Les technologies nouvelles et émergentes changent-elles la donne pour les petites puissances ?

Le Rubicon en code morse
Fév 01

Abonnez-vous

Cet article est la traduction de « Are new and emerging technologies game-changers for smaller powers? », publié sur War on the Rocks le 29 décembre 2021.

Nagorno-Karabakh, 2020 : très vite, la montée des tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a provoqué des petits affrontements, qui à leur tour n’ont pas tardé à se transformer en combats. Mais, au lieu d’un champ de bataille traditionnel dominé par des chars de combat et de l’artillerie, ce sont les drones armés qui ont été au cœur des opérations. Grâce à des drones de fabrication turque, les forces azerbaïdjanaises ont en effet détruit de nombreux chars et véhicules blindés ennemis, laissant la partie arménienne tactiquement désemparée et incapable de réagir. En changeant la donne lors de ce conflit, les drones armés ont démontré à quel point les nouvelles technologies et capacités peuvent avoir un impact sur les champs de bataille moderne.

Les analystes militaires du monde entier l’ont désormais pris en compte. Cependant, lorsque l’on discute de l’intégration des nouvelles technologies, la perspective des petits États est souvent absente.  En tant que membres d’active (chef des opérations interarmées suédoises) et de réserve (chef de section d’infanterie), il s’agit d’un sujet qui nous touche. Ces expériences et ces questions difficiles nous ont poussés à écrire ensemble ouvrage intitulé Strategic Choices: The Future of Swedish Security. Dans ce dernier, nous explorons la manière dont les petits États, par manque de ressources, doivent souvent trouver des moyens créatifs et innovants pour adapter la technologie afin de surmonter, ou du moins compenser, les avantages que pourrait avoir un adversaire aux ressources plus importantes. Si les forces armées de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan sont à peu près équivalentes en termes d´effectifs, la façon dont les deux parties ont utilisé les différents concepts et plateformes est riche d’enseignements pour les petits États confrontés à des ennemis plus puissants. Ces derniers peuvent en effet identifier des avantages asymétriques susceptibles de créer des problèmes militaires pour des adversaires plus puissants grâce à des concepts bien pensés qui allient le développement des capacités, les doctrines, la formation, les exercices et, bien sûr, les opérations. En général, les petits États n’ont pas accès à l’éventail complet des dernières technologies. Afin de maximiser l’effet opérationnel contre un adversaire plus important, l’utilisation de capacités militaires fondées sur les nouvelles technologies doit par conséquent s’accompagner de tactiques et de méthodes intelligentes.

L’avenir de la guerre est là

Nous entrons désormais dans ce que l’on appelle habituellement la quatrième révolution industrielle, qui se caractérise par la fusion de technologies et de plateformes sous la forme d’un « système de systèmes ». Les nouvelles technologies caractérisent cette évolution. Elles permettent un transfert de données plus rapide grâce à des réseaux mobiles améliorés (5G), des composants interconnectés (« l’internet des objets »), des systèmes autonomes, la fabrication additive (impression 3D), la biotechnologie et l’Intelligence artificielle (IA).  L’ensemble est de plus soutenu par l’apprentissage automatique et la capacité de traiter de grandes quantités de données de nos outils informatiques. Ces révolutions pourraient conduire à la transformation spectaculaire et rapide de toutes les activités humaines, y compris les opérations militaires.

Lors des trois précédentes révolutions industrielles, l’innovation était intégrée aux capacités militaires, telles que les systèmes d’armes, la logistique et l’organisation. La quatrième ne sera pas différente. En outre, le secteur civil, tant dans les entreprises que dans les universités, est aujourd’hui le principal moteur du développement technologique. Les secteurs industriels traditionnels de la défense de nombreux pays ont désormais du mal à suivre le rythme d’innovation des entreprises axées sur le développement et l’investissement. Par conséquent, quiconque est capable de développer des interfaces entre l’innovation d’origine civile et le développement des capacités militaires bénéficiera probablement d’un certain nombre d’avantages opérationnels dans un avenir proche.

Doit-on pour autant inciter à une révolution en matière de capacités militaires ?

