Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine : la Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ?

Le Rubicon en code morse
Mar 20

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Une Cour forte avec les faibles, mais faible avec les forts ? Tel semblait ce que pouvait espérer de mieux la première juridiction pénale internationale permanente, cette « pierre angulaire d’un dispositif pénal international inédit » dont le statut constitutif fut conclu à Rome il y a 25 ans, en juillet 1998, au cœur d’une décennie d’euphorie pour les projets de paix par le droit (1991-2001). Qu’on en juge. En vingt ans d’exercice, la Cour pénale internationale (CPI) a certes ouvert une petite vingtaine d’enquêtes et délivré publiquement une quarantaine de mandats d’arrêt. Près d’une cinquantaine d’individus ont ainsi été mis en accusation par le Bureau du Procureur. Mais les formations de jugements n’ont prononcé que 9 verdicts définitifs à ce jour – sur des charges de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité – dont 4 acquittements. Seuls quelques responsables de milices engagées dans différents conflits armés non-internationaux sur le continent africain ont été condamnés. Les poursuites contre les grandes figures politiques que sont – ou qu’étaient – Uhuru Kenyatta, Jean-Pierre Bemba ou Laurent Gbagbo ont fait pschitt. Et jusqu’au tournant ukrainien, les enquêtes hors Afrique, en Afghanistan ou en Palestine notamment, n’avaient manifestement pas été priorisées.

La situation en Ukraine est-elle susceptible de bouleverser cette première analyse, de signer le passage de l’âge de bronze à l’âge de fer de la Cour pénale internationale ? On voudrait en tout cas le croire. Son nouveau procureur, le Britannique Karim Khan, a en effet décidé de frapper fort. Le 22 février 2023, il a présenté à la Chambre préliminaire II ses premières demandes de mandats d’arrêt dans le cadre de son enquête sur place et la Chambre a fait droit à celles-ci le 17 mars dernier. Elle a délivré des mandats à l’encontre de deux personnalités russes dont Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie. C’est un tournant majeur, à l’onde de choc sans précédent. Pour la première fois de l’histoire de la justice pénale internationale, le dirigeant d’un membre permanent du Conseil de sécurité, d’une puissance nucléaire, d’un pays au rôle indéniable dans les procès de Nuremberg, doit donc répondre d’une accusation de crimes de guerre. Et son arrestation puis sa remise pourraient être exigées de près des deux tiers des États membres de l’ONU également parties au Statut de Rome, sur le fondement de leurs obligations de coopération avec la Cour. À l’examen, si les perspectives judiciaires demeurent plus qu’incertaines et doivent nuancer tout enthousiasme excessif, les effets immédiats de ces mandats d’arrêts, et en particulier de celui visant le maître du Kremlin, ne sauraient être négligés.

Une indéniable rupture historique et stratégique

Longtemps, on a d’abord cru que la Cour pénale internationale ne serait qu’un tigre de papier et que mille raisons seraient invoquées pour reporter son entrée en scène. Il faut dire que la compétence matérielle de cette juridiction renvoie à des exactions – génocide, crime contre l’humanité, crimes de guerre, crime d’agression – qui supposent souvent la mobilisation d’un appareil administratif au service d’une doctrine étatique. Bref, pour l’essentiel, des crimes du pouvoir. Or quel souverain puissant sacrifierait sur l’autel de la justice une politique criminelle qu’il a jugée nécessaire pour la sauvegarde des intérêts de son pays sinon, plus sûrement, de ceux de son régime ? Dans la mesure où la Cour réclame le concours matériel des États – et en particulier des plus influents d’entre eux – pour exercer son office, chacun redoutait que la CPI ne soit alors qu’un mythe, une fable, un fantôme – à l’image de Monsieur Godeau dans Le Faiseur de Balzac, celui qu’on invoque tout le temps, mais qu’on ne voit jamais.

