La haute intensité : limites du concept et implications pour la France

Le Rubicon en code morse
Juin 30

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Depuis quelques années déjà, avec le retour des conflits interétatiques en Europe, les militaires, les politiques comme les médias parlent de plus en plus de « haute intensité ». En juin 2021, un rapport du Sénat sur la guerre du Haut-Karabagh consacrait une section aux « défis de la haute intensité ». Le 17 février 2022, quelques jours avant l’offensive russe en Ukraine, un rapport de l’Assemblée nationale était entièrement dédié à « la préparation à la haute intensité ». Au sein des forces armées françaises, la réflexion sur la haute intensité s’est surtout développée dans l’armée de terre, qui l’a définie en 2020 comme un « affrontement soutenu entre masses de manœuvres agressives se contestant jusque dans la profondeur et dans différents milieux l’ensemble des champs de conflictualité (physique et immatériel) et dont l’objectif est de vaincre la puissance de l’adversaire ». Le Concept d’emploi des forces rendu public un an plus tard, qui fixe le cadre de la réflexion doctrinale de l’ensemble des forces armées, en donne une définition plus précise, que l’on peut simplifier en disant que la haute intensité est un affrontement en raison d’enjeux jugés majeurs, voire existentiels ; dans plusieurs domaines en même temps, y compris non militaires ; avec une grande violence et des pertes élevées.

Ce concept désormais répandu reste toutefois problématique non seulement parce qu’il n’est pas certain que cette définition soit bien connue de la plupart de ceux qui l’utilisent, mais aussi pour des raisons que cet article se propose d’exposer. C’est, pour le dire en une formule, un mauvais concept qui pose de bonnes questions, et qui a pour la France des implications importantes puisqu’il s’agit au fond de savoir de quel modèle d’armée nous avons besoin pour faire face aux menaces en cours et à venir.

Limites du concept

La haute intensité est un concept problématique pour au moins cinq raisons.

1) Un concept daté. Théorisé récemment en France, la haute intensité est en réalité un concept ancien, d’origine britannique, qui a été adopté aux États-Unis et à l’OTAN dans les années 1970. High intensity conflict (HIC) était alors une autre manière de parler de l’hypothèse d’une guerre nucléaire entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie, c’est-à-dire de la Troisième Guerre mondiale. Et, en 1998 déjà, on pouvait lire que les armées britanniques et américaines souhaitaient « s’en éloigner » et « trouver quelque chose de mieux pour le remplacer », le modèle consistant à parler de « haute intensité » étant considéré comme n’étant « plus pertinent » (irrelevant). Il lui était notamment reproché de ne pas pouvoir rendre compte d’une réalité plus complexe. Aujourd’hui les États-Unis parlent plutôt de « Large-Scale Combat Operations » (LSCO), qui visent à briser le moral de l’adversaire par le phénomène combiné d’attrition de ses forces et de conquête de son territoire – ce qui semble plus étroit que la haute intensité puisque si toute LSCO semble impliquer la haute intensité (car l’hypothèse sur laquelle le concept repose est celle d’un conflit avec la Chine ou la Russie), tout usage de haute intensité ne vise pas forcément à conquérir le territoire de l’adversaire.

2) Un concept rigide. Le concept de « haute » intensité (HIC) a été formé par opposition à celui de « basse » intensité (Low Intensity Conflict, LIC) et complété par un troisième, moins utilisé : celui de « moyenne » intensité (Mid-Intensity Conflict, MIC). Le problème est que, en pratique, la gradation de l’intensité des conflits est un continuum avec une infinité de degrés, plutôt qu’un escalier à trois marches. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, au moment de la publication de l’Actualisation stratégique 2021, la ministre des Armées Florence Parly ait parlé de « renforcer la préparation opérationnelle de nos armées (…) dans la perspective de conflits de plus haute intensité ». L’intensité étant par définition variable, il est en effet plus juste de dire qu’elle peut être « plus haute » que de dire qu’elle est soit basse, soit moyenne, soit haute. Chacune de ces catégories n’a jamais été clairement délimitée et il est difficile de répartir les conflits réels dans ces cases. Sans compter que l’évolution de la conflictualité depuis la fin de la guerre froide, dont l’un des symptômes est la montée en puissance des acteurs non-étatiques, décrite notamment par les théoriciens des « nouvelles guerres » (Mary Kaldor en 1999, Herfried Münkler en 2002), ajoute encore des nuances qui s’adaptent mal à ces découpages. On trouvera d’ailleurs une manifestation française de cette inadaptation dans le fait qu’après avoir longtemps utilisé cette dichotomie entre conflit de haute intensité et conflit de basse intensité pour apprécier l’éligibilité d’un demandeur à une protection au titre du conflit en cours dans son État de nationalité ou de résidence habituelle, le juge de l’asile a fini par y renoncer en raison notamment du flottement des termes utilisés.

