sa position, tout en exploitant les divisions internes, régionales et internationales. Il semble donc probable que ce coup d’État – un coup d’État de trop – ait sérieusement compromis les espoirs d’un retour à l’ordre constitutionnel et à la démocratie dans la région, tout en sapant davantage une cohésion régionale et continentale déjà fragilisée.

 

Crédit photo : Présidence de la République du Bénin

Auteurs en code morse

Nina Wilén et Yvan Guichaoua

Nina Wilén (@WilenNina) est directrice du programme Afrique à l’Institut Egmont et professeure agrégée de sciences politiques à l’Université de Lund. Elle mène des recherches sur les interventions militaires en Afrique en se concentrant sur le Sahel et les Grands Lacs.

Yvan Guichaoua (@YGuichaoua) est maître de conférences en analyse des conflits internationaux à la Brussels School of International Studies. Il étudie la sécurité et la politique au Sahel depuis 2007.

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