Turquie et OTAN : des contradictions visibles et insolubles

Le Rubicon en code morse
Mar 20

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La Turquie est membre de l’OTAN depuis 1952 et, tout comme la France, a toujours été très sourcilleuse sur les questions de souveraineté nationale lors des débats au sein du Conseil de l’Atlantique nord. Mais c’est vraiment depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan, et singulièrement depuis le coup d’État manqué de 2016, que la posture de la Turquie apparaît de plus en plus décalée, voire opposée à celle des autres Alliés. Ces divergences s’expriment au sein de l’OTAN, même si elles découlent souvent d’actions ou d’ambitions externes à l’Organisation : elles ont un impact certain sur les relations bilatérales entre la Turquie et certains Alliés, mais aussi des conséquences sur l’efficacité de l’Alliance elle-même et sur sa coopération avec l’Union européenne, dans une ère de contestation de l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale. La Turquie profite de ce dérèglement pour laisser libre cours à son ambition régionale, en oubliant parfois ses obligations vis-à-vis de l’Alliance atlantique dont elle est supposée partager les valeurs et les objectifs, en particulier dans le contexte du renouveau de la menace de guerre en Europe, dont l’invasion russe de l’Ukraine est le symptôme le plus évident. Or l’attitude d’Ankara envers Moscou, agresseur potentiel clairement identifié dans la stratégie militaire de l’OTAN, est pour le moins équivoque. Cet article va s’attacher à mettre en lumière certaines de ces contradictions qui peuvent fragiliser l’Alliance face à une Russie de plus en plus hostile.

Un membre important de l’OTAN

En 1952, afin de couvrir de façon plus cohérente la Méditerranée orientale et de s’assurer le contrôle des Détroits, l’Alliance atlantique accueille en son sein la Grèce et la Turquie. Les deux pays sont au voisinage immédiat de la menace : la Grèce séparée des Européens de l’Ouest par la Yougoslavie et l’Albanie, toutes deux communistes, mais non-alignées sur les positions soviétiques, et menacée au nord par la Bulgarie, quant à elle totalement alignée sur Moscou ; la Turquie, riveraine de la mer Noire, au contact direct de l’Union soviétique dans le Caucase, et contrôlant les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Au début des années 1950, les deux voisins ont entamé un processus de réconciliation et de dialogue, et tous deux semblent en marche vers la démocratie. Pour l’OTAN, ces deux États sont situés dans une zone-clef pour contrôler la Méditerranée orientale et limiter les déplacements de la flotte soviétique de la mer Noire. Devant cet atout géographique, on fait peu de cas de la gouvernance interne des deux États, qui sont assez loin des valeurs inscrites dans le traité de Washington, à savoir « les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit », mis à mal assez rapidement autant par les putschs successifs en Turquie que par le régime des colonels en Grèce. En les intégrant tous les deux dans l’Alliance, les États-Unis espèrent aussi limiter les tensions récurrentes qui les mènent régulièrement au bord de la guerre, dès les années 1960.

Tout au long de la Guerre froide, la formule fonctionne de manière satisfaisante, les tensions fréquentes entre Grecs et Turcs sont maintenues raisonnablement sous contrôle, malgré les intimidations turques, comme l’expulsion de 50 000 Grecs de Turquie en 1964, ou l’invasion de Chypre en 1974. En effet, la Turquie se révèle un ajout important dans le système défensif de l’Alliance, mettant en ligne la deuxième armée en effectifs après celle des États-Unis. Elle met à disposition de l’OTAN un certain nombre de bases de desserrement pour les avions-radars de l’Alliance et la base d’Inçirlik abrite également des armes nucléaires américaines servant à la dissuasion conduite par l’OTAN. Après la disparition de l’Union soviétique, la Turquie sert de véritable observatoire orienté vers le Moyen-Orient, même si elle ne souhaite pas autoriser les déploiements américains depuis son territoire, ni pendant la première guerre du Golfe, en 1990-1991, ni à l’occasion de l’invasion américaine de l’Irak, en 2003.

