Un accord portuaire met la Corne de l’Afrique au bord du gouffre

Le Rubicon en code morse
Avr 17

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Cet article est une traduction de « A port deal puts the horn of Africa on the brink», paru le 24 janvier 2024, sur War on the Rocks.

Alors que Washington se concentre sur la menace que fait peser le Yémen sur le transport maritime international, des difficultés surgissent également de l’autre côté de la mer Rouge. Le 1er janvier 2024, l’Éthiopie et le Somaliland, une région dissidente de la Somalie qui prétend avoir accédé à l’indépendance, ont signé un protocole d’accord qui permet à l’Éthiopie d’avoir un accès direct à la mer Rouge en échange de la reconnaissance officielle de la souveraineté du Somaliland. Ce protocole a attisé les tensions régionales entre plusieurs États de la Corne de l’Afrique, dans une aire déjà très instable. Alors que la Somalie reste embourbée dans une crise interne sans cesse renouvelée et que l’Éthiopie lutte contre de multiples insurrections à la suite d’une guerre civile brutale qui a duré deux ans, les tensions actuelles, si elles ne sont pas rapidement apaisées, pourraient exacerber ces conflits et potentiellement en engendrer de nouveaux.

Jusqu’à présent, les trois pays n’ont guère donné l’assurance qu’ils souhaitaient résoudre cette querelle rapidement et diplomatiquement. Cependant, ni la Somalie ni le Somaliland n’ont les capacités de s’affronter dans le cadre d’une confrontation militaire conventionnelle. Cela est d’autant plus vrai pour la Somalie si elle souhaite défier militairement l’Éthiopie au sujet du mémorandum. Il existe au contraire une multitude d’options par procuration que les trois parties, y compris d’autres États de la région, pourraient adopter et qui semblent beaucoup plus probables si la crise devait tourner au drame. En outre, le groupe Al-Shabaab d’Al-Qaïda, qui cherche à tirer profit de cette crise de plus en plus préoccupante, reste dans l’expectative.

Contexte

Le mémorandum signé par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président du Somaliland Muse Bihi n’a pas été publié. Selon certaines informations, il permet à l’Éthiopie d’accéder au principal port du Somaliland, Berbera, et lui fournit des territoires supplémentaires dans l’ouest du Somaliland qu’elle peut louer pour construire une base navale dans le golfe d’Aden. M. Abiy avait déjà commencé à attiser les tensions régionales avant la signature de l’accord en annonçant sa détermination à sécuriser à nouveau l’accès de l’Éthiopie, pays enclavé, à la mer Rouge en octobre 2023. L’Éthiopie, le pays enclavé le plus peuplé de la planète, disposait avant l’indépendance de l’Érythrée en 1993 d’un accès direct à la mer Rouge, et le rétablissement de cet accès est un objectif prioritaire des nationalistes de diverses tendances. Certains observateurs ont vu dans la rhétorique d’Abiy un battement de tambour destiné à détourner l’attention des problèmes intérieurs de son gouvernement, mais elle a tout de même failli déclencher une guerre avec l’Érythrée voisine. Bien que l’accord actuel avec le Somaliland évite ce risque immédiat, l’Éthiopie est considérée avec méfiance dans la Corne de l’Afrique, et particulièrement en Somalie, ce qui crée une nouvelle série de conflits potentiels.

En échange de l’accès à la mer, le gouvernement du Somaliland soutient que l’Éthiopie reconnaîtra officiellement son indépendance en tant que nation souveraine – une reconnaissance très convoitée que le Somaliland s’efforce d’obtenir depuis qu’il a annoncé unilatéralement sa sécession de la Somalie en 1991. L’Éthiopie a été plus circonspecte dans la manière dont elle a formulé cette partie de l’accord, mais elle n’a pas non plus contredit la revendication du Somaliland.

