La prolifération des drones civils militarisés en Ukraine : une école de guerre pour les états-majors occidentaux

Le Rubicon en code morse
Avr 20

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La scène médiatique a hâtivement dépeint le drone Bayraktar TB-2 comme « l’atout aérien de Kyiv » pour lutter contre les incursions de l’envahisseur russe, surestimant au passage son efficacité militaire dans un conflit de haute intensité. Pour autant, « la guerre des drones » en Ukraine ne se limite pas aux TB-2 : elle met également en scène d’autres types de vecteurs civils utilisés à des fins militaires ayant produit des résultats tactiques notables dans les deux camps. L’amplification de la « dronisation » du champ de bataille déjà observée en Syrie et durant la guerre au Haut-Karabagh interpelle désormais par son ampleur. L’utilisation en Ukraine de drones civils militarisés et peu onéreux, sur un spectre de missions élargi, constitue l’un des marquants de l’évolution de la conflictualité aérienne.

Avec l’arrivée massive de ces drones légers sur le terrain militaire, l’équation technocapacitaire de la guerre s’en trouve bouleversée. Les stratégies d’approvisionnement militaire entreprises depuis 2014 auront permis à Kyiv de faire preuve d’une grande flexibilité pour mieux exploiter les technologies civiles à des fins militaires et ainsi supplanter la Russie en qualité et en quantité sur ce segment. La capacité des forces armées ukrainiennes (FAU) à innover pour compenser la plus grande puissance de feu adverse est une leçon inspirante pour nos propres modèles d’armées. Compte tenu de l’expérience opérationnelle accumulée par les parties au conflit concernant l’utilisation de ces technologies non conventionnelles, il convient de tirer des recommandations au profit des forces armées occidentales pour qu’elles soient également en mesure de faire évoluer leur propre doctrine d’emploi des drones.

Depuis 2014, deux tendances en Ukraine et en Russie en matière d’armement aux lourdes conséquences stratégiques

Durant la première guerre du Donbass en 2014, les capacités aériennes de l’Ukraine avaient été fortement réduites par les systèmes antiaériens russes. Mais en ayant démontré toute l’étendue de leur capacité pour pallier les déficiences de renseignement, Kyiv a rapidement saisi que la conjugaison des modes d’emploi opérationnels des drones pourrait constituer un réel atout tactique. Pour ces raisons qui s’ajoutent au faible coût de production de ces plateformes, l’Ukraine a investi entre 2014 et 2022 dans le développement d’une industrie locale de drone tout en bénéficiant du soutien de plusieurs pays membres de l’OTAN pour améliorer ses infrastructures de défense. La remise sur pieds de l’armée de l’air ukrainienne est donc passée par l’acquisition d’un parc complet de systèmes aériens (drones d’attaque, tactiques, de contact, etc.) tout en se séparant d’une partie de ses chasseurs les plus anciens.

Huit ans plus tard, afin d’éviter que le potentiel aérien de son armée soit à nouveau mis à mal, Kyiv a fait preuve d’une souplesse tactique en combinant l’action de différents types de systèmes pour contester temporairement et localement la supériorité aérienne aux Russes. Selon plusieurs estimations, l’arsenal de drones non militaires des FAU avoisinait les 6 000 exemplaires durant l’été 2022. À cet égard, les drones constituent pour ces derniers, une réelle aviation légère de substitution.