3) Un concept subjectif. L’intensité est un état de tension qui devrait pouvoir être mesuré objectivement, comme on mesure la tension d’un ressort par exemple, mais qui en réalité implique toujours de la subjectivité qui se prête mal à une telle quantification. Elle est subjective d’un côté dans sa compréhension par les politiques, qui fixent le niveau d’intensité dans les règles d’engagement, et de l’autre pour les hommes et les femmes qui font la guerre. Qui oserait dire à un soldat sous le feu ou aux survivants de l’embuscade d’Uzbin que ce qu’ils vivent ou ont vécu n’est pas hautement intense, même au sens seulement tactique ? L’intensité est d’abord un ressenti. Et, de ce point de vue, elle pourrait être plus utilement définie comme la perte de l’initiative, à tous les échelons (tactiques, opératifs et stratégiques).

4) Un concept discriminant, voire méprisant. La « haute » intensité semble constituer une catégorie supérieure, dans la hiérarchie implicite des affrontements, qui pourrait donner l’impression que les conflits dits « asymétriques » comme ceux que nous avons connus en Afghanistan et au Sahel sont, quelque part, moins sérieux. Cette impression n’est certes pas due qu’au vocabulaire employé, elle découle d’abord des pertes subies (morts, blessés au combat, pertes matérielles), mais les mots comptent : le haut est au-dessus du bas. Or, il est évident qu’au cours de ces conflits il a pu y avoir, par moment, des opérations ou des engagements ayant les attributs de la haute intensité – comme au cours des décennies précédentes (on pense par exemple à la bataille de Kolwezi en 1978 ou l’opération Daguet en 1991).

C’est pourquoi ceux qui tiennent encore au concept de haute intensité devraient au moins distinguer entre, d’un côté, une « guerre » ou un « conflit » de haute intensité, qui aurait ces attributs tout le temps, donc par nature, et de l’autre une « opération » ou un « engagement » de haute intensité, puisque ponctuellement, soit de manière complètement isolée soit dans le cadre d’un conflit qui lui ne serait pas qualifié de haute intensité, il peut y avoir certaines actions ayant les attributs de la haute intensité. Dans sa Vision stratégique (2021), le chef d’état-major des armées reconnaît d’ailleurs que la haute intensité ne s’applique pas seulement à un conflit mais aussi à « des phases (…) dans tout ou partie des milieux et des champs ».

5) Un concept prêtant à confusion. La « haute intensité » est souvent confondue avec d’autres espèces proches, dont la « guerre majeure ». Il n’est pas rare d’ailleurs que les textes sur la haute intensité utilisent indifféremment, comme des synonymes, les expressions « guerre de haute intensité » et « guerre majeure ». Pourtant, comme je l’ai montré dans un article précédent, les deux doivent être distingués, à la fois parce que toutes les guerres majeures ne sont pas de haute intensité et inversement parce que toutes les guerres de haute intensité ne sont pas majeures, comme en témoigne le cas de la guerre du Haut-Karabakh de 2020.

Selon Dale C. Copeland, une guerre majeure implique forcément les grandes puissances du système international avec un risque de disparition pour au moins l’une d’entre elles. Si l’on définit la haute intensité par la perte d’initiative, comme indiqué précédemment, elle peut être causée par la simultanéité de conflits non majeurs (par exemple en Afrique et au Moyen-Orient) qui créent des tensions sur les ressources humaines ; les élongations en fonction du théâtre du conflit ; le ciblage des appuis par l’adversaire, qui contraint la force à manœuvrer sans ses appuis, ou d’autres facteurs qui n’impliquent pas non plus de guerre majeure. Un scénario de pertes majeures non dues à la haute intensité est même envisageable, en cas d’attaque biologique notamment.