Dans le contexte des concepts et des capacités militaires, il est facile d’utiliser le terme de « révolution » comme un artifice rhétorique pour plaider en faveur d’un changement rapide et transformateur. Toutefois, en adoptant l’idée d’une révolution militaire, on risque de démanteler prématurément les capacités existantes. Le risque évident est de perdre la possibilité de gérer les problèmes militaires ici et maintenant, tout en pariant sur des capacités qui peuvent prendre des années à se matérialiser et à arriver à maturité. La réduction des effectifs de la défense militaire et civile en Suède après la fin de la Guerre froide, souvent mentionnée à travers le concept suédois de défense totale, en est un exemple. Un désengagement relativement prudent de la défense territoriale, qui avait bien servi la Suède pendant la Guerre froide, a été suivi d’une série de mesures radicales lors des lois de programmation militaire de 1996, 2000 et 2001. Le coup de grâce a été donné par le projet de loi de 2004, qui a fondamentalement modifié la conception de la défense suédoise, tant en termes de volume que de capacités. L’un des facteurs qui a fortement accéléré la réorientation de l’armée est le « concept de défense réseau-centrée » (network-centric defense concept), qui s’inspire en partie des études et du développement de concepts américains, présentés comme la « révolution dans les affaires militaires ».

La fin de la Guerre froide a entraîné une « pause stratégique », qui a prétendument créé de bonnes conditions pour se débarrasser de l’ancien et commencer à expérimenter. Cependant, la promesse de nouvelles capacités révolutionnaires ne s’est jamais concrétisée, bien que le concept ait été utilisé pour motiver une réduction continue des effectifs. Les décisions prises entre 1996 et 2004 constituent à bien des égards la toile de fond des défis actuels du concept de défense suédois. Depuis la fin de la Guerre froide jusqu’à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la Suède et ses forces armées se sont concentrées sur la gestion des crises internationales et les opérations de stabilisation. Les opérations extérieures ont dominé tous les processus pertinents au sein des forces armées suédoises. Un haut niveau d’ambition a également été inscrit dans la réflexion sur le concept de haut niveau de préparation de l’Union européenne (European Union’s High Readiness Concept), y compris dans le concept de groupement tactique de l’UE.

Mais de nombreux signaux d’alarme ont été émis à travers les actions menées dans les États voisins de la Russie. La guerre russo-géorgienne d’août 2008 a été suivie non seulement d’un renforcement ciblé des capacités en Russie, mais aussi d’un comportement plus affirmé (par exemple dans la région de la mer Baltique). Ce n’est toutefois qu’après l’annexion de la Crimée par la Russie que la Suède et d’autres pays européens ont commencé à placer la sécurité et la défense au premier plan dans leur agenda politique. Le Parlement suédois a adopté deux projets de loi de programmation militaire en 2015 et 2020, constituant le début d’un renforcement substantiel de la capacité militaire. En 2015, le budget de la défense suédoise était d’environ 4 milliards de dollars par an. En 2021, le budget a augmenté encore, passant à 6 milliards de dollars par an, et continuera d´augmenter pour atteindre 9 milliards de dollars par an en 2025.

La conscription a été réintroduite en 2018, et les effectifs passeront de quelque 55 000 à 90 000 en moins de dix ans. Le régiment K 4 d’Arvidsjaur sera renforcé pour développer et former un deuxième bataillon de rangers arctiques. Le régiment I 21 de Sollefteå sera rétabli avec un détachement à Östersund. Au total, il sera chargé du développement et de l’entraînement de deux nouveaux bataillons d’infanterie. Le régiment I 13 de Falun sera également reformé et sera en charge du développement et de la formation d’un nouveau bataillon d’infanterie. Le régiment AMF 4 sera rétabli à Göteborg et sera responsable du développement et de la formation d’un nouveau bataillon amphibie. Enfin, en 2022, le régiment A 9 sera rétabli à Kristinehamn et sera chargé de former deux nouveaux bataillons d’artillerie divisionnaire.

C’est un défi majeur que de transformer une armée qui s’est concentrée sur les opérations extérieures pendant 20 ans en une force capable de rivaliser avec une grande puissance. Cela a des implications dans tous les domaines allant des ressources humaines aux cadres conceptuels. Face à cela, il convient de se demander si des pays comme la Suède doivent aborder leurs adversaires de manière symétrique. Les petits et moyens États seront-ils un jour capables de gérer une crise ou une guerre impliquant un adversaire disposant de ressources et de capacités militaires importantes s’ils continuent à rivaliser en appliquant une approche totalement réciproque du développement des capacités ? Dans notre livre, nous soutenons que le modèle de force actuel doit encore constituer la base de notre défense ici et maintenant. Les pays comme la Suède doivent toutefois acquérir et mettre en application au sein du modèle de force actuel les connaissances sur les technologies nouvelles et émergentes. Ils devraient également identifier les points de décision où des changements majeurs de concepts de défense pourraient avoir lieu, ainsi que les besoins en la matière.