La Turquie reste un Allié impliqué dans l’OTAN. Elle organise en particulier le Sommet d’Istanbul, en 2004, au cours duquel est lancée l’Initiative de coopération d’Istanbul (ICI) qui vise à développer le partenariat entre l’OTAN et les pays du Golfe. Au cours du Sommet, le Dialogue méditerranéen avec les pays d’Afrique du Nord est également élevé au rang de partenariat. Toujours à Istanbul, l’Alliance décide d’élargir son intervention en Afghanistan, et la Turquie participe à l’opération, même si elle adopte une posture non combattante (elle est d’ailleurs loin d’être la seule) en soulignant la proximité religieuse entre ses soldats et la population afghane. Dès le départ, elle est engagée dans les opérations de l’OTAN en Bosnie (SFOR) et au Kosovo (KFOR) car elle considère cette région comme faisant partie de sa zone d’intérêt. Là-encore elle sait mettre en avant la communauté religieuse qui l’unit aux populations musulmanes bosniaques. Avec la fin de l’opération de l’OTAN et le passage de relais à l’Union européenne, la Turquie accepte les accords de Berlin + qui mettent des moyens OTAN à la disposition de l’UE, et participe activement depuis 2004 à l’opération européenne ALTHEA en Bosnie Herzégovine, où elle représente le plus fort contingent, un contingent qui relaie efficacement l’action de prosélytisme religieux dans les communautés bosniaques du centre du pays.

L’ambition hégémonique régionale

L’opération Iraqi Freedom de 2003 a certainement modifié l’analyse stratégique d’Ankara, par la profonde déstabilisation qu’elle entraîne sur tout le voisinage sud de la Turquie. Avant 2003, il n’y avait pas de véritable menace sur les frontières turques et le principal souci venait du Parti des travailleurs du Kurdistan, plus connu sous son acronyme PKK, en tant que menace interne, même si le mouvement dispose de bases dans le nord de l’Irak et du soutien discret de la Syrie d’Assad. Le régime d’autonomie du Kurdistan irakien instauré après 1991 n’inquiétait pas outre mesure les Turcs, car même si l’État irakien n’assurait qu’un contrôle tout relatif de son territoire au nord du 36e parallèle, la Turquie entretenait des liens avec les leaders kurdes irakiens et n’hésitait pas à lancer des interventions militaires contre le PKK si besoin était. L’invasion américaine change la donne, et la force d’occupation détruit toutes les structures de l’Etat irakien, ouvrant la voie à la fois aux groupes terroristes sunnites, et à l’influence iranienne via la majorité chiite, tout en laissant s’exprimer l’identité kurde de manière plus audible, à mesure que l’influence militaire turque dans la zone était supplantée par la présence massive américaine.

En 2003, l’AKP et Erdoğan arrivent au pouvoir. Si, dans les premières années, le régime tolère l’affirmation des identités ethniques différentes, comme les Kurdes, il s’agit d’islamiser la société turque, tout en libéralisant son économie. L’essor économique qui s’en suit élargit la base électorale d’Erdoğan et lui permet de remporter systématiquement les élections, et de lutter à la fois contre les partis kémalistes et l’armée qui se pose en défenseur de la laïcité du pays. Le pouvoir, s’appuyant sur sa base électorale conservatrice, dérive de plus en plus vers l’autoritarisme et impose la réislamisation de la société, tout en neutralisant les oppositions.

Favorisé en cela par la remise en cause de l’ordre et des normes internationales par la Russie, voire par les États-Unis eux-mêmes sous l’administration Trump, le mouvement s’accompagne d’une ambition « néo-ottomane » assumée qui vise les anciennes possessions turques en Afrique du nord ou au Moyen Orient et présente le modèle démocratique turc comme la solution à adopter par les pays secoués par le Printemps arabe.