En pratique, toutefois, la Cour a su trouver des interstices où se développer. Mais ses différents procureurs ont bien souvent dû faire profil bas et adopter une politique pour le moins prudente, en proposant à des États parties au Statut de renvoyer leur propre situation à la CPI (pratique dite des « auto-référés » : Ouganda, Mali, République démocratique du Congo, par exemple), en renonçant aux terrains non africains, en subissant des renvois du Conseil de sécurité (Darfour/Soudan, Libye) sans que les moyens de pleinement les exploiter ne leur soient alloués. L’adversité était, il est vrai, immense. La Cour a été confrontée à la très vive opposition des États-Unis entre 2002 et 2006 puis sous l’Administration Trump, tout en étant également attaquée par une partie des États africains lorsque l’engagement de la responsabilité pénale d’un certain nombre de leurs dirigeants a été envisagée. La montée des autoritarismes, le renouveau du grand jeu stratégique, le ressac des droits de l’homme sont aussi venus perturber son quotidien et ses attendus.

Les velléités du premier procureur de la Cour, Luis Moreno Ocampo (2003-2012), n’ont donc pas fait long feu. Fatou Bensouda, qui lui a succédé (2012-2021), a renoncé à poursuivre prioritairement les plus hauts dirigeants civils ou militaires pour se concentrer d’abord sur les responsables « intermédiaires » – une rupture au regard des pratiques des précédentes juridictions pénales internationales. Après plusieurs années d’exercice, le Bureau du Procureur a dans le même sens adopté une politique officielle de hiérarchisation des poursuites faisant primer « les affaires pour lesquelles il sera apparemment en mesure de mener efficacement une enquête permettant des poursuites qui devraient se solder par une condamnation ». Le profil type du condamné s’affirme dès lors comme celui d’un déchu du pouvoir ou d’un membre d’un groupe non étatique, arrêté parfois pour d’autres faits dans son pays. Much ado about nothing ? Les parties au Statut de Rome, tirant les leçons d’une pratique encore décevante, ont finalement initié en 2019-2020 une revue de fonctionnement de la CPI (review process) destinée à « recenser et mettre en œuvre des mesures destinées à renforcer la Cour et améliorer ses performances » – même si l’initiative entend se faire à droit constant et néglige par conséquent des enjeux structurels majeurs.

Dans ces conditions, la situation en Ukraine constitue à première vue un moment de rupture, une étape charnière dans l’affirmation de la justice pénale internationale au regard de sa mobilisation dans un conflit interétatique dit de « haute intensité » et de l’émission de ce mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. En l’occurrence, un écosystème judiciaire s’affirme, avec une coopération inédite entre les juridictions nationales, les instances régionales (en particulier Eurojust), différentes commissions d’enquête comme celle créée par le Conseil des droits de l’homme, et la Cour pénale internationale. Si la Russie et l’Ukraine ne se sont pas rendu opposable le Statut de Rome, l’Ukraine avait accepté dès 2014 de donner compétence à la CPI sur les crimes relevant de son Statut et commis sur son territoire – comme l’autorise l’article 12-3 de cet instrument. L’agression russe est alors venue accélérer le calendrier judiciaire. Une quarantaine de gouvernements ont décidé de renvoyer la situation au Bureau du Procureur – soit un État partie sur trois (dont tous les membres de l’Union européenne).

Une enquête a donc été ouverte en mars dernier sur les crimes commis depuis le 21 novembre 2013 (début des manifestations pro-européennes à Kiev). Et le Procureur a décrit l’équipe de la CPI qu’il a envoyée sur place comme « le plus grand déploiement sur le terrain jamais réalisé par [son] Bureau depuis sa création ». Le poids des crimes commis, la volonté de disqualifier l’offensive russe, la nécessité de réaffirmer les valeurs ici violées se sont cette fois conjuguées pour offrir un soutien sans précédent à la Cour. Mais l’engagement de poursuites individuelles se faisait attendre alors que l’idée d’un tribunal ad hoc parallèle chargé plus spécifiquement de juger Vladimir Poutine pour crime d’agression grandissait. Le Procureur a finalement franchi le Rubicon. En demandant un mandat d’arrêt contre le dirigeant russe dans un timing aussi serré et en temps réel, il signe une nouvelle politique pénale, contribue à une configuration inédite alors que les hostilités se poursuivent, envoie un message plus fort encore que celui jadis envoyé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie lorsqu’il rendit public en mai 1999 l’acte d’accusation et les mandats d’arrêt contre Slobodan Milošević, alors Président de la République fédérale de Yougoslavie (RFY), et contre une série de dirigeants du premier cercle.