Les acteurs internationaux fortement engagés en Somalie, tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne, la Turquie et l’Autorité intergouvernementale pour le développement de l’Afrique de l’Est, ont tous exprimé leur inquiétude face à l’escalade des tensions dans la Corne de l’Afrique. En réaffirmant leur attachement à l’ « intégrité territoriale » de la Somalie, ils ont tous implicitement critiqué l’Éthiopie et le Somaliland pour cet accord. L’Union africaine s’est également prononcée en faveur de l’intégrité territoriale de la Somalie, reflétant le souhait de nombreux pays d’éviter de créer un précédent susceptible d’encourager les séparatistes sur leur propre territoire. Mais cela n’a pas atténué la dynamique d’escalade dans la Corne de l’Afrique.

Pour sa part, le gouvernement fédéral de Somalie à Mogadiscio a rejeté avec véhémence le mémorandum, déclarant qu’il s’agissait d’une violation flagrante de sa souveraineté et de son intégrité territoriale (même s’il n’a pas d’emprise de facto sur la majeure partie du Somaliland). Il a également rappelé son ambassadeur en Éthiopie, marquant ainsi la première étape d’une possible détérioration des relations, et a récemment commencé à refuser à la compagnie aérienne Ethiopian Airlines l’autorisation de traverser l’espace aérien somalien. La rhétorique du gouvernement de Mogadiscio a été intransigeante et parfois belliqueuse, tout comme celle des Somaliens ordinaires qui se sont rassemblés dans tout le pays au cours des dernières semaines pour s’opposer au mémorandum. La Somalie a jusqu’à présent rejeté les ouvertures des partenaires internationaux en vue d’une médiation avec l’Éthiopie, soulignant que sa position n’était pas négociable.

Un autre acteur clé de cette saga en évolution semble être Al-Shabaab, la branche d’Al-Qaïda en Afrique de l’Est. Le groupe s’est fermement opposé au mémorandum et a implicitement menacé d’attaquer l’Éthiopie et le Somaliland à propos d’un accord qui, selon lui, « viole la souveraineté de la Somalie ». Dans l’espoir de renforcer le soutien de l’opinion publique et de mobiliser ses membres et ses sympathisants pour des actes de violence, les messages d’Al-Shabaab constituent également un véritable défi qui complique tout plan d’action visant à apaiser les tensions régionales.

En effet, une compétition à somme nulle multidimensionnelle s’intensifie entre le Somaliland et l’Éthiopie, d’une part, et le gouvernement fédéral de Somalie, d’autre part. Une guerre conventionnelle reste peu probable. Mais il est possible qu’il y ait une escalade significative dans les conflits indirects entre les différentes forces et/ou les mandataires des parties en compétition. Au minimum, les tensions semblent susceptibles d’entraîner le gel d’une coopération régionale essentielle en matière de lutte contre le terrorisme, à un moment où Al-Shabaab est prêt à profiter de la colère généralisée des Somaliens.

Une guerre conventionnelle est peu probable

Ni la Somalie ni le Somaliland ne disposent de forces armées conventionnelles suffisantes pour mener un conflit prolongé. L’échec général de la construction de l’État et du renforcement des capacités militaires en Somalie, avec l’aide de la communauté internationale, est bien documenté : la grande majorité de ce que l’on pourrait considérer comme des « forces de sécurité » en Somalie sont des milices claniques ou des armées de seigneurs de guerre dont la loyauté envers le gouvernement central (lui-même perpétuellement divisé) est discutable. Au sein de l’armée nationale somalienne, les seules unités régulièrement efficaces sont de petits groupes de forces spéciales formés par les États-Unis et la Turquie pour combattre Al-Shabaab. Depuis 1991, aucun gouvernement somalien n’a eu la capacité militaire conventionnelle de contester l’autorité de l’administration du Somaliland sur le territoire de ce dernier, et aucune rhétorique belliqueuse de Mogadiscio ne pourra changer cela.