Conscient du rapport de force qui lui était favorable dans le ciel (4 contre 1 pour l’aviation russe), le camp adverse a peu innové sur ce segment depuis la chute de l’URSS. Accusant un retard certain par rapport à ses compétiteurs occidentaux, l’intervention russe en Syrie a toutefois constitué un laboratoire pour l’emploi opérationnel des drones en mesure d’éclairer les faiblesses structurelles de l’industrie d’armement russe. Si le retour d’expérience syrien a permis au « ministère de la Défense (russe) (…) d’élaborer des exigences tactiques et techniques appropriées pour les drones », les multiples verrous technologiques ont persisté. Au cours de la décennie, Moscou a sensiblement renforcé sa composante aérienne en mettant l’emphase sur la modernisation de ses chasseurs et d’autres aéronefs, mais a sous-investie en matière de drones : les sanctions occidentales déployées en 2014 ont par ailleurs durablement restreint les marges de manœuvre de Moscou pour l’acquisition d’optiques et d’éléments électroniques de fabrication étrangère pourtant essentiels à leur fabrication. À cela s’ajoute la difficulté pour le Kremlin de formuler des demandes industrielles claires et les multiples goulots d’étranglement pour les industriels russes les empêchant de respecter les délais de production. Ce phénomène est venu accentuer la dépendance envers les producteurs externes et par ricochet, le manque d’investissements en R&D en matière de drones. Par conséquent, l’absence d’une base industrielle nationale suffisante a pu produire un manque de confiance envers les technologies nationales dès le début du conflit.

Dans ce secteur précis, la transformation du conflit en une guerre d’usure n’est donc pas de bon augure pour Moscou. Rien que dans la famille des drones militaires russes Orlan, on dénombre plus de 140 destructions ou de captures confirmées. Avec ce niveau d’attrition élevé, Moscou rencontrera des difficultés pour réparer ses drones en raison du renforcement de l’embargo sur les technologies critiques. Les situations de pénurie pourraient donc se multiplier dans les mois à venir si les MANPADS ou les systèmes à guidage laser offerts par les pays occidentaux à l’Ukraine continuent à jouer un rôle notable dans l’attrition des aéronefs russes. L’achat de 2000 munitions programmées iraniennes de type Shahed met en exergue la volonté de Moscou de faire face à l’épuisement de ses stocks de missiles balistiques – à hauteur de 85% – grâce à des technologies rustiques et budgétairement accessibles.

Finalement, l’invasion de l’Ukraine en février 2022 semble avoir confirmé les choix capacitaires de Kyiv adoptés depuis 2014 en matière de puissance aérienne. La remontée capacitaire des FAU soutenue par les Occidentaux a permis de développer une approche holistique des drones et de pleinement exploiter la valeur ajoutée que représente un usage diversifié de ces derniers.

Avec les promesses non tenues de la campagne de suppression des défenses antiaériennes ennemies, la maitrise de l’air par les Russes est largement contestée. Les forces aérospatiales russes (VKS) peuvent seulement se targuer d’obtenir une supériorité aérienne temporaire et locale. Le manque de coordination air-sol et le déficit d’engagement dans la 3ème dimension (une activité aérienne russe en dessous de l’activité minimale requise pour assurer une couverture crédible de l’espace aérien ukrainien) semblent être pour beaucoup dans l’incapacité de maintenir une bulle de protection imperméable face aux aéronefs ukrainiens. Privé de cet atout essentiel et faisant face à des problèmes importants de ravitaillement logistique pour parer le désordre, la surprise et la confusion générés par les opérateurs de drones ukrainiens, les forces armées russes ont rapidement été exposées en basse couche à de nouvelles menaces. En mesure d’évoluer dans un environnement contesté, les drones de petite taille ukrainiens, et dans une moindre mesure russes, menant des opérations de renseignement et de harcèlement constituent la démonstration la plus éloquente de cette nouvelle donne sur le terrain militaire.

La convertibilité et l’adaptabilité du drone civil : un usage démultiplié valorisant la combinaison des plateformes de combat.

Ne dépassant généralement pas les 10.000 dollars et en étant disponibles librement dans le commerce, les micro-drones sont mis en œuvre directement sur le terrain par des opérateurs humains. Entre l’obtention de renseignements, la préparation d’embuscade, la désignation de cibles pour l’artillerie et la réalisation d’une traque des mouvements de troupes et du décollage des chasseurs, ces drones semblent permettre une large extension de l’éventail des potentialités.

La portée de ces aéronefs peut atteindre plusieurs kilomètres, voire plusieurs dizaines de kilomètres pour les plus endurants. Ils peuvent également voler à très haute altitude et en toute discrétion. Grâce à leur moteur électrique, ces drones n’émettent aucune chaleur et une très faible signature acoustique. Dès lors, ils sont difficilement perceptibles, ce qui réduit de fait drastiquement la probabilité d’interception.