En Syrie, la lutte armée met en scène les forces régulières syriennes, des factions islamistes sunnites, des milices d’autodéfense kurdes, et des forces d’intervention occidentales, iraniennes, turques et russes, œuvrant de concert – mais pas avec les mêmes motivations –  contre un ennemi commun, Daech, qui établit un proto État à cheval entre la Syrie et l’Irak, lui aussi durablement déstabilisé et sous influence iranienne. Les intérêts turcs poussent Ankara à s’allier avec certains groupes islamistes sunnites afin de créer une zone tampon le long de sa frontière et d’empêcher toute tentative de création d’un État kurde. Ses forces armées franchissent la frontière à plusieurs reprises et ciblent directement la milice kurde YPG, qui combat Daech aux côtés des Occidentaux, provoquant de graves tensions entre la Turquie d’un côté, les États-Unis et la France de l’autre, une situation qui, selon le président Macron, illustrait la « mort cérébrale » de l’OTAN.

En Libye, la guerre civile qui suit la destitution de Kadhafi sert aussi de vase d’expansion aux ambitions turques. Le conflit voit apparaître des coalitions étranges où Turquie et Qatar soutiennent le gouvernement Farraj reconnu par les Nations Unies comme le représentant légitime des Libyens, alors qu’Égyptiens, Émiratis, Français et Russes –  ces derniers membres permanents du Conseil de sécurité –  soutiennent le camp rebelle d’Haftar, Des membres de l’OTAN se retrouvent donc dans des camps opposés et la situation est exacerbée par le viol systématique de l’embargo naval européen sur les livraisons d’armes à la Libye auquel se livrent les cargos battant pavillon turc, sous la protection de la marine turque, provoquant même un face à face tendu entre frégates turques et française. Erdoğan, après avoir soutenu initialement, courant 2019, le gouvernement de Tripoli avec des conseillers militaires et des milices islamistes recyclées depuis la Syrie, engage directement l’armée turque dans le conflit, dès janvier 2020, réussissant ainsi à stabiliser la situation. La Turquie en retire le bénéfice de droits d’exploitation pétrolière à terre et dans une zone maritime qui bloque de facto l’accès à la Méditerranée orientale, ce que les Européens récusent. Erdoğan n’en tient aucun compte, il a tiré un trait sur l’européanité de la Turquie et ses aspirations à devenir État-membre. C’est donc sans complexe ni retenue que ses bâtiments d’exploration procèdent à des forages dans les eaux territoriales chypriotes.

Les valeurs non partagées

La reconnaissance du génocide arménien de 1915 par la plupart des pays occidentaux – dont 15 sont membres de l’OTAN –  ne fait qu’envenimer les relations avec Ankara qui se retranche dans un négationnisme qui nourrit le discours nationaliste turc et la propagande anti-occidentale menée par l’AKP, dénonçant la croisade contre les musulmans à laquelle se livrerait l’Occident.

Les rapports sont tendus avec la France depuis de nombreuses années et notre pays soutient ouvertement la Grèce et Chypre, ainsi que l’Arménie, contre les ambitions et les provocations turques. Dénonçant les violations d’embargo, les accords illégaux entre une faction libyenne – pourtant reconnue comme le gouvernement légitime libyen –  et le gouvernement turc, le soutien et l’emploi de milices islamistes aussi bien en Syrie qu’en Libye, la France reste longtemps isolée au sein de l’OTAN, ou seule la Grèce la soutient. Notre pays cherche à utiliser l’arène de l’OTAN comme la tribune où dénoncer les agissements turcs, mais se trompe lourdement de forum : les États-Unis ont besoin de la Turquie comme poste d’observation vers l’Iran et la Russie, l’Allemagne ne veut pas provoquer la colère de sa minorité turque manipulée par Ankara, l’Italie ne souhaite pas se mêler de la querelle et les autres se trouvent trop loin. De manière générale, la Turquie entretient de bons rapports avec la plupart des Alliés et l’insistance française à porter le débat sur la posture turque dans l’enceinte otanienne fait long feu. C’est l’attitude d’Erdoğan sur nombre de dossiers qui va faire évoluer les perceptions des Alliés.