L’incapacité de la Somalie à mener une guerre conventionnelle avec le Somaliland s’applique également au cas de l’Éthiopie, qui possède traditionnellement l’une des armées les plus importantes et les mieux équipées d’Afrique et qui maintient actuellement plusieurs milliers de soldats en Somalie, sous forme de contingents dans le cadre de la mission d’imposition de la paix de l’Union africaine et de déploiements unilatéraux. L’Égypte, qui a son propre différend  avec l’Éthiopie et qui entretient des relations étroites avec le président somalien Hassan Sheikh, a fermement soutenu Mogadiscio dans ce conflit. Mais si l’on met de côté la rhétorique dure, Le Caire a eu du mal à soutenir efficacement son principal allié dans la guerre civile en cours au Soudan, bien qu’il partage une frontière avec ce pays. Il est donc difficile de savoir dans quelle mesure l’Égypte pourrait s’impliquer dans un conflit par procuration avec l’Éthiopie.

Malgré l’instabilité de la Somalie, l’armée du Somaliland, et la stabilité de l’État dans son ensemble, se sont également révélées plus fragiles ces derniers mois que le gouvernement d’Hargeisa ou ses admirateurs internationaux ne voudraient l’admettre. En décembre 2022, des manifestations ont éclaté dans l’est du Somaliland au sein du clan minoritaire des Dhulbahante (un sous-clan du clan plus large des Darod, qui entretient des liens étroits avec l’État voisin du Puntland en Somalie) en réponse à l’administration musclée du gouvernement du Somaliland dans les régions contestées de Sool, de Sanaag et de Cayn. Ces protestations se sont rapidement transformées en une insurrection clanique centrée sur la capitale provinciale de Sool, Las Anod, dans laquelle les Dhulbahante, sous la bannière du mouvement Sool Sanaag et Cayn-Khatumo, ont cherché à se détacher du Somaliland et à revenir dans l’union avec la Somalie (bien que sous la forme d’un État membre constitutif autonome). L’un des auteurs s’est rendu à Las Anod en juin 2023 pour interroger ces milices claniques et a constaté que, bien que mal organisées et fragmentées, elles partageaient un fort rejet de l’indépendance du Somaliland et de l’inimitié envers le clan Isaaq qui domine la politique du Somaliland. Cependant, le 25 août 2023, les milices Sool, Sanaag et Cayn, auparavant désorganisées, ont organisé une offensive commune sur plusieurs fronts qui a mis en déroute les forces du Somaliland, brisant le siège de Las Anod, avançant d’environ 90 kilomètres vers l’ouest en direction de la frontière informelle entre les territoires habités par les Isaaq et les Dhulbahante, et capturant quelque 300 soldats. Selon des responsables du Sool, du Sanaag et du Cayn, ainsi que des sources diplomatiques occidentales dans la région, l’offensive a été facilitée par la division du Somaliland selon les clans, un sous-clan de l’Isaaq qui s’est vocalement opposé à Bihi, les Garhajis, ayant braqué ses armes sur les forces du Somaliland à peu près à ce moment-là.

Malgré la rhétorique musclée de Bihi et de ses ministres et les rassemblements en faveur de la guerre à Hargeisa, le Somaliland n’a pas été en mesure de lancer une offensive pour reprendre Las Anod à ce jour. En d’autres termes, le Somaliland ne contrôle plus de facto environ un tiers du territoire qu’il revendique, et plus particulièrement les provinces orientales qui forment (selon lui) la zone tampon orientale et la frontière internationale avec l’État somalien du Puntland. L’armée du Somaliland, quant à elle, a subi un revers stratégique et s’est fracturée sans pour autant montrer de signes de regroupement. La capacité du Somaliland à mener un conflit conventionnel est probablement limitée.

Étant donné l’incapacité de la Somalie ou du Somaliland à lancer un défi militaire conventionnel, il est beaucoup plus probable que, si ce conflit naissant persiste, il prendra la forme d’un conflit par procuration à multiples facettes – un scénario qui n’est pas inconnu dans l’histoire de la région. Compte tenu de la fragilité de la Somalie et du Somaliland, ainsi que de l’Éthiopie (qui lutte actuellement contre de multiples insurrections à grande échelle), ce scénario n’est guère plus rassurant que les perspectives d’une guerre conventionnelle. La question centrale est de savoir quel sera le rôle d’Al-Shabaab.