Beaucoup de MANPADS (Stinger, Strela, etc.) utilisés lors des affrontements en Ukraine doivent accrocher leur cible en infrarouge pour atteindre la source de chaleur identifiée. Ces engins électriques échappent donc au MANPADS les moins sophistiqués. En produisant une signature réduite vis-à-vis des différents capteurs, ces drones civils permettent de retarder la détection d’un appareil par les radars des défenses adverses, et ce à moindre coût – une furtivité aérienne dans une version low-cost à certains égards.

Bien que la défense anti-aérienne russe est une référence en la matière, la capacité de certains drones ukrainiens à pénétrer dans des bulles de protection temporaire questionne sur la résistance des dispositifs de déni d’accès. Par exemple, pour une région qui ne dépasse pas la Bretagne en termes de superficie, la Crimée possède plus de moyens de défense sol/air que sur l’ensemble du territoire métropolitain français. Cette très forte concentration induit plus globalement une destruction de 90% des drones employés par les FAU. Mais il s’avère que plusieurs de ces engins parviennent tout de même à pénétrer les défenses aériennes avancées pour « frapper marginalement le territoire russe » et la Crimée. Ainsi, malgré un taux d’interception très élevé, ces drones commerciaux permettent de créer des brèches de sécurité dans les systèmes de défense ennemis et obligent la Russie à « consacrer des capacités à la défense de ses sites ».

En plus de mettre à l’épreuve les capacités de détection des radars les plus évoluées, les drones altèrent les calculs coût-bénéfice des opérations. À mission égale, le coût global de déploiement et d’entretien des drones est bien inférieur à celui d’une grande majorité des autres aéronefs. Et pour rappel, le prix moyen d’un missile anti-aérien avoisine plusieurs centaines de milliers d’euros. À l’unité, un missile anti-aérien MISTRAL de conception française coute 169.000 euros. Compte tenu du faible prix d’un drone civil, une protection totale de l’espace aérien épuiserait rapidement les stocks de missiles sol/air et engendrerait un coût insoutenable pour les deux camps. Il semble que « des drones très différents peuvent avoir à remplir des missions identiques comme des modèles identiques peuvent avoir à remplir des missions très différentes ».

L’étroit maillage mis en place grâce au MANPADS et autres systèmes de défense antiaérienne ukrainiens a permis d’intercepter 85% des drones iraniens SHAHED 136. Si le taux d’interception est bien plus élevé qu’au début du conflit (environ 30%), il s’avère qu’il y a bel et bien pénétration dans la défense multi-couches ukrainienne. L’utilisation massive de drones sur le terrain militaire crée une configuration où l’équilibre entre l’offensive et la défensive et la balance économique sont souvent à la faveur des moyens offensifs. Autre preuve de « l’adaptabilité dans les concepts opérationnels d’emploi », ce différentiel se creuse encore davantage lorsque ces engins sont transformés en arme de guerre.

Les drones civils militarisés : un rôle de destruction au centre de la techno-guérilla

Entre des grenades fixées à l’aide de gobelet sur des drones commerciaux, à l’utilisation d’imprimante 3D pour rajouter des bombes antichars sur des drones octocoptères, rien ne laissait présager que le détournement des moyens civils low-cost permettrait d’accroitre significativement les capacités militaires des parties au conflit. C’est chose faite, désormais, « les drones deviennent des systèmes d’attaque à part entière ». Lorsque ces drones se sont révélés être en mesure de menacer de manière permanente les unités d’infanterie mobiles et les lignes logistiques, la pratique s’est rapidement répandue à presque l’ensemble des unités ukrainiennes.

