La guerre en Ukraine : épreuve d’équilibrisme pour le président Biden

Le Rubicon en code morse
Mai 10

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Plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et alors que l’intensité du conflit ne diminue pas, les États-Unis continuent à aider de manière massive l’Ukraine, tout en essayant d’éviter l’escalade avec la Russie. Dans cet exercice d’équilibrisme, le président et son administration ont dû arbitrer entre les pulsions d’une génération de dirigeants politiques post-Guerre froide fidèle à l’internationalisme libéral, et le courant des restrainers qui, unie à celui des progressistes du parti démocrate, qui souhaitent limiter les engagements militaires et les outils de défense au strict nécessaire. En outre, la compétition avec la Chine est devenue un sujet à la fois de politique étrangère (sécurité et compétition entre grandes puissances) et intérieure (pour les enjeux commerciaux) sur lequel les deux partis sont demandeurs de plus de fermeté.

Dans le cadre d’un conflit russo-ukrainien qui risque de s’inscrire dans la durée, il est possible d’identifier trois enjeux auxquels la politique de l’Administration Biden devra faire face d’ici la fin de son mandat : la poursuite du soutien à l’Ukraine ; le maintien de la priorisation de la Chine dans les politiques américaines (aussi bien en politique étrangère et de défense, que dans les domaines économique et de sécurité interne) ; la question démocratique à l’interne et à l’échelle internationale.

 

Offrir une réponse forte face à la Russie sans entrer en guerre

À la suite de l’agression russe qui a ramené la guerre sur le territoire européen et ouvertement violé la Charte des Nations Unies, l’Administration Biden s’est retrouvée face à la nécessité d’opposer à la Russie une réponse ferme, sans pour autant entrer en guerre. L’équipe de Biden a, dès le début, mis l’unité transatlantique au centre de son approche face à l’agression russe via des actions concrètes comme le partage et la médiatisation du renseignement, le renforcement du flanc oriental de l’OTAN, l’envoi – contre l’avis du Pentagone – de chars Abraham à l’Ukraine pour débloquer la décision allemande sur l’envoi de chars Leopards. Des mesures symboliques ont également été mises en place, telle la visite de Biden à Kyiv et Varsovie pour marquer l’anniversaire du 24 février.

Malgré ces éléments qui démontrent la fermeté et l’engagement américains, le président Biden a aussi porté beaucoup d’attention à bien distinguer le soutien apporté à l’Ukraine d’un statut de cobelligérant. Concrètement, les États-Unis ont veillé à ne pas envoyer à l’Ukraine des armements risquant d’être employés pour frapper le territoire russe. Par ailleurs, dans ses discours, le président a répété à plusieurs reprises qu’aucun soldat américain ne serait envoyé en Ukraine et que l’objectif était de permettre à l’Ukraine d’être en mesure de défendre son indépendance, et non de favoriser une politique d’affaiblissement de la Russie, celle-ci impliquant implicitement une volonté de changement de régime à Moscou.

Toutefois, dans la perspective d’un conflit qui pourrait s’inscrire dans la durée, l’on assiste à une fragilisation du consensus interne aux États-Unis sur le soutien à apporter à Kyiv. À la suite de la reconquête d’une majorité à la Chambre des représentants, le parti républicain demande de plus en plus de garanties avant d’avaliser l’envoi d’armements à l’Ukraine et apparait réticent à toute augmentation de budget à cette fin. Dans le même temps, du côté démocrate, le courant des restrainers, qui a une vision très circonscrite des intérêts vitaux des États-Unis, insiste sur les limites des ressources américaines et considère que l’Administration devrait s’engager à accélérer une sortie de crise. Si l’opinion publique demeure relativement favorable à la gestion du conflit de l’Administration Biden, plus le temps passe, plus la fatigue pourrait se manifester sous plusieurs formes et se répercuter inévitablement sur la campagne présidentielle de 2024, ainsi que briser l’unité transatlantique.

 

Soutenir l’Ukraine sans perdre de vue la priorisation sur la Chine  

Au début de son mandat, le président Biden avait essayé d’établir une relation « stable et prévisible avec la Russie » pour pouvoir concentrer les ressources des États-Unis sur le défi que représente la Chine. Toutefois, après le 24 février 2022, les États-Unis se sont trouvés face à l’impossibilité d’ignorer la Russie et ont dû consacrer beaucoup d’efforts économiques et diplomatiques sur le théâtre européen.