Réponses potentielles d’Al-Shabaab

Al-Shabaab, comme indiqué plus haut, tente déjà de mobiliser ses partisans pour empêcher violemment la mise en œuvre du mémorandum. La déclaration officielle du groupe rejetant l’accord souligne son hybridité idéologique. Al-Shabaab est une organisation salafiste-djihadiste transnationale par sa vision, ses ambitions et sa loyauté envers Al-Qaïda. Mais la direction du groupe est entièrement somalienne et le groupe a historiquement capitalisé sur le nationalisme somalien et l’irrédentisme, en particulier en opposition aux interventions militaires de l’Éthiopie, afin de construire sa base sociale en Somalie. Sans surprise, Al-Shabaab semble considérer ce moment comme une opportunité où la colère collective de la population somalienne dans son ensemble peut servir à insuffler une nouvelle vie à l’organisation. Le mémorandum pourrait donc finir par marquer la période la plus énergique d’Al-Shabaab depuis des années et accélérer l’expansion du groupe en Éthiopie et au Somaliland, prévue de longue date.

La solide machine de propagande d’Al-Shabaab a fait de nombreuses déclarations depuis l’annonce du mémorandum. Nombre de ses principaux dirigeants, dont Ali Mohamud Rage, Jama Abdisalam et Mahad Karate, se sont publiquement exprimés contre le mémorandum. La direction centrale d’Al-Shabaab a également publié une déclaration officielle le condamnant, ajoutant que la lutte contre l’accord est une obligation religieuse et que tous les Somaliens doivent « libérer » leur pays des envahisseurs éthiopiens. Sur le terrain, Al-Shabaab a organisé des manifestations sur l’ensemble du territoire qu’il détient, du sud au centre de la Somalie, au cours desquelles il a publiquement appelé au djihad contre la mise en œuvre du mémorandum.

Bien que les menaces soient pour l’instant purement rhétoriques, il existe de nombreux précédents qui laissent penser que le groupe passera à l’action. Ce niveau de mobilisation suggère que le groupe conserve la capacité de recruter et potentiellement de permettre des actes de terreur, malgré la grande offensive militaire contre Al-Shabaab depuis l’automne 2022. Al-Shabaab a déjà été en mesure de faire quelques progrès sur le terrain en Somalie, alors qu’une contre-offensive dans le centre de la Somalie s’est ralentie et qu’un deuxième front important prévu dans le sud de la Somalie a été retardé à plusieurs reprises. Alors que les forces de l’Union africaine continuent de partir, Al-Shabaab a lancé sa propre offensive, reprenant de nombreuses anciennes bases de l’Union africaine ou prenant d’assaut des bases déclinantes encore occupées. Cette dynamique croissante, associée à la colère populaire des Somaliens à l’égard du mémorandum (ainsi qu’à la guerre actuelle à Gaza), offre à Al-Shabaab de nouvelles possibilités de diffuser son message violent, de recruter plus largement et d’encourager ou d’inspirer ses partisans à recourir à la violence pour réaliser ses objectifs déclarés. En d’autres termes, le mémorandum ne pouvait pas arriver à un pire moment dans la lutte contre Al-Shabaab.