Pour ces cinq raisons au moins, on peut critiquer la notion de « haute intensité », et lui préférer celle d’« hypothèse d’engagement majeur » (HEM), qui figure dans la Loi de programmation militaire 2019-2025. L’HEM peut se définir comme un affrontement contre un adversaire disposant de capacités dans tous les milieux (terre, air, mer, cyber, espace, informationnel), non limité au front mais étendu au théâtre national, et qui pour cette raison cause de nombreuses pertes et implique l’effort de toute la nation.

Implications pour la France

Au fond, quelle que soit l’expression utilisée, l’hypothèse d’un engagement majeur – un peu moins hypothétique depuis le 24 février dernier – pose la même question : celle de notre capacité à résister ou vaincre dans un affrontement beaucoup plus fort que tout ce que nous avons connu depuis 1945. Ce qui pose des défis à la fois qualitatifs (anticipation, formation, entraînement) et quantitatifs (en termes d’effectifs et de matériels). C’est ce dernier point qui semble retenir le plus d’attention, non seulement parce que, comme l’expliquait déjà une étude de l’IFRI en juin 2021, « les implications capacitaires de l’hypothèse d’engagement majeur invitent (…) à repenser en partie le format des armées et la place de la masse dans la génération de la puissance militaire », mais aussi parce que la guerre en Ukraine est l’occasion de comparaisons frappantes : par exemple, si l’on s’en tient aux pertes visuellement constatées, que le matériel ait été détruit ou capturé, la Russie a déjà perdu autant de chars en Ukraine que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne en ont en tout. Certains estiment que « Si la France devait mener un conflit comme en Ukraine, elle utiliserait 40 % de ses stocks en quinze jours ». Des députés vont encore plus loin, alertant sur le fait que « la France pourrait manquer de munitions « en seulement quatre jours de conflit de haute intensité » ».

Dans ce calcul, il importe toutefois de ne pas oublier le facteur nucléaire car, en principe, les États qui sont protégés par la dissuasion nucléaire n’ont pas besoin de produire ou d’acheter autant de matériel conventionnel que ceux qui ne peuvent compter que sur un nombre élevé de chars et d’avions pour espérer dissuader l’adversaire d’attaquer. S’il y a assurément de nombreuses leçons à tirer des deux récents conflits interétatiques que sont ceux du Haut-Karabagh (2020) et de l’Ukraine (2022), et s’ils doivent nous inciter à faire un effort pour développer nos forces, il ne faut pas non plus faire comme si nous étions dans la même position que les Arméniens ou les Ukrainiens.

La dissuasion nucléaire nous protège, ce qui signifie qu’en principe la France n’aura pas à faire face à un engagement majeur durable. Néanmoins, ce chapeau nucléaire ne doit pas nous conduire à ne pas développer la force conventionnelle pour au moins quatre raisons :

(1) la dissuasion vise à protéger nos intérêts vitaux contre tout type d’attaque, non seulement nucléaire mais aussi d’une grande ville par missiles conventionnels, par exemple, ou NRBC de grande ampleur ; or, l’engagement peut être majeur tout en restant sous ce seuil ;

(2) dans son discours de février 2020, le président de la République a envisagé la possibilité d’une dissuasion nucléaire à l’échelle européenne, considérant que nos intérêts vitaux sont convergents avec ceux de nos partenaires ; néanmoins, dans l’hypothèse d’un engagement pour défendre un allié agressé par une puissance nucléaire, si cette agression reste sous le seuil mentionné précédemment l’agresseur pourrait supposer que nous ne ferons pas usage d’armes nucléaires en premier : il ne serait donc dissuadé que par des forces conventionnelles suffisamment intimidantes ;

(3) l’hypothèse d’un engagement majeur durable est certes improbable mais pas impossible, et son impact serait considérable – c’est un « cygne noir » qui requiert donc de s’y préparer ;

et (4) la guerre en Ukraine montre également que nous pouvons être amenés à fournir des armes en grande quantité et sur le long terme à un pays tiers, ce qui devrait pouvoir se faire sans risquer d’entamer nos réserves – alors que, dans l’état actuel, les chaînes de fabrication sont saturées et les délais de relance de production sont tels que les États doivent retirer du matériel en dotation dans les forces pour l’envoyer en Ukraine.