Pour l’instant, la guerre en Ukraine n’a pas empêché la mise en place d’une stratégie de sécurité nationale qui s’articule autour de la compétition géopolitique avec la Chine. Sur les enjeux sécuritaires, Washington a multiplié les contrats de défense avec ses partenaires asiatiques dans un effort visant à dissuader la Chine de se lancer dans un changement du statu quo sur la question de Taiwan. Sur le volet économique, l’adoption du CHIPS Act et du SCIENCE Act vise à imposer des restrictions strictes à l’exportation de technologies américaines vers Pékin. Ceci a lieu dans le cadre plus large de l’Inflation Reduction Act qui a pour objectif de sécuriser les chaines d’approvisionnement (en particulier sur les semi-conducteurs) à travers des subventions massives aux industries vertes qui choisissent de produire presque entièrement aux États-Unis.

Dans cet effort d’engagement en même temps sur le théâtre européen et asiatique, l’Administration démocrate doit faire face à la montée de la « question chinoise » en politique intérieure. Le camp républicain, qui considère la Chine comme une priorité de politique étrangère, ne perd pas l’occasion de pointer du doigt les faiblesses du gouvernement actuel vis-à-vis de Pékin comme lors de la découverte du ballon d’espionnage chinois. Au cours des prochains mois, au vu des tensions qui montent autour du détroit de Taiwan et vue la difficulté d’envisager une sortie de crise pour la guerre en Ukraine, l’Administration Biden devra continuer à gérer cette distribution de ressources avec la difficulté qui se poserait dans le cas d’une agression chinoise dans le détroit de Taiwan. Parallèlement, une défaite ukrainienne serait interprétée par Pékin (mais pas que) comme une faiblesse de Washington et de l’Occident, qui se révèleraient incapables de réagir aux violations de droit international en Asie.

 

Message de démocratie et pragmatisme diplomatique

En prenant les rênes de la présidence dans la foulée de l’assaut au Capitole, Joe Biden a mis un fort accent sur la protection de la démocratie à l’intérieur des États-Unis en présentant un objectif de réconciliation dans une Amérique déchirée par les tensions politiques et sociales. Dans la vision du président, les États-Unis doivent être capables de fournir le bon exemple au reste du monde et contrer dans les récits promus par la désinformation russe et chinoise sur l’efficacité du modèle autocratique.

Dans cette optique, le sommet pour la démocratie voulu par le président visait, d’un côté, à mobiliser les sociétés civiles dans des actions de résilience démocratique et, de l’autre, à offrir un cadrage idéologique à la compétition avec la Chine. Cependant, si le format du premier sommet a été réduit à cause de la Covid-19, celui du deuxième a été redimensionné par l’impact de la guerre et la recherche d’un large consensus parmi différents États dans la condamnation de la Russie, y compris les autocraties. L’Administration Biden a donc dû équilibrer ses propos de protection de la démocratie et s’en tenir à un exercice se caractérisant par un fort pragmatisme diplomatique, qui se reflète dans la formulation choisie dans la stratégie de sécurité nationale. Dans ce document, Washington encadre ses relations internationales dans une coopération étroite avec les démocraties et établi ensuite une distinction entre les autocraties avec lesquelles il faut inévitablement interagir pour faire face aux défis globaux, d’une part, et les autocraties qui remettent en question l’ordre international (qui, elles, posent un défi sécuritaire pour les États-Unis), d’autre part. Très concrètement, le pragmatisme diplomatique de Washington vis-à-vis des autocraties trouve plusieurs exemples comme dans la visite du président Biden en Arabie saoudite et le retrait des sanctions américaines sur le pétrole vénézuélien pour faire face à la crise énergétique.

 

Le bilan de cet « en même temps à la Biden » [1]

Si l’on regarde chacun de ces trois axes mentionnés, il est possible d’affirmer que pour l’instant, le président a réussi à garder l’équilibre sur au moins deux des trois : la réponse à la Russie, demeurée très ferme et sous le seuil de la belligérance ; et la gestion et la mise en place des ressources politiques, économiques et législatives dans la compétition avec la Chine. Au contraire, sur le troisième, la prudence du président n’a pas empêché la montée des discours de double-standards ainsi que de ceux qui décrivent la guerre en Ukraine comme une guerre par procuration des États-Unis contre la Russie – récit alimenté aussi par la