Accusant également un train de retard dans cette sous-catégorie des drones civils militarisés, les forces armées russes ont rapidement réagi durant l’été 2022 en investissant dans « la professionnalisation des opérateurs » de drones. Toutefois, la Russie peine à rattraper un savoir-faire opérationnel développé par des groupes de défenseurs civils ukrainiens depuis 2014. Le cas de l’unité Aerorozvidka est surement l’exemple le plus probant en matière d’intégration du volontariat militaire et des technologies civiles au sein de l’armée ukrainienne. L’expérience opérationnelle acquise durant huit ans de combats sporadiques au Donbass permet aujourd’hui à cette escadrille de mener des opérations aéroterrestres plus ambitieuses dans le cadre de la techno-guérilla qui se joue en Ukraine. Tout en s’adossant à un centre de renseignement alimenté par l’OTAN, l’unité Aerorozvidka use des forces aériennes irrégulières et des technologies budgétairement accessibles pour cartographier en temps réel les mouvements ennemis. Cette escadrille est finalement symptomatique de la capacité des FAU à faire preuve d’agilité et d’inventivité. Élément qui semble trancher avec la rigidité de la chaine de commandement russe.

Le rôle majeur des drones dans le cadre de la guerre psychologique / informationnelle.

En plus de revêtir un caractère hautement technologique, l’emploi des drones et de leur caméra embarquée s’est avéré très utile dans le cadre de la guerre informationnelle et psychologique qui se joue en parallèle des combats. La menace permanente des drones a un effet profondément déstabilisateur sur le moral des troupes en installant un climat de terreur. Sur le volet informationnel, la capture d’images qu’ils réalisent permet une communication décentralisée largement relayée sur les réseaux sociaux. Les gouvernements ukrainiens et russes pourraient, grâce à ces images, opter pour de vastes campagnes de désinformation en mesure de revivifier la bataille des perceptions.

Repenser les stratégies d’approvisionnement : vers un nouvel arbitrage entre l’exigence de masse opérationnelle et la supériorité technologique

Entre le renforcement de la lutte anti-drone, l’acquisition de ces systèmes par des acteurs non étatiques et l’enjeu de l’attrition pour les stratégies de défense, cette guerre des drones à grande échelle soulève un ensemble de risques sécuritaires dont la prise en compte doit être une priorité stratégique pour les États-majors occidentaux. Le phénomène de massification des drones bon marché préfigurera les conflits de demain, mais contrairement au conflit au Haut-Karabakh, les drones ne constituent pas le fait aérien principal en Ukraine puisque leurs actions sont également combinées avec celles de plateformes aériennes plus traditionnelles. À cet égard, la résilience de FAU contre ce qui a été décrit comme « le rouleau compresseur » russe nous permet d’ores et déjà de tirer plusieurs enseignements pour développer des contre-mesures adéquates.

Développer des systèmes intégrés de lutte anti-drone moins onéreux.

Sur le volet défensif, le maillage et la superposition de couches offrent un niveau de protection supérieur pour traiter l’ensemble des menaces dans la 3ème dimension. En s’inspirant des contre-mesures moins couteuses développées par la Russie, nos modèles d’armées devront investir dans le développement de plusieurs systèmes de défense pour éviter d’être démunis face à cette menace toujours plus furtive et évolutive. Quant au regain d’intérêt des FAU pour les canons antiaériens de courte portée de type « Flak » datant de l’époque soviétique, il rappelle les dangers de « sur-spécifier » et de perfectionner à tout prix les systèmes d’armement dans le cadre de la lutte anti-drone. Pour lutter contre la grande disparité des modèles de drones et des modes de guidage, hybrider l’action des systèmes de défense aérienne anciens et modernes est tout aussi pertinent que combiner l’action du civil et du militaire sur le volet offensif. Un réseau de défense antiaérienne intégré n’a pas uniquement besoin de technologies de pointe récentes pour être efficace, surtout lorsque les drones opèrent à basse altitude et dans le cadre d’attaques saturantes.