Pire encore, il est à craindre qu’Al-Shabaab n’étende sa campagne de terreur à l’échelle internationale. Comme indiqué plus haut, les dirigeants d’Al-Shabaab ont ouvertement appelé au djihad contre la mise en œuvre du mémorandum, ce qui place l’Éthiopie et le Somaliland dans la ligne de mire du groupe. Ces menaces ne sont pas sans fondement. Par exemple, l’Éthiopie est depuis longtemps une cible déclarée des djihadistes somaliens, et ce depuis le milieu des années 1990. C’est d’ailleurs ce qui a poussé l’Éthiopie à lancer sa première invasion de la Somalie pour combattre les militants en 1996. Avec la montée en puissance d’Al-Shabaab au milieu des années 2000, l’Éthiopie a de nouveau envahi la Somalie pour combattre le groupe. Depuis cette période, l’Éthiopie est au cœur de la propagande d’Al-Shabaab, qui a culminé avec plusieurs tentatives d’attentats à la bombe, et même des invasions de plusieurs jours de l’Éthiopie par Al-Shabaab en 2022. Certains combattants d’Al-Shabaab ont atteint les montagnes entourant Moyale, dans le sud de l’Éthiopie, où ils auraient établi des camps depuis lors. Plus récemment, en 2023, à la suite de la destruction de mosquées à Addis-Abeba, Al-Shabaab a publié une série de déclarations appelant les musulmans à attaquer l’État en guise de réponse. De son côté, l’Éthiopie a régulièrement annoncé l’arrestation de membres d’Al-Shabaab qui préparaient des attaques sur son sol au fil des ans. Si les invasions susmentionnées d’Al-Shabaab en Éthiopie avaient pour but d’aider à « ériger son drapeau noir » dans le pays, les récents appels au djihad concernant le mémorandum ne font que raviver et rajeunir ce désir. En effet, des sources somaliennes bien informées avec lesquelles les auteurs se sont entretenus ont indiqué qu’Al-Shabaab envisageait d’intensifier ses opérations en Éthiopie dans les mois à venir.

La menace que fait peser Al-Shabaab sur le Somaliland est encore plus complexe. Le Somaliland a été relativement épargné par la violence d’Al-Shabaab depuis une série d’attentats à la bombe coordonnés dans la capitale Hargeisa en 2008. Cela ne veut pas dire qu’Al-Shabaab n’est pas actif au Somaliland, mais la plupart de ses activités sont reléguées dans la région orientale de Sanaag, dont une grande partie échappe au contrôle d’Hargeisa. Par exemple, en 2019, Al-Shabaab a déclaré avoir brièvement occupé un village situé juste à l’extérieur de la capitale régionale de Ceerigaabo. Un an plus tard, le groupe a capturé plusieurs autres villages près de la ville côtière de Las Qoray. Et en 2022, Al-Shabaab a mené un attentat-suicide à la bombe juste à l’extérieur de Las Qoray.

Même dans les zones contrôlées par Hargeisa, la menace d’Al-Shabaab est présente. Comme l’ont indiqué des responsables du Somaliland à l’un des auteurs lors d’un voyage de recherche en 2021, Al-Shabaab maintient activement des cellules dormantes et de soutien dans de nombreuses villes du Somaliland, y compris Hargeisa, Burco et même la ville portuaire de Berbera, où le mémorandum lui-même serait mis en œuvre. Bien qu’il soit plus difficile pour Al-Shabaab d’opérer au Somaliland, le fait qu’il maintienne des cellules dans l’ensemble de l’État proclamé, y compris à Berbera, est préoccupant. De même, Al-Shabaab a réussi à envoyer une petite équipe de combattants dans l’est du Somaliland en mars 2023, au moment de l’éclatement du conflit de Las Anod, afin d’y établir une petite tête de pont, mais les combattants sont probablement repartis sans avoir réussi. Les responsables du Somaliland, ainsi que les analystes et les décideurs extérieurs, ne devraient pas se reposer sur leurs lauriers et considérer qu’une paix relative au Somaliland prouve qu’Al-Shabaab ne peut pas ou ne veut pas tenter d’y rendre ses cellules opérationnelles.

Inquiétudes concernant un conflit par procuration

Le mémorandum pourrait aussi avoir des effets radicaux sur la politique intérieure et la sécurité du Somaliland. Le gouvernement du Somaliland a été ébranlé par le mémorandum, le ministre de la Défense ayant démissionné en signe de protestation une semaine seulement après sa signature. Les autorités du Somaliland ont également arrêté des journalistes et même d’anciens ministres pour s’être exprimés contre l’accord proposé, ce qui laisse penser que le mémorandum n’est pas aussi populaire que le souhaiterait M. Bihi. En effet, si des rassemblements en faveur de l’accord ont eu lieu dans les zones urbaines dominées par l’Isaaq, telles que Hargeisa et Burco, les clans minoritaires du Somaliland s’y sont généralement opposés. Les Gadabuursi de la région occidentale d’Awdal, où le port éthiopien devrait être construit dans la ville de Lughaya, ont protesté contre l’accord.