Un immense pari juridique et politique

La guerre porte traditionnellement le crime. L’offensive implique souvent la montée aux extrêmes et ce sont les civils présents, ceux de l’État agressé, qui peuvent plus particulièrement en souffrir. Il faut rajouter, en l’espèce, le poids des discours et du déroulé de cette guerre dans les violences observées. Sarah Fainberg et Céline Marangé ont bien montré ici comment la violence russe, « entre intentionnalité et inévitabilité », engendrait son cortège de crimes de guerre. Plusieurs rapports d’organismes à la réputation établie en attestent également, dénonçant les crimes systémiques commis par la Russie en Ukraine. Il est notamment question du recours à des armes explosives à large spectre, à des violences sexuelles et sexistes, à des traitements inhumains et dégradants, au ciblage délibéré de civils ou d’infrastructures civiles, etc. Le Bureau du Procureur de la CPI a lui-même qualifié l’ensemble de la situation de « scène de crimes ». Dans les premiers mandats d’arrêt demandés et délivrés, le Procureur a toutefois choisi de cibler la déportation et le transfert illégaux d’enfants ukrainiens vers la Russie ou vers des régions occupées de l’Ukraine, en violation de l’article 8-2-a-vii et de l’article 8-2-b-vii du Statut de Rome (crimes de guerre). Cette priorisation est parfaitement compréhensible tant les faits paraissent en l’occurrence bien documentés. Elle renvoie aussi à une réalité cruelle et à une préoccupation de longue date de la Cour.

L’Ukraine alerte d’abord depuis le début du conflit : la Russie vole nos enfants, sans toutefois que le chiffre de plus de 14 000 mineurs déportés avancé par Kyiv ne puisse être établi. Une enquête substantielle de l’Observatoire des conflits de l’Université de Yale reconnaît qu’au moins 6 000 enfants ont bien été déportés et placés dans différents centres de rééducation. Le service des affaires familiales de Krasnodar aurait même ouvertement annoncé que plus de 1000 bébés de Marioupol avaient trouvé une « nouvelle famille » en Russie. En tout état de cause, le dernier rapport de la Commission d’enquête onusienne se fonde sur la situation précise de 164 mineurs provenant initialement de Donetsk, Kharhiv ou Kherson pour conclure sans aucune hésitation à la commission en l’espèce de crimes de guerre. La Cour entend ensuite depuis toujours protéger les plus jeunes, les plus vulnérables. Les premières affaires jugées par la CPI avaient ainsi placé au cœur des procédures la question des enfants soldats. La lutte contre l’impunité des crimes contre les enfants a plus tard été érigée en priorité du Bureau du Procureur. Les mineurs ne sauraient être contraints à se battre ou être traités comme « butin de guerre ». En l’occurrence, plusieurs « incidents » renvoyant à la déportation de centaines de mineurs enlevés à des orphelinats et ensuite donnés à l’adoption en Russie auraient été identifiés par le Bureau du Procureur.

Fort de ces éléments, et compte tenu du standard de preuve exigé à ce stade de la procédure (l’existence de « motifs substantiel de croire que cette personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour » au sens de l’article 58 du Statut), la Chambre ne pouvait que faire droit à la requête du Procureur. Elle l’a fait dans un temps record, en moins d’un mois. La responsabilité de Vladimir Poutine est en l’état envisagée sur le fondement de la commission principale, pour avoir commis les actes directement, conjointement avec d’autres et/ou par l’intermédiaire d’autres personnes (article 25-3-a du Statut), et sur celui de la responsabilité du supérieur hiérarchique (article 28-b du Statut). Simplement, et la démarche est ici originale, la Chambre a décidé de ne pas dévoiler précisément le contenu des mandats délivrés afin de protéger les victimes et les témoins de l’affaire, tout en révélant l’existence de ces mandats, l’identité des suspects, les charges et les modes de responsabilités retenus. La formation considère que « les intérêts de la justice », un concept décidément élastique, commande de divulguer ces derniers éléments. Il s’agit sans doute de montrer à quel point la Cour est ici proactive et de parier sur l’effet dissuasif de la démarche. L’histoire jugera. En toute hypothèse, cette position n’a rien de définitif ou d’exclusif. Il est même probable que d’autres mandats aient pu être délivrés sous scellés comme c’est fréquemment le cas à la Cour ou que d’autres charges puissent être ensuite retenues contre Vladimir Poutine (crimes contre l’humanité voire génocide) – tant celles à ce stade mobilisées, aussi importantes soient-elles, n’épuisent pas l’ensemble des exactions massives commises par ses troupes sur le terrain. Le New York Times évoque finalement la perspective de nouvelles affaires sur l’« arme du froid », ces attaques russes menées contre des infrastructures civiles, notamment l’approvisionnement en eau et les centrales électriques et gazières, qui sont éloignées des combats et ne sauraient être considérées comme des cibles militaires.