Du fait de la dépendance des drones au spectre électromagnétique, la guerre électronique menée par la Russie s’est également relevée efficace pour « générer une énorme attrition des drones ukrainiens », mais elle a également présenté des faiblesses notables en produisant l’effet de ces systèmes sur ses propres troupes. De surcroit, la portée des systèmes de brouillage reste limitée. Loin de constituer une solution permettant d’obtenir un dôme de fer impénétrable, pour la protection de nos zones sensibles, les systèmes de brouillage électromagnétique pourraient être une réponse adaptée pour rompre la liaison GPS entre le drone et l’opérateur humain lorsqu’il y en a une.

Pour un meilleur accompagnement de nos forces sur le terrain, les fusils anti-drones opérant comme des brouilleurs directionnels, les armes à énergie dirigée laser/micro-ondes et les drones intercepteurs et brouilleurs sont autant de moyens de défense intégrés qui méritent une attention particulière de la part des armées. Concernant la défense surface/air, le développement de mini-missiles antiaériens à courte portée et la production en grand nombre de systèmes de canon rapide (artillerie sol/air) en mesure de traiter les attaques saturantes rendraient la lutte anti-drone tenable sur le plan économique.

Accroitre l’interopérabilité des systèmes offensifs par l’intégration des drones à l’échelon opératif.

Sur le volet offensif, il doit en être de même. Puisque le drone ne constitue pas une arme miracle, son utilisation combinée dans les manœuvres pourrait être appréhendée comme un vecteur privilégié pour accélérer l’intégration multi-milieux / multi-champs. De surcroit, les drones s’intègrent parfaitement dans une « manœuvre par la lassitude » décrite par le général Beaufre puisqu’ils font peser « une menace disproportionnée par rapport aux moyens investis ». Pour parvenir à un tel effet de saturation, opter pour une synchronisation des effets de divers systèmes pour maximiser les résultats sur le terrain militaire est une nécessité. À l’instar de la dronification, la vulgarisation des technologies civiles risque de rétablir une certaine parité au profit de nos compétiteurs. Le renforcement de l’approche combinée permettra d’être proactif face à l’obsolescence programmée de la suprématie aérienne. La performance des drones de petite taille est démultipliée s’ils sont déployés en complément des moyens de guerre électronique et de défense sol/air. Cette approche permettra de prendre en compte les limites de ces technologies et leur incapacité à traiter des objectifs plus durcis ou les missions qui s’inscrivent dans la profondeur et dans la durée.

Si les bénéfices des systèmes autonomes et téléopérés (SA) ne sont plus à prouver pour les États-majors occidentaux, l’expérimentation de ces dispositifs semble se cantonner aux unités tactiques. Lorsque l’on regarde dans le détail des récentes commandes pour les armées françaises, le renforcement capacitaire des forces terrestres dans ce segment semble marginal. L’atout opérationnel qu’ils représentent et leur coût maitrisé devraient conduire à une démocratisation des drones dits « consommables» à l’ensemble des forces conventionnelles. La création d’unités mixtes permettrait de réaliser des objectifs militaires sans mobiliser la totalité de ses moyens militaires traditionnels. À condition que la conciliation de l’exigence de masse et de la supériorité opérationnelle soit respectée et que les multiples verrous technologiques soient dépassés (difficultés liaisons, renforcement des capacités de gestion et de mobilités, etc.).

Suivre de près les innovations technologiques et le dynamisme du secteur privé

Les récentes évolutions en Ukraine ont largement démontré que la dichotomie simplificatrice entre les drones civils et militaires n’est plus pertinente. Étant donné que les avancées scientifiques liées à la miniaturisation des drones se situent également en dehors du monde militaire, l’écosystème du secteur privé constitue un véritable foyer d’innovation en mesure d’inspirer les forces armées. Une veille technologique constante est donc nécessaire pour rester informé des évolutions sur les marchés publics de la défense. La lenteur des règles bureaucratiques au sein de l’appareil militaire pourrait amener plusieurs armées à ne plus être en mesure de suivre les développements dans ce secteur qui se produisent en Ukraine et ailleurs. Tandis que de nombreux pays – comme les États africains qui constituent le plus grand marché en émergence pour ce type de capacités – et des acteurs non étatiques qui se situent en dehors du marché de l’artillerie lourde pourraient rapidement intégrer en grand nombre des micro-drones dans leurs concepts d’opérations, si ce n’est pas déjà le cas.