L’argument des valeurs partagées régulièrement mis en avant par l’OTAN se heurte à la réalité politique turque, où Erdoğan dérive vers davantage d’autoritarisme, avec comme accélérateur, la tentative de coup d’État menée contre lui, et dont il accuse son ancien compagnon de route Fethullah Gülen. Piètrement exécuté, le coup d’État donne cependant un prétexte à Erdoğan pour faire le vide dans les rangs de ses adversaires réels ou présumés. La purge générale touche les armées, le milieu judiciaire, les journalistes, les universitaires, et de manière plus large tous ceux qui étaient davantage liés à l’Occident. C’est ainsi que de nombreux officiers turcs servant à l’OTAN sont rappelés en Turquie, leurs familles menacées de représailles s’ils n’obéissaient pas. Ceux qui rentrent sont emprisonnés dès leur arrivée sur le territoire, d’autres préfèrent demander l’asile au pays où ils se trouvent ou choisissent simplement de disparaître. Comme le principal instigateur – de l’avis d’Erdoğan –  réside aux États-Unis et que ceux-ci refusent de l’extrader, le dirigeant turc en conclut que toute l’affaire est orchestrée par l’Occident, ce qui ne fait qu’alimenter son discours anti-occidental et exacerbe sa méfiance vis-à-vis des Américains et des Européens.

La crise syrienne provoque aussi un afflux de réfugiés en Turquie, qu’Erdoğan menace de laisser partir vers la Grèce ou la Bulgarie, véritable chantage afin d’obtenir des concessions de la part de l’Union européenne. Les tensions avec l’UE sont nombreuses depuis l’accession de Chypre au statut d’État-membre, alors que la Turquie soutient toujours la république de Chypre du nord, qu’elle a établie à la suite de l’invasion militaire turque de 1974 et qu’elle est la seule à reconnaître. Ankara est candidate à l’adhésion à l’Union européenne depuis 1999, les pourparlers officiels sont ouverts depuis 2005 mais, dès 2009, la France et l’Allemagne s’opposent à une entrée de la Turquie dans l’UE. Le processus est d’ailleurs gelé en 2018, et aussi bien la présence turque à Chypre, que les forages illégaux dans les eaux territoriales chypriotes ou grecques, ainsi que le recul de la démocratie en Turquie semblent exclure définitivement l’idée d’une adhésion turque. C’est d’ailleurs ce que souligne Erdoğan lui-même en déclarant que la Turquie n’attend plus rien de l’UE qui l’a faite patienter à sa porte depuis 60 ans, alors qu’elle semble disposée à examiner favorablement les demandes émanant d’Ukraine, de Géorgie ou des Balkans.

Les rapports ambivalents avec la Russie

Les relations tendues avec l’Occident vont de pair avec un positionnement ambigu vis-à-vis de la Russie. Les deux pays ont une histoire conflictuelle – pas moins de 14 guerres –  et se retrouvent encore aujourd’hui dans des camps opposés, comme on l’a vu plus haut, en Libye et en Syrie, mais aussi dans le Caucase. Pourtant, ils se côtoient aussi dans un certain nombre d’organisations, telle que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à laquelle Erdoğan aspire à devenir membre, ou lors d’un Sommet à Téhéran, organisé par l’Iran qui est déjà membre l’OCS. Cette singularité inquiète l’OTAN car elle signale une volonté de distanciation de la part d’Ankara, qui soutient au contraire qu’elle cherche à adopter une position d’équilibre et qu’elle peut ainsi apaiser les conflits.

