La récurrence des actions clandestines, qui font fréquemment la une des grands médias, semble confirmer leur utilité comme instrument de puissance. La liste des exemples récents est édifiante : tentatives russes d’influencer les élections présidentielles américaines et françaises, opérations d’assassinat russes à travers l’Europe, désinformation chinoise au sujet de la COVID-19, soutien américain aux rebelles syriens, sabotage iranien de navires israéliens, assassinat par Israël d’un scientifique iranien. Ces cas sont très différents les uns des autres, mais chacun constitue une action clandestine, une forme d’ingérence étatique inavouée dans les affaires d’autrui qui vise à atteindre des objectifs politiques.
Malgré un regain d’intérêt politique pour cette forme de conflictualité « sous le seuil de la guerre », notre compréhension de l’efficacité des actions clandestines reste très limitée. Que constitue le « succès » dans ce domaine particulier où il est si difficile de démontrer un rapport de cause à effet ? L’évaluation d’une action clandestine se heurte en effet à plusieurs écueils.
Par nature, l’action clandestine s’opère dans l’ombre, ce qui limite son évaluation par des acteurs externes. Même si les effets de ces actions sont généralement visibles – ce qui permet à leur commanditaire de communiquer un message à des publics cibles, les actions connues publiquement ne sont qu’un échantillon dont la représentativité n’est pas vérifiable. Leur analyse a donc une valeur illustrative.
En outre, il est difficile d’isoler les effets de l’action clandestine. Du point de vue du ou des États commanditaires, ces opérations s’inscrivent dans un ensemble plus large de mesures ouvertes et plus conventionnelles comme les sanctions économiques, la diplomatie et les menaces militaires. Lorsque les États recourent à l’action clandestine pour soutenir des dissidents locaux, des groupes rebelles ou politiques, ces entités gardent un certain degré d’autonomie. Dans un contexte aussi complexe, le lien de cause (action) à effet (changement) n’est pas évident à établir.
Par ailleurs, évaluer si une action clandestine a atteint ses objectifs ne rend que partiellement compte de son succès. Un succès tactique (à court terme) ne se traduit pas forcément par un succès stratégique (à long terme). Qu’en est-il, en effet, des externalités négatives, de l’impact plus large d’une action sur d’autres missions de renseignement comme la recherche d’information, ou encore sur les valeurs et normes qui définissent les démocraties libérales ? Qu’en est-il des dommages causés à la réputation du pays commanditaire si, ou plus probablement quand, ce type d’action est divulgué ? Comment anticiper l’éventail des conséquences possibles à plus long terme ?
Répondre à ces questions requiert un jugement, une prise de position subjective. Le succès n’est pas un fait que l’on peut constater ou prouver objectivement. C’est une étiquette, une qualification établie à travers un débat auquel participe un ensemble plus ou moins grand d’observateurs. Nous considérons que les actions clandestines réussissent lorsque 1) des observateurs influents jugent que l’opération a atteint les objectifs que les décideurs se sont fixés ; et 2) lorsqu’un consensus émerge autour de cette évaluation et qu’il y a peu de critiques sur la manière dont l’État est parvenu à ses fins et sur les conséquences politiques de l’action.
Le succès ne se fonde pas ici sur un ensemble de critères objectifs, mais sur un ou des récits dominants. Les interprétations de divers facteurs, qu’il s’agisse des objectifs ou des impacts directs et indirects d’une opération, coexistent et convergent pour former ce récit dominant. Ces interprétations sont elles-mêmes façonnées par toutes sortes de biais qui affectent l’évaluation des observateurs.
Afin d’illustrer nos propos sur le caractère subjectif du succès, la seconde partie de cet article se penche sur une étude de cas : les États-Unis au début de la Guerre froide. Ce cas est important parce qu’il concerne une grande puissance, qu’il est bien documenté, et occupe une place centrale dans le débat académique et public sur l’action clandestine.
L’« âge d’or » de l’action clandestine
L’« âge d’or » de l’action clandestine de la CIA dans les années 1950 a commencé avec un ensemble d’actions visant à influencer les élections italiennes de 1948 pour maintenir les communistes hors du pouvoir. Suivent ensuite la destitution du Premier ministre Mossadegh en Iran en 1953 et un coup d’État contre le président guatémaltèque un an plus tard. Ces « succès » semblent démontrer le pouvoir et la puissance de la CIA à un tel point qu’ils ont acquis le statut de légende.