Bien que leur taille et leur force soient difficiles à évaluer, il existe en fait des milices armées dans l’Awdal qui sont hostiles à l’administration du Somaliland et qui ont récemment dénoncé le mémorandum. Ces milices pourraient constituer une nouvelle menace interne pour le Somaliland, à l’instar de la récente guerre du Somaliland contre les milices autour de Las Anod. Notamment, les milices Dhulbahante qui ont finalement mis en déroute l’armée du Somaliland autour de Las Anos ont commencé comme une insurrection mal équipée avant de se développer grâce au soutien indirect du Puntland, qui a permis (voire activement encouragé) le transit sur son territoire d’armes et de fournitures destinés à Las Anod et provenant de clans sympathisants situés ailleurs en Somalie. Dans le cas d’Awdal, l’administration du Somaliland est confrontée à un défi potentiel dans la mesure où, comme pour les mouvements de Sool, Sanaag et Cayn, les dissidents d’Awdal opèrent le long de l’une des frontières autoproclamées du Somaliland, en l’occurrence avec Djibouti. L’homme fort de longue date de Djibouti, Ismail Omar Guelleh, a été ébranlé par le mémorandum car Djibouti risque de perdre sa position de principal port pour les importations et les exportations éthiopiennes, une position qui lui a procuré des revenus importants et un poids géopolitique. Djibouti pourrait soutenir clandestinement les milices dissidentes des Awdals à sa frontière afin de compromettre le fonctionnement du port de Lughaya si le mémorandum se déroule comme prévu.

Le gouvernement de Mogadiscio pourrait également s’appuyer sur le movement Sool, Sanaag et Cayn, désormais bien armé et basé à Las Anod, que le président Hassan Sheikh a accepté de reconnaître à contrecœur en octobre 2023, pour faire pression sur le Somaliland depuis l’est. Incapable de mener un conflit directement contre le Somaliland, Mogadiscio pourrait vraisemblablement armer, voire députer, les milices Sool, Sanaag et Cayn pour qu’elles dépassent leurs positions actuelles autour d’Oog et pénètrent dans le noyau central du Somaliland. Dans le même temps, un soutien accru à l’Armée de libération de l’Oromo, une rébellion ethnique oromo qui monte actuellement une insurrection contre le gouvernement d’Abiy pourrait être sur la table de Mogadiscio, étant donné le soutien antérieur de ce dernier aux prédécesseurs de l’Armée de libération de l’Oromo.

Si Mogadiscio peut être désireux de mener un conflit par procuration avec les milices des clans somaliens contre le Somaliland et/ou l’insurrection oromo en Éthiopie, les divisions persistantes et en constante évolution au sein de l’élite politique somalienne et parmi ses clans compliqueraient cette stratégie. Ces divisions offrent également à l’Éthiopie et/ou au Somaliland la possibilité d’essayer d’affaiblir la Somalie en soutenant des forces locales hostiles au gouvernement central – bien qu’à l’heure actuelle, l’opposition commune des Somaliens à l’égard du mémorandum semble éclipser leurs autres divisions de longue date.