Si certains conflits en sont arrivés au statu quo du fait de la présence turque, celui qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan s’est clairement terminé en faveur de ce dernier, du fait de l’implication directe turque à ses côtés. Faute du soutien russe  – pourtant censé garantir l’accord de paix de 2020 et protéger ainsi la minorité arménienne – , et grâce au soutien militaire turc – sous forme de « conseillers » et de drones –, Bakou réussit à s’emparer de l’enclave arménienne du Haut Karabagh et l’exode qui s’ensuit peut aisément être assimilé à une véritable épuration ethnique. L’étape suivante pourrait consister à établir un corridor terrestre dans le sud de l’Arménie pour relier l’enclave azerbaïdjanaise – adossée à la Turquie – au reste du pays, permettant ainsi la jonction entre les deux pays turcophones et l’expansion de l’influence d’Ankara vers les autres régions turciques d’Asie centrale. Parmi les Occidentaux, seule la France soutient ouvertement l’Arménie en lui fournissant de l’armement défensif, tel que des radars et des missiles antiaériens, ainsi que des formateurs militaires,  un soutien dénoncé par le dirigeant azerbaïdjanais Aliev – qui refuse d’ailleurs la médiation internationale – dans un alignement complet avec les positions d’Erdoğan. En dépit de l’inquiétude européenne quant à une potentielle épuration ethnique, de son aide humanitaire à Erevan, c’est sans doute sur l’Iran, qui ne veut pas d’un corridor sunnite à sa frontière nord, que l’Arménie pourra compter de manière plus concrète.

Cette ambition régionale panturque avait longtemps été évoquée, mais se heurtait aux intérêts russes en Asie centrale. Le fait qu’elle puisse à présent s’exprimer traduit aussi un recul de l’influence de Moscou sur son ancien pré-carré devant l’intrusion de la Chine au plan économique et à présent de la Turquie au plan culturel, par l’intermédiaire de l’Organisation des États turciques regroupant autour de la Turquie les États d’Asie centrale turcophones. Comme on l’a vu dans la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la Turquie s’affirme aussi à présent comme un acteur militaire crédible dans la zone.

Le conflit ukrainien

En dépit de cet activisme dans le Caucase et de son ambition en Asie centrale, Ankara ne peut pas totalement s’aliéner Moscou, dont elle craint la volonté d’expansion en mer Noire. La Turquie adopte ainsi une position d’équilibriste. Elle dépend fortement de la Russie pour son approvisionnement en hydrocarbures et pour son tourisme, et permet l’utilisation de son territoire pour contourner les sanctions occidentales, auxquelles elle refuse d’ailleurs de s’associer. Mais, en même temps, elle joue la carte ukrainienne pour restreindre les ambitions russes, et soutient Kiev par des livraisons d’armement, dont les drones Bayraktyar. Sa position à la charnière des deux belligérants, lui donne l’occasion de se poser en médiateur et Ankara obtient de Poutine un accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes – et russes –  auparavant bloquées en Ukraine par le blocus naval russe en mer Noire. Erdoğan endosse ainsi le costume de dirigeant responsable et épris de paix, suscitant la reconnaissance de l’ONU et faisant taire les critiques occidentales. L’accord est dénoncé par Moscou à l’été 2023, ce qui représente un revers pour la diplomatie turque, même si le capital politique avait été initialement engrangé par Ankara. Erdoğan ne renonce cependant pas puisque début mars 2024, il propose d’organiser un sommet Russie Ukraine en Turquie.

La coupe déborde avec l’OTAN

Avec la montée des tensions avec l’Occident, que ce soit au sein de l’OTAN ou avec l’Union européenne, Ankara décide même d’acheter le système antiaérien russe S400, en 2019, au grand dam des Américains qui du coup l’excluent du programme de chasseur F-35.