En creusant, il apparaît que ces « succès » ont été construits. Chacune de ces opérations n’a pas objectivement réussie. La CIA n’a pas vraiment fait toute la différence et ses actions ont eu des conséquences politiques néfastes (instabilité, violence, dérive autoritaire, etc.). Ces faits sont désormais bien établis.
L’histoire du succès de la CIA s’est forgée à travers un cadrage qui a mis l’accent sur les intérêts américains et les exploits des officiers de la CIA. Lorsque notre compréhension (académique et populaire) de l’action clandestine américaine provient des archives américaines (CIA, Département d’État, bibliothèques présidentielles), il n’est pas surprenant qu’elle souligne l’efficacité de ces opérations.
Il est intéressant de noter que toutes les parties – la CIA, ses critiques et l’État cible – sont incitées à s’entendre sur ce récit de succès. Ces trois types d’observateurs prennent rarement la peine d’examiner si une intervention n’a eu que peu ou pas d’effets. L’impuissance ne leur convient pas. Les Américains ont gagné, pas besoin de le prouver. Pour les Américains, l’idée d’une CIA toute puissante est rassurante au regard de leur propre sécurité et de leur statut de superpuissance. Pour les critiques, une CIA toute puissante est un épouvantail contre lequel s’élever. Pour les États cibles, une CIA toute puissante est un bouc émissaire fort pratique pour faire oublier les défaillances nationales et les divisions internes.
Les récits de succès commencent à diverger lorsqu’on passe du court au long terme, un choix qui est lui-même subjectif. Ainsi, le coup d’État de 1953 en Iran a-t-il apporté suffisamment de stabilité au plus fort de la Guerre froide pour justifier les effets néfastes à plus long terme qui pourraient lui être attribués ? Pour compliquer davantage le tableau, ces effets ne peuvent jamais être prouvés.
Les récits divergent également lorsqu’on cherche à mieux comprendre les effets pernicieux de ces opérations et leurs implications pour la domination et la réputation des États-Unis. Pourtant, peu de personnes – y compris les critiques au sein du Congrès – ont remis en question l’impact de la CIA. Le récit d’un succès, au moins en termes de réalisation des objectifs, reste dès lors globalement intact.
Les divergences commencent à apparaître de manière plus claire lorsqu’on change de perspective. En sortant du contexte de sécurité nationale des États-Unis, on peut prendre en compte des voix qui ont été traditionnellement marginalisées. Cette démarche met en lumière la façon dont nous comprenons le succès : souvent à travers la perspective d’un État occidental.
Perceptions et compromis
Changer de perspective permet notamment de mieux saisir les compromis qui sous-tendent le recours à l’action clandestine. Par exemple, le succès d’une opération d’ingérence électorale peut être contrebalancé par les préjudices portés au candidat du parti soutenu si l’opération est divulguée. Tout succès opérationnel peut ainsi être pondéré par des impacts politiques plus larges ou réputationnels.
Un autre écueil serait de confondre rendement et résultats. Adopter une approche quantitative peut permettre de mesurer et de revendiquer un succès. Certains observateurs comptent ainsi le nombre de documents de propagande produits par une agence ou le nombre de terroristes éliminés. Mais cette définition simpliste du succès néglige l’impact politique de ces opérations.
Retracer le processus de qualification d’une action secrète en succès ou en échec souligne l’importance des perceptions et des récits dans les affaires internationales. Les actions secrètes, telles que l’ingérence des États-Unis dans les élections italiennes de 1948, réussissent si des audiences influentes les perçoivent comme telles. L’« âge d’or » est donc une réussite, mais une réussite partielle au vu des critiques qui considèrent que certaines des opérations américaines ont été excessives.
Ceci a des implications sur la façon dont les États usent de l’action clandestine et y réagissent aujourd’hui. Les réactions aux actions clandestines hostiles, en particulier lorsqu’elles en exagèrent le succès, peuvent générer de la paranoïa, de l’hystérie et du complot. Comme en Iran en ce qui concerne la CIA, ou aux États-Unis après 2016. Lorsque la patte des services russes a semblé apparaître un peu partout, une partie du public américain a perdu confiance dans les institutions démocratiques. Les effets directs de l’interférence électorale russe étaient très limités mais leur exagération dans le débat public a fait le jeu du Kremlin. Cette interprétation donne de l’importance à ce qui pourrait autrement n’être que des opérations de propagande plutôt décevantes. Pour tirer des conséquences et répondre aux actions clandestines, il importe donc de bien décortiquer la manière dont leur supposé succès a été construit.
Crédit : Jozsef Soos
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