Au lieu de se laisser séduire par le concept de révolution avec l’espoir de changements rapides et radicaux, il existe de nombreuses raisons en faveur d’une approche évolutive, comportant au besoin quelques éléments légèrement révolutionnaires. La situation d’un État en matière de sécurité est rarement constante, mais elle fluctue plutôt en fonction des développements extérieurs et des conditions géopolitiques et géostratégiques qui en découlent. Le défi consiste à développer une force capable de faire face aux menaces futures sans devenir incapable de répondre aujourd’hui à des crises ou des conflits soudains. Pour un petit État, le coût d’une erreur de stratégie est généralement beaucoup plus élevé que pour un grand État. C’est dans ce contexte que nous examinons comment les petits États peuvent trouver un équilibre entre, d’une part, les risques d’être trop conservateurs et résistants aux nouvelles technologies et au changement et, d’autre part, d’être trop sensibles à l’engouement et aux systèmes non éprouvés. Si l’on penche trop vers l’un ou l’autre de ces extrêmes, on risque de rendre une force inadaptée à l’adversaire sur le champ de bataille.

Un guide pour les petits États

Du point de vue d’un État de petite ou moyenne taille, plusieurs approches différentes pourraient soutenir l’application des nouvelles technologies lors de la formation des capacités militaires. Les nouvelles technologies doivent être adoptées progressivement et sur la base des plateformes et systèmes existants. Il s’agit d’une manière structurée d’accroître les capacités opérationnelles étape par étape et de développer simultanément les connaissances sur la manière d’utiliser les nouvelles technologies. Les connaissances acquises constitueraient alors une base naturelle pour les décisions relatives aux changements technologiques majeurs, à l’appui d’une démarche plus globale de création et de mise en œuvre de nouvelles capacités. Cette approche graduelle pourrait également favoriser l’instauration d’un climat de confiance, non seulement entre les décideurs, mais aussi au sein de la population d’un pays.

L’approche suggérée permet également un alignement adapté des technologies nouvelles et émergentes avec la nécessité de développer un cadre juridique conforme à la culture stratégique, aux valeurs et aux politiques d’un pays. Cette approche nécessite une base stratégique approfondie avec des points de décision clairs sur le moment et la manière de faire des sauts technologiques, tout en gardant à l’esprit le maintien d’une capacité militaire pertinente afin d’être en mesure de faire face de manière proactive aux défis de sécurité actuels. La pause stratégique n’existe pas. L’approche évolutive doit continuer à être l’approche privilégiée des petits et moyens États pour l’introduction de technologies nouvelles et émergentes dans leurs forces armées. Pour des raisons évidentes, cette approche doit être non seulement accompagnée, mais aussi guidée par des concepts et des doctrines bien équilibrés permettant d’identifier les niches où les nouvelles technologies pourraient rapidement avoir un impact. Ces domaines pourraient inclure l’introduction de l’IA soutenue par l’apprentissage automatique en appui de la prise de décision militaire, ou l’utilisation de petits satellites pour améliorer la couverture des capteurs.

Les acteurs civils – tels que les pôles d’innovation, les universités et les centres de recherche, ainsi que les entreprises sous différentes formes – pilotent principalement, et continueront de piloter, le développement technologique. Le rythme des cycles de développement est déjà élevé et s´accélérera davantage. Cette situation contraste souvent fortement avec les cultures des administrations de planification et d’acquisition contrôlées par les gouvernements, qui sont généralement assez lourdes et n’évoluent pas au rythme de la pertinence stratégique ou opérationnelle. Cette situation appelle de nouvelles formes de coopération et d’engagement entre les gouvernements, les entreprises, les pôles d’innovation et le monde universitaire. Une telle coopération devrait tenter de créer les meilleures conditions possibles pour toutes les parties, phases et aspects du développement technologique. Toutefois, cela nécessiterait également que les acteurs gouvernementaux élaborent des stratégies claires et un soutien méthodologique pour faciliter la prise de décision en temps utile sur la poursuite ou non de différents projets. Ce dernier point est d’une grande importance. Les dirigeants des petits États doivent avoir la capacité et le courage d’annuler des projets majeurs s’il est clair qu’ils seront bientôt obsolètes.

Suivre le rythme des développements rapides en matière de nouvelles technologies

Les petits et moyens pays ont de bonnes raisons de s’ouvrir aux nouvelles technologies. Toutefois, il ne faut pas simplement essayer de reproduire les capacités d’autres pays et adversaires potentiels sans analyser correctement les exigences d’un contexte stratégique spécifique, ainsi que d’autres paramètres de l’environnement opérationnel réel. Les capacités militaires nécessaires pour obtenir un effet opérationnel maximal contre un adversaire ne reflètent pas nécessairement les capacités requises pour se protéger contre ce même adversaire. Le développement technologique, en tant que partie intégrante du développement des capacités militaires, doit être fondé sur des choix équilibrés et une prise de risque calculée. En outre, ce n’est pas parce qu’une technologie existe ou qu’un adversaire potentiel possède une certaine capacité que l’on doit toujours aborder cette technologie ou cette capacité de manière linéaire.