Il ne faut cependant pas croire que l’Éthiopie et le Somaliland ont inévitablement le dessus. Le Somaliland semble également être le pays le plus divisé en interne depuis des années. La défaite de l’armée du Somaliland face aux milices Sool, Sanaag et Cayn le 25 août 2023 a révélé des fissures qui risquent de s’élargir compte tenu de l’opposition intérieure apparente au mémorandum. Alors que de nombreux Somalilandais et les défenseurs internationaux de la nation sont, à juste titre, enthousiasmés par les perspectives de reconnaissance internationale du Somaliland, si Hargeisa ne gère pas efficacement les retombées nationales et régionales, cela pourrait s’avérer être un pari extrêmement déstabilisant pour l’aspirant État-nation. Le gouvernement d’Abiy, quant à lui, lutte continuellement pour maintenir son autorité à l’intérieur du pays à la suite de la tumultueuse guerre civile éthiopienne, et ce pari audacieux d’Abiy pourrait mettre en péril les efforts de stabilisation du pays.

Conclusion

Les tensions actuelles, bien que troublantes, n’étaient pas totalement imprévisibles. Les termes de ce mémorandum sont particulièrement provocateurs pour les Somaliens, compte tenu de l’histoire impériale et post-impériale mouvementée de l’Éthiopie avec la Somalie et de la persistance de l’irrédentisme somalien qui considère les Somaliens d’Éthiopie comme des sujets occupés. Mais la vérité est que tout autre pays qui s’engagerait à reconnaître le Somaliland catalyserait une réaction de colère similaire de la part de Mogadiscio et des Somaliens en général, ce qui rendrait probable l’émergence, tôt ou tard, d’un type de crise de ce genre. Le statu quo n’est pas tenable, car les chances de réunification du Somaliland et de la Somalie sont quasiment nulles dans les conditions actuelles. Malgré les signes de fissures internes croissants au sein du Somaliland décrits ci-dessus, il est très probable qu’une majorité de Somalilandais (ou au moins une majorité de la circonscription cruciale de l’Isaaq) souhaite l’indépendance et fera tout ce qu’elle estime nécessaire pour atteindre cet objectif (y compris en réprimant violemment les dissidents).

Les positions maximalistes adoptées par les trois principales parties à ce différend rendent peu probable une avancée majeure dans les négociations, si elles ont lieu. Les parties internationales tentent d’amener toutes les parties à la table des négociations, mais jusqu’à présent, il semble qu’aucune d’entre elles ne soit disposée à faire des concessions. Il est également tout à fait possible, compte tenu de la nature erratique d’Abiy et des nombreux défis internes auxquels l’Éthiopie est confrontée, que l’Éthiopie finisse par faire marche arrière ou par geler effectivement le mémorandum, ce qui pourrait faire retomber les tensions, du moins temporairement.

Toutefois, même si la diplomatie l’emporte, il semble pour l’instant que la Corne de l’Afrique soit confrontée à une nouvelle crise prolongée. Pour ne rien arranger, cette crise survient au pire moment possible dans la lutte commune de la région contre Al-Shabaab.

Sans un échange continu de renseignements entre les trois principales parties à cette crise, Al-Shabaab risque également d’étendre ses bases de mobilisation et de recrutement, ce qui expose les trois parties à de nouveaux actes de terreur. À défaut, la région risque de connaître une plus grande confusion et, potentiellement, une effusion de sang dont les djihadistes, en particulier Al-Shabaab d’Al-Qaïda, tireront profit.

 

Crédit photo : U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist 1st Class Joe Rullo

Auteurs en code morse

Caleb Weiss et James Barnett

Caleb Weiss est analyste principal à la Bridgeway Foundation, où il se concentre sur l’État islamique en Afrique centrale et orientale. Il est également co-éditeur du Long War Journal de la Foundation for Defense of Democracies, qui suit principalement les insurrections djihadistes en Afrique. Il a mené des recherches approfondies sur le terrain dans une grande partie de l’Afrique de l’Est, notamment en Somalie/Somaliland et dans la région des Grands Lacs.

James Barnett est chercheur non résident à l’Institut Hudson, spécialisé dans les études sur la sécurité en Afrique. Il poursuit actuellement un doctorat (DPhil) en science politique à l’Université d’Oxford et a mené de nombreux travaux sur le terrain dans des zones de conflit en Afrique de l’Ouest et de l’Est, notamment en Somalie/Somaliland.

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