L’adoption d’une approche technologique à coût maitrisé : Rompre avec la quête de la polyvalence totale pour nos modèles d’armée

La question de l’adaptation rapide de nos armées à cette nouvelle donne stratégique reste entière. Alors que le concept d’économie de guerre fait un retour fracassant sur la scène politique et médiatique, les États européens en sont encore loin avec en moyenne 2% de leur PIB alloué à la défense (environ 40% durant la Seconde Guerre mondiale). Néanmoins, il semble que les États-majors occidentaux souhaitent s’y préparer. La montée en cadence de la production d’armement, qu’illustre parfaitement la problématique de la prolifération et de la lutte contre les drones malveillants, nécessite de traduire les conséquences de la guerre en Ukraine en actes et en « contrats concrets ». Au-delà des effets d’annonce et des pressions exercées sur les industriels de défense, un véritable recalibrage de l’ensemble de l’outil productif (chaine d’approvisionnement, fournisseurs, ressources humaines, etc.) est impératif pour une remontée en puissance en mesure de redonner une épaisseur qualitative à nos armées sans une inflation budgétaire démesurée. Un « renoncement assumé en termes d’innovations » et le passage à un mélange de capacités de haute technologie et d’appareils plus rustiques pourraient amener nos armées à privilégier certains matériels comme les drones consommables.

Conclusion

Engagés dans des opérations à haut risque dans le cadre d’un conflit majeur, les drones civils militarisés ont su trouver leur place entre les aéronefs conventionnels et les forces terrestres. Et pour cause, leur faible coût permet une économie des ressources considérables tout en faisant peser une menace physique et psychologique constante sur les troupes au front ou à l’arrière.

L’acquisition d’une large panoplie de drones permettrait-elle de conjurer la prédiction de Norman Augustine concernant l’envolée des coûts des avions de combat ? S’ils ne sont pas en mesure de remplacer les systèmes d’armes existants, ces drones dits « sacrifiables » sont aujourd’hui capables de redonner de la masse aux forces aériennes, de renforcer les capacités d’observation des petites unités d’infanterie et de transformer la dynamique de l’espace aérien inférieur tout en optimisant l’emploi d’autres plateformes d’armement existantes. Tout ceci, à condition d’être engagés dans des opérations multi-domaines avec les autres milieux et champs grâce à un C2 (command and control) agile et adaptatif. Pour toutes ces raisons, le potentiel militaire et l’effet combiné des petits drones devront être intégrés rapidement dans les stratégies d’acquisition des armées occidentales afin de créer des modèles capacitaires mixtes en mesure de s’adapter à « l’extension des domaines de la conflictualité ». L’inventivité et la souplesse tactique des FAU les conduiront finalement à reconsidérer une augmentation significative des achats de drones civils pour les échelons militaires inférieurs.

 

 

L’auteur remercie le lieutenant-colonel David Pappalardo, attaché de défense adjoint Air et Espace à l’ambassade de France à Washington, pour ses conseils avisés lors de la rédaction de cet article.

 

 

Crédits photo : The Associated Press

 

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Tancrède Jankowski

Tancrède Jankowski (@Tancredejanko) est titulaire d’une licence en droit et science politique et d’une maitrise en études internationales récemment obtenue au sein de l’Université de Montréal. Durant son cursus, il a développé des intérêts de recherches relatifs à la crise sécuritaire au Sahel. Son mandat de chercheur émergent au sein du Réseau d’Analyse Stratégique lui a permis d’approfondir cette thématique et de prendre part aux travaux de recherche de la plateforme canadienne portant sur divers aspects du conflit russo-ukrainien. Ses plus récentes publications portent sur la guerre informationnelle, le délitement de la sphère d’influence russe, le renforcement capacitaire de l’Ukraine et le soutien militaire canadien envers cette dernière. Il fut également responsable des communications pour le Rubicon.

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