L’acquisition de connaissances sur l’impact des technologies nouvelles et émergentes reste un facteur clé qui souligne l’importance de mener des recherches, des études, des expériences et des essais afin d’identifier ses propres points faibles, ainsi que ceux des adversaires potentiels. Ces activités doivent également être menées à un rythme qui suit les développements rapides dans des domaines allant des systèmes autonomes à la biotechnologie. Des connaissances approfondies et conceptualisées sur le plan opérationnel augmentent également le succès d’un État en tant que client sur les marchés nationaux et internationaux de la défense. Les États qui ne disposent pas d’un moyen institutionnalisé d’acquérir un niveau pertinent de connaissances et d’expertise sur les nouvelles technologies risquent de devenir entièrement dépendants de producteurs externes. Cela pourrait créer des dépendances stratégiques susceptibles de limiter la prise de décision indépendante, notamment en cas de crise ou en temps de guerre. Dans le cas de la Suède, le gouvernement a identifié quelques domaines qui doivent être considérés comme des intérêts essentiels en matière de sécurité nationale et qui, à ce titre, nécessitent un développement, une conception et une production au niveau national. Ces domaines s’accompagnent également d’engagements financiers assez importants et à long terme, qui comportent bien entendu un ensemble de défis nécessitant un examen approfondi et régulier. Le risque évident d’installer l’industrie de défense nationale dans une situation trop confortable, encouragée par des engagements financiers de l´État sur le long terme, devrait être atténué par un dialogue impliquant des relations contractuelles avec des normes, des demandes et des exigences claires, ainsi que par une culture commune entre industrie et gouvernement

Des choix difficiles

Les choix stratégiques sont, par nature, difficiles et complexes, et les questions que nous posent les technologies nouvelles et émergentes sont toutes stimulantes. Toutefois, les caractéristiques de ce que l’on appelle la quatrième révolution industrielle, avec son approche de  « système de systèmes », devront se refléter dans la manière dont ces nouvelles technologies sont intégrées dans des capacités militaires nouvelles ou améliorées. Cela souligne également l’importance d’une approche globale et montre que les pays doivent faire preuve d’ouverture d’esprit et ne pas se laisser enfermer dans un schéma de pensée traditionnel et des modèles dépassés.

L’innovation et le développement technologique entraînent souvent des défis plus ou moins importants. La Suède, et de nombreux autres petits et moyens pays, seront confrontés à plusieurs choix stratégiques dans un avenir relativement proche, qui seront basés sur les exigences générées par et grâce à l’innovation et au développement technologique en cours. Par conséquent, il est également important d’identifier la longue liste des opportunités qui en émergeront. Ces nouvelles technologies créent des possibilités de faire face aux menaces existantes et futures, peut-être aussi dans une plus large mesure grâce à l’asymétrie et aux solutions non linéaires. La capacité à trouver des compromis pragmatiques restera une nécessité pour la réussite du développement des concepts de politique de défense des petits États. Les technologies nouvelles et émergentes pourraient donc offrir aux petits et moyens États une nouvelle arène dans laquelle ils pourraient exploiter les possibilités de compenser les capacités d’adversaires plus grands et mieux équipés mais seulement s’ils sont assez courageux pour tenter leur chance.

 

Crédit : U.S. Marine Corps (Pfc. Sarah Pysher)

Auteurs en code morse

Michael Claesson et Zebulon Carlander

Le lieutenant-général Michael Claesson est le chef des opérations interarmées des forces armées suédoises. Il a précédemment occupé les fonctions de chef du département des politiques et des plans à l’état-major des armées, de conseiller militaire au sein des ministères des affaires étrangères et de la défense, et de commandant du contingent militaire suédois en Afghanistan. Il est également membre de l’Académie royale suédoise des sciences de la guerre. Il a coédité avec Zebulon Carlander un ouvrage sur la politique de défense et de sécurité suédoise (Vägval, Framtiden för Svensk Säkerhet)

Zebulon Carlander (@ZCarlander) est le responsable du programme de politique de sécurité de l’organisation non gouvernementale Société et Défense (Folk&Försvar). Il a précédemment coédité avec Oscar Karlflo un livre sur la politique de défense suédoise (Sveriges Försvarspolitik, en Antologi) et sert également en tant que chef de section d’infanterie dans la réserve de l’armée de terre suédoise.

Suivez-nous en code morse