2022 sera-t-elle une nouvelle année charnière pour les projets de défense européenne ? Les contours de la Boussole Stratégique que l’Union européenne (UE) compte adopter en mars 2022 commencent en effet à devenir plus clairs et précis. Pour rappel, ce document aura pour fonction d’orienter la mise en œuvre de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) dans les prochaines années. Le projet de texte semble ambitieux et il le faudra, car la défense européenne traine, et personne ne défendra les intérêts de l’Europe à sa place.
Une proposition est régulièrement mise en avant en particulier, d’autant plus avec les évènements de l’été en Afghanistan, à savoir la « Capacité de Projection Rapide », sorte de nouvelle force militaire européenne capable d’intervenir au besoin. L’idée est en soi prometteuse, toutefois une chose est certaine : baser cette capacité sur le système actuel des groupements tactiques (« Battlegroups ») ne fonctionnera jamais !
Trois raisons à cela: (1) Les groupements tactiques, qui pour rappel ne comportent qu’environ 1 500 à 2 000 soldats dont un seul bataillon de combat, sont fondamentalement trop petits : quelle crise l’UE peut-elle résoudre avec un seul bataillon ? (2) Certes deux groupements tactiques sont théoriquement censés être toujours en état d’alerte, pour des durées de six mois. Toutefois cette rotation fait que l’UE est entièrement soumise aux circonstances aléatoires relatives à la politique intérieure des États membres composant les groupements tactiques en alerte : en cas de crise, dans quelle mesure en effet ces États seront-ils prêts à y aller ? (3) En outre un groupement tactique est une formation temporaire : après les six mois en état d’alerte, il est dissout. Il n’y a donc aucune accumulation d’expérience ni d’effets d’échelle ou de synergies permanents. Cela coûte donc très cher pour peu de résultats durables.
Cette vérité est connue de tous, y compris des États membres qui insistent, néanmoins, pour prendre les groupements tactiques comme base de départ de la prochaine force de réaction rapide. Doit-on en conclure qu’officieusement ces derniers ne veulent pas que celle-ci fonctionne ?
Pour un ensemble de brigades permanent
La Boussole Stratégique se doit d’être crédible, mais cela demande qu’elle soit accompagnée d’une initiative capacitaire réelle.
Tout d’abord, il est nécessaire de bien définir le niveau d’ambition. Une « Capacité de Projection Rapide » qui permet de mettre jusqu’à 5 000 militaires sur le terrain (c’est-à-dire une brigade), comme le propose le projet de la Boussole, ne signifie pas que les 27 États membres tous ensemble créent une seule brigade multinationale. Concrètement, il faudrait à l’UE un ensemble d’au moins cinq à six brigades, afin de pouvoir soutenir une présence durable et de s’occuper de plusieurs crises à la fois.
Si ce nombre de brigades passait à douze voire quinze, cela formerait à terme un corps d’armée – ce qui est toujours pour rappel l’objectif formel de la PSDC, fixé à Helsinki en 1999. Le message à adresser aux opposants qui résistent au projet au motif qu’il s’agirait d’une création de nouvelles forces et structures est donc le suivant : il n’y a rien de nouveau là-dedans ! Ce n’est qu’un moyen de mettre en œuvre ce que l’UE a décidé il y a vingt-deux ans déjà.
Dans un premier temps, un groupe d’États membres pourrait dès maintenant créer une formation multinationale permanente, à laquelle chacun contribuerait avec une brigade nationale à vocation expéditionnaire. Cette formation organiserait ensuite des manœuvres et des exercices réguliers, permettant ainsi de transformer cette formation en une vraie unité, sur la base de laquelle on pourrait générer une force modulaire pour une opération spécifique. Des formations navales et aériennes pourraient être créées selon le même système.
Le nom que l’on donnerait à ces formations n’est pas le plus important. On pourrait appeler cela une version substantiellement modifiée des groupements tactiques. Mais il est quand même rare d’utiliser le nom d’un échec passé quand on veut un nouveau départ. Si les États membres qui veulent faire bouger les choses créent maintenant un ensemble de brigades (ou de navires ou d’escadrilles), celle-ci éclipsera très vite les groupements tactiques actuels.
Laissons donc les groupements tactiques mourir en paix – après tout, ils n’ont jamais fait la guerre.
Dites-le à l’OTAN
Si l’UE adopte une Boussole Stratégique ambitieuse, il est crucial que les États membres qui sont en même temps des membres de l’OTAN, l’utilisent comme contribution au débat sur le nouveau Concept Stratégique de l’OTAN. Dans le cas contraire, on assisterait alors à deux débats parallèles, et le risque serait grand que, comme trop souvent, l’OTAN et les États-Unis éclipsent l’UE.
Si l’UE veut éviter ce scénario, la Boussole Stratégique doit annoncer dans quels domaines l’Union souhaite être en position de leader, afin de définir une délimitation plus claire des rôles de l’UE et de l’OTAN. Dans deux domaines en particulier, l’UE devrait revendiquer sa position de leader vis-à-vis de l’OTAN, celle-ci assurant un rôle de soutien.
Primo, l’UE doit assumer la responsabilité d’assurer la stabilité sur le flanc sud de l’Europe, notamment au Sahel. Là, le défi n’est pas de dissuader une invasion ou même de vaincre un ennemi, mais de construire la stabilité. L’outil militaire y est essentiel, mais comme instrument d’une stratégie politique et économique plus large. L’UE est bien placée pour mettre en œuvre une telle stratégie. Pour l’OTAN, par contre, le flanc est sera toujours prioritaire, et les États-Unis s’engageront de moins en moins au sud de l’Europe.
Secundo, l’UE doit développer une doctrine de résilience et de représailles contre toute forme d’action hybride, que ce soit des attaques cyber, la diffusion de « fake news », le chantage économique ou autre. Pour la toute première fois, le mot « dissuasion » est mentionné dans le débat, et c’est exactement ce qu’il faut à l’UE : dissuader des actions hybrides pas seulement par des mesures défensives (genre « cyber wall »), mais aussi par des réactions offensives (de type contre-attaque cyber). L’OTAN vise surtout la résilience de ses membres en cas de guerre, mais c’est l’UE qui contrôle les instruments économiques et diplomatiques qui sont la clé de la dissuasion permanente des actions hybrides dont les Européens sont l’objet tous les jours.
En somme, si la Boussole Stratégique indique la bonne direction, il convient à présent de passer à l’étape suivante et d’emprunter le chemin défini : en avant donc !
Crédits photo : European Parliament
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