Après, savoir que des crimes sont commis, c’est une chose, démontrer au-delà de tout doute raisonnable qu’un chef de l’État a une part de responsabilité pénale dans ceux-ci, en est une autre. Plusieurs affaires devant la Cour n’ont pu satisfaire les exigences probatoires en matière d’identification précise du rôle de l’accusé dans la commission du crime. Et à chaque mode de responsabilité envisagé ses propres défis pratiques. L’espèce paraît tout de même bien engagée tant les éléments rassemblés sont nombreux et tant les autorités russes elles-mêmes ont pu prendre publiquement des positions incriminantes. Comme l’évoque par exemple le Procureur dans sa déclaration, « the law was changed in the Russian Federation, through Presidential decrees issued by President Putin, to expedite the conferral of Russian citizenship, making it easier for them to be adopted by Russian families », ce qui démontrerait, entre autres, l’intention criminelle et la volonté de soustraire définitivement ces enfants de leur État de provenance et de nationalité.

La principale difficulté sera, en l’absence de possibilités de poursuites in abstentia, une question que l’on sait discutée, de mettre simplement la main sur les deux personnalités mises en cause, et spécialement sur Vladimir Poutine. Il est des obstacles politiques et juridiques. En premier lieu, l’issue de la guerre et le maintien ou non du régime de Vladimir Poutine au pouvoir seront évidemment cruciaux. En l’état, la Russie n’a aucune obligation de coopérer avec la CPI puisqu’elle ne se compte pas parmi le cercle des parties au Statut de Rome. Et on peine à imaginer que le chef du Kremlin décide de comparaitre volontairement devant la Cour pour s’expliquer, même une fois le conflit terminé. Au contraire, il est probable que la Russie, qui a déjà considéré ces mandats d’arrêt comme « outrageous and unacceptable », prenne des actes de défiance supplémentaires à l’encontre de la Cour. Une sorte de Hague Invasion Act à la russe, la promesse de délivrer par tous les moyens nécessaires le président s’il venait à tomber entre les mains de cette juridiction. On se souvient déjà de la réaction du Kremlin quand un premier Rapport d’étape du Procureur (2016) constatait l’existence d’« un conflit armé international dans le contexte des hostilités survenues dans l’est de l’Ukraine depuis le 14 juillet 2014 au plus tard, parallèlement au conflit armé non international ». Moscou voyait ainsi son implication dans le Donbass dénoncée et la Russie rejoignit immédiatement le club très fermé des États (États-Unis, Israël et Soudan) ayant choisi de priver d’effets juridiques leur signature initiale du Statut de Rome afin de marquer leur opposition à l’existence même de la Cour ou à la politique pénale de son Procureur. Si Vladimir Poutine tombe en disgrâce, toutefois, les perspectives pourraient être différentes encore que l’on voit mal la Russie remettre à la CPI, une juridiction honnie, un de ses anciens chefs d’État, même devenu un paria. C’est un autre sort qui l’attendra probablement…