Comme on l’a vu, la Turquie est le seul pays de l’OTAN à ne pas s’associer aux sanctions contre la Russie. Mais elle va plus loin en autorisant leur contournement. Son rôle dans la crise des réfugiés sur les frontières polonaise et lituanienne est pour le moins étrange : Turkish Airlines a ainsi transporté des centaines de réfugiés syriens vers le Belarus d’où ils ont été acheminés vers les frontières en question, provoquant une crise soigneusement orchestrée par Moscou afin de fissurer l’unité européenne. Or, Pologne et Lituanie sont alliés à la Turquie au sein de l’Alliance atlantique…

De plus, la Turquie a longtemps bloqué l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Immédiatement après le commencement de l’invasion russe en Ukraine, la Finlande et la Suède demandent leur adhésion, une évolution considérable de la part de deux pays neutres, et saluée par l’Occident. Mais refusée par la Turquie. En effet, pour qu’un nouvel aspirant puisse accéder au statut d’Allié, chacun des Alliés doit ratifier cette accession. La Turquie finit par accéder à la demande de la Finlande, mais bloque celle de la Suède, au prétexte que ce pays soutient les terroristes kurdes. Au Sommet de Vilnius, la Turquie promet de revoir sa position – sans donner de date –  et les États-Unis conditionnent alors la livraison de chasseurs F-16 – devant remplacer les modèles plus anciens en service dans l’aviation turque –  à la levée des objections turques. Ce n’est que le 23 janvier 2024 que le parlement turc ratifie finalement l’entrée de la Suède dans l’OTAN, soit près de deux ans après la demande initiale.

Comme chaque allié, la Turquie dispose d’un droit de véto au sein du Conseil de l’Atlantique nord, qu’elle n’hésite pas à utiliser comme le prouve sa position face à l’entrée de la Suède, mais aussi son refus d’adopter les nouveaux plans de défense régionaux de l’OTAN, ce qui aurait pour effet de retarder, voire de stopper, toutes les réformes militaires visant à améliorer la réactivité et la disponibilité des forces et des structures de l’OTAN face à la menace russe.  Par ricochet, elle empêche aussi un approfondissement de la coopération institutionnelle entre l’OTAN et l’Union européenne, essentielle sur le plan de la défense de l’Europe – par le biais des travaux sur la mobilité terrestre militaire qu’elle ne peut entraver puisqu’ils se déroulent au sein de l’UE, mais dont elle peut freiner la coordination nécessaire entre le commandement allié et l’Union pour définir les priorités et les besoins.

Conclusion

Les rapports entre la Turquie et le reste de l’OTAN se dégradent de plus en plus. Si certains espoirs avaient été placés dans une possible alternance politique, que la crise économique qui frappe la Turquie depuis 2019 avec une inflation de plus de 60% et les conséquences du tremblement de terre de février 2023 pouvaient laisser présager, la réélection d’Erdoğan, en mai 2023, vient renforcer sa position. Une amélioration des rapports est donc d’autant moins à l’ordre du jour que la crise entre Israël et le Hamas vient encore alimenter le discours anti-occidental du président turc. Celui-ci critique à présent ouvertement et publiquement les États-Unis et les Européens, et refuse même de rencontrer le Secrétaire d’Etat américain. Pour les États-Unis, la Turquie devient un allié encombrant et imprévisible dont ils mettent en doute la fiabilité.