Cela étant dit, l’enjeu de la masse dépend lui-même d’autres enjeux. La première raison d’avoir de la masse est de pouvoir absorber l’attrition importante dans une HEM, qui est elle-même la conséquence de la puissance de feu déployée par l’adversaire. Et ce dans tous les milieux : la guerre en Ukraine rappelle également les fondamentaux du combat naval que sont la fulgurance, la violence et l’attrition. Il y a exactement 40 ans, la guerre des Malouines avait coulé ou endommagé 23 navires en deux mois. Or, il est possible de réduire cette attrition par des moyens ISR (intelligence, surveillance and reconnaissance), qui permettent de détecter donc détruire en amont les capacités de l’adversaire, mais aussi par une mobilité accrue et un bon « mix » technologique entre le high et le low tech. L’importance de la masse est donc relative : elle dépend du reste.

Pour retrouver de la masse, reconstituer nos stocks de munitions, mais aussi développer nos moyens ISR, accroître notre mobilité et trouver le bon mix technologique, il faudra davantage qu’un effort budgétaire. C’est pourquoi le président Macron a parlé d’une « économie de guerre dans laquelle (…) nous allons durablement nous organiser », indiquant avoir demandé une réévaluation de la Loi de programmation militaire « à l’aune du contexte géopolitique ». Cet effort en est un non seulement sur le temps long, pour concevoir et produire de nouveaux équipements, mais aussi à moyen terme pour augmenter aussi rapidement que possible les capacités et la létalité des équipements actuels à des coûts raisonnables. Pour cette raison, il doit être conduit non seulement avec les industries d’armement mais également avec d’autres acteurs plus agiles du secteur de l’innovation, et la France de ce point de vue a quelques « startups » particulièrement compétitives (par exemple Unseenlabs pour la détection électromagnétique depuis l’espace).

Enfin, il est également important de veiller à ce que cet effort, dans une réaction légitime au retour de la guerre interétatique en Europe, ne se fasse pas au détriment du reste, parce que la France n’est pas qu’une puissance européenne : elle fait partie du club très fermé des États disposant de la capacité d’entrer en premier dans un conflit et de projeter des forces partout dans le monde en peu de temps. Et la guerre en Ukraine n’a pas fait disparaître le risque de conflits asymétriques ailleurs dans le monde, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient, ni l’agressivité croissante de la Chine en Indopacifique qui nous met particulièrement au défi puisque, pour protéger nos départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM-COM) contre la prédation chinoise, qui va du pillage des ressources halieutiques à la conquête d’ilots en passant par des opérations d’influence extrêmement diverses, la France doit avoir les moyens d’intervenir seule et loin de la métropole. Au contraire, le fait que l’attention et les ressources occidentales soient désormais fixées sur la Russie pourrait inciter d’autres acteurs opportunistes à en profiter. En outre, tous ces terrains sont connectés, comme en témoignent notamment, d’un côté, le recrutement de Syriens par Moscou et les effets de la propagande russe au Sahel et, de l’autre, la question de savoir si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a rendu plus ou moins probable celle de Taïwan par la Chine.

En d’autres termes, le débat national sur la « haute intensité » ou l’hypothèse d’un « engagement majeur » est sain mais il ne doit pas nous faire porter des œillères et donc nous conduire à négliger les autres formes de conflictualité, ni nous faire perdre de vue que l’objectif prioritaire reste de « gagner la guerre avant la guerre ».

 

Crédit : Pierre J.

Auteurs en code morse

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (@jeangene_vilmer) est directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et membre du comité de direction du Rubicon. Ses recherches portent sur les relations internationales et les nouvelles formes de conflictualité. Il a notamment publié sur les théories des relations internationales, la sécurité collective, l’interventionnisme militaire, la guerre à distance (éliminations ciblées, drones armés, systèmes d’armes létaux autonomes), ou encore la « guerre hybride » et les opérations d’influence.

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