Il faut dans l’immédiat compter sur le bon vouloir des 123 parties au Statut pour exécuter le mandat d’arrêt si le maître du Kremlin venait à les visiter ou à se trouver sous leur juridiction. On peut douter de l’existence d’un élan commun en la matière. Quelle sera par exemple la position du « Sud Global » ? Comment l’Afrique du Sud ou le Brésil réagiraient, par ailleurs, si un sommet des BRICS se tenait sur leur territoire en présence de Vladimir Poutine ? Il en est justement un de prévu au mois d’août prochain à Durban. Quid aussi du prochain sommet du « G 20 » qui doit se tenir à Delhi, en Inde, en septembre ? Le précédent Omar Al Bashir n’incite finalement pas à l’optimisme. Lui aussi visé par un mandat d’arrêt de la Cour (2009), le dirigeant soudanais a néanmoins pu se rendre dans des dizaines d’États, y compris plusieurs parties au Statut de Rome, sans qu’il ne soit arrêté. Même aujourd’hui déchu, sa remise à la Cour se fait toujours attendre. Le Bureau du Procureur a d’ailleurs dénoncé dans nombre de rapports au Conseil de sécurité le manque de coopération de Khartoum et le refus de plusieurs parties d’arrêter le chef d’État.

En second lieu, la question des immunités dont peut se prévaloir Vladimir Poutine ne peut être balayée d’un revers de la main. On se rappelle, en effet, qu’il est un principe de droit universellement admis que les dirigeants participent de l’indépendance de l’État dont ils sont les représentants et qu’ils ne peuvent être soumis à aucune autre juridiction que celle de leur propre nation – du moins tant qu’ils sont en exercice (la chute de Poutine ouvrirait ici des perspectives supplémentaires puisqu’il ne pourrait au mieux que réclamer le respect de ses immunités fonctionnelles, largement mises à l’écart en ce domaine depuis l’affaire Pinochet). Faut-il cependant considérer que la gravité de l’interdit ici en cause ou bien la nature des juridictions en l’espèce compétentes empêcherait le jeu de la protection normalement reconnue à certains individus-organes de l’État ? La Cour internationale de Justice a seulement affirmé que les immunités devaient être écartées devant certaines juridictions pénales internationales, c’est-à-dire que des exceptions pouvaient exister à la suite de renonciations par différents actes juridiques. Qu’en est-il devant la CPI ? Si l’article 27-2 du Statut de Rome énonce que les immunités n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence, l’article 98-1 du même instrument reconnaît toutefois de potentielles tensions avec les obligations des États parties en matière d’immunité de dirigeants d’États tiers.

Dans l’affaire Al Bashir, l’Afrique du Sud ou la Jordanie, pourtant parties au Statut de Rome, estimèrent en ce sens ne pouvoir contraindre le chef d’un État tiers au Statut et l’arrêter s’il venait à se trouver sur leur territoire et que la Cour le demandait. La Cour, après avoir beaucoup tâtonné, a défendu une autre lecture, pour le moins audacieuse. Pour la Chambre d’appel de la CPI, on ne saurait ainsi transposer à l’ordre des juridictions internationales une règle visant initialement les juridictions nationales. Pourtant, en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité, les États disposent-ils de l’autorité suffisante pour faire ensemble ce qu’aucun d’entre eux ne pourrait faire seul : lever l’immunité d’un pair ? Rien n’est moins sûr. Mais la Cour poursuit et considère que l’article 27-2 sur le « défaut de pertinence de la qualité officielle » ne fait en réalité que refléter l’état actuel du droit international coutumier. Soit. On comprend en tout cas la réaction embarrassée des États-Unis. Washington a toujours refusé « la conclusion radicale […] selon laquelle le droit international coutumier ne prévoit pas d’immunité des chefs d’État devant une juridiction internationale établie par deux États ou plus ». L’interprétation de la CPI semble bien méconnaitre les nombreuses déclarations étatiques reconnaissant un caractère temporaire, mais absolu à l’immunité personnelle attachée aux chefs d’État. Elle ne saurait de toute façon obliger ceux qui ne sont nullement liés par les prises de position de la Cour. La disputatio offre en tout cas un boulevard pour justifier, même opportunément, le refus d’exécuter le mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, quand on sait déjà, pour reprendre la formule d’Olivier Corten, qu’« en droit, l’on peut a priori dire n’importe quoi, même si on ne peut pas le dire n’importe comment ». Simplement, ce que l’on s’accorde à soi, on finit toujours par devoir l’accorder à d’autres.

***

En fin de compte, l’avenir dira si ce pari juridique et politique s’est révélé opportun ou s’il ne fut qu’une illusion supplémentaire. Dans l’immédiat, ses effets sur le terrain peuvent déjà être discutés. Ils touchent tant aux personnalités qu’aux narratifs, mais ne sont pas sans biais.