C’est pour cette raison que la situation de Chypre intéresse de plus en plus les Américains : l’île complète faisait l’objet d’un embargo total sur les armes depuis 1987, Washington espérant ainsi forcer une réconciliation entre communautés grecque et turque, dans cette île divisée par une ligne de cessez-le-feu depuis l’invasion turque de 1974. Mais la posture de plus en plus agressive adoptée par Ankara dans ses rapports avec Washington ainsi que les nombreuses prises de position que l’on a vues plus haut, ont amené un rapprochement avec Nicosie. Entamé sous l’administration Trump par une levée partielle, ce rapprochement se concrétise en septembre 2022 par la levée totale de l’embargo sur les armes, avec pour seule condition que Chypre n’autorise plus la marine de guerre russe à faire escale dans ses ports, ce que Nicosie accepte évidemment, tout comme elle s’associe aux sanctions occidentales. La décision américaine provoque la fureur d’Ankara qui prétend qu’elle débouchera sur la reprise des tensions dans l’île. Cette évolution de la politique américaine qui favorise à présent la partie chypriote grecque, membre de l’Union européenne, pourrait révéler la volonté de trouver un autre tremplin de projection vers le Moyen-Orient en se libérant ainsi du risque turc.

Pourtant, en dépit de toutes les frictions et contradictions qui existent entre la Turquie et les autres membres de l’Alliance, rien ne peut empêcher Erdoğan de mettre son veto sur toute décision devant être prise à l’OTAN, – comme tous ses homologues d’ailleurs –, car il n’existe aucun mécanisme de radiation. Cela dit, Erdoğan est bien conscient que son attitude risque d’isoler la Turquie et c’est pourquoi il finit par accepter l’entrée de la Suède, tout comme il esquisse un rapprochement avec la Grèce en décembre 2023 avec une visite officielle à Athènes, la première depuis 2017, dans le sillage de l’aide apportée par la Grèce lors du séisme de février 2023. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle, le 14 février 2024, Erdoğan se rend en Egypte, pays avec lequel les relations étaient rompues depuis 2012 et le renversement du régime des Frères musulmans par le maréchal Sissi, l’objectif étant à présent de discuter de la reconstruction de Gaza. Les diatribes verbales du président turc à l’encontre des Occidentaux et de leur complicité prétendue dans le massacre des Palestiniens par Israël passeront sans doute au second plan, tellement la Turquie reste importante pour les Américains comme pour l’OTAN.

Pour Erdoğan, et les Turcs de manière générale, il est entièrement légitime de laisser s’exprimer une ambition régionale : en dépit de la dérive autoritaire, la Turquie est un Etat fonctionnel, qui aspire à élargir son influence sur son environnement géographique immédiat, au Moyen Orient ou en Méditerranée orientale, voire lointain comme semble le démontrer la pénétration turque en Afrique. Ce faisant, elle se heurte aux intérêts européens – si tant est qu’il y ait un consensus entre Européens sur ces intérêts –  et en tout cas aux intérêts d’une puissance moyenne comme la France, qui voit sa propre influence diminuer dans son ancien « pré carré ». Mais en cela, Erdoğan ne fait qu’imiter d’autres dirigeants qui cherchent à conquérir des sphères d’influence, à commencer par Poutine ou Xi. Par conséquent, la Turquie entend bien jouer de tous les instruments en sa possession, y compris de son appartenance à l’OTAN, quitte à s’opposer à certains des objectifs ou des intérêts de l’Alliance. Un départ turc de l’OTAN ne pourrait donc être que volontaire et la Turquie n’y a pas intérêt. La Russie non plus, d’ailleurs…

 

Crédit photo : NATO

Auteurs en code morse

Olivier Rittimann

Général (2s) Olivier Rittimann. Après ses années de temps de troupe au sein de la Légion étrangère, le général de corps d’armée Rittimann a eu une seconde partie de carrière marquée par l’international, principalement dans des fonctions et à des postes au sein de l’OTAN (à Paris, Heidelberg, Bruxelles, Brunssum et Mons). Il a occupé en particulier le poste de représentant militaire français au SHAPE (Supreme Headquarters Allied Powers Europe, grand quartier général des puissances alliées en Europe), de chef d’état-major du commandement interallié de Brunssum et de vice-chef d’état-major du SHAPE. Il a commandé le collège de défense de l’OTAN, à Rome, de 2020 à 2023 et fait à présent partie de l’équipe des Senior Mentors au profit des exercices de l’OTAN.

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