Vladimir Poutine est d’abord et désormais un fugitif. Il en est marqué au fer rouge. Le mandat d’arrêt représente alors un coût supplémentaire dans la conduite de sa politique criminelle, il crée de l’incertitude dans ses déplacements – ainsi que dans ceux de ses proches susceptibles de faire à leur tour l’objet de mandats d’arrêt. L’acte contribue à son échelle à la mise à l’index du dirigeant russe dans les relations internationales. Naming and Shaming. Pour le Procureur général ukrainien, Andriy Kostin, « les dirigeants mondiaux réfléchiront à deux fois avant de lui serrer la main ou de s’asseoir avec Poutine à la table des négociations ». Il reste à voir comment concilier cette épée de Damoclès avec la nécessité un jour de trouver une sortie de crise. On a aussi dit de Bachar el-Assad qu’il « est à l’origine du problème et qu’il ne peut pas faire partie de la solution » en Syrie. Aujourd’hui, pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour normaliser les relations avec son régime. Quel sort sera réservé au mandat d’arrêt contre Poutine quand arrivera le temps de la négociation ? L’espoir de justice ne sera-t-il pas de nouveau sacrifié au profit d’un accord de paix ? L’article 16 du Statut de Rome prévoit que le Conseil de sécurité puisse à cette fin suspendre les procédures engagées par la CPI, à condition bien sûr de trouver une majorité favorable au Conseil et le concours des membres permanents… Que retiendrait-on alors de toute cette affaire ?

Plusieurs narratifs sont ensuite indéniablement affectés par cet acte disruptif de la Cour pénale internationale. On songe spontanément au récit russe destiné à justifier son « opération spéciale », maintenant un peu plus discrédité qu’il ne l’était déjà. Il sera également plus difficile pour Moscou de présenter les transferts et déportations d’enfants comme une opération humanitaire et bienveillante. Le mandat d’arrêt donne des éléments de langage à l’opposition et réclame un investissement encore plus grand dans la désinformation pour en limiter les effets. Mais on pense aussi aux enjeux pour la Cour elle-même. Le bénéfice immédiat est indéniable, la CPI se place au centre de l’échiquier. L’accusation portée contre Vladimir Poutine « démonétise » quelque peu l’intérêt d’une juridiction supplémentaire, par exemple, même si la question du crime d’agression demeure. Simplement, n’y a-t-il pas péril à lancer publiquement un tel mandat d’arrêt quand ses perspectives d’exécution apparaissent aussi faibles ? Encore un sabre de bois ? Un moindre mal serait de réviser le Statut de Rome pour introduire des possibilités de procédure in abstentia. Nous le devons sans doute aux victimes et à la vérité tant le récit judiciaire peut apporter en la matière. C’est aussi une question d’économie judiciaire : qu’au moins les enquêtes, couteuses, servent à quelque chose… L’ensemble pourrait néanmoins renforcer le discours de ceux dénonçant la sélectivité des enquêtes et procédures engagées par la Cour, sa difficulté à jouer du glaive comme de la balance, sa tentation de la carte et non du menu. La mise en cause de Vladimir Poutine renvoie en miroir à l’absence totale de poursuites contre d’autres dirigeants aux responsabilités pourtant manifestes dans un certain nombre de crimes commis en Afghanistan, en Irak, en Palestine, etc. Ne pas choisir une indignation, tenir tous les bouts, savoir penser contre soi-même : c’est aussi ici que les leçons de cette aventure en terre inconnue devront être tirées.

 

Crédits photo : LithuaniaMFA/Twitter

Auteurs en code morse

Julian Fernandez

Agrégé de droit public, Julian Fernandez (@julio_fz) est professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas (en détachement à l’Université Galatasaray, GSU Istanbul). Co-directeur du Rubicon, de l’Annuaire français de relations internationales et du Master 2 Justice pénale internationale d’Assas, il est l’auteur de publications de référence en droit international pénal dont un Commentaire article par article du Statut de Rome (Pedone, 2019, 2e édition) et un manuel aux éditions LGDJ (2022, 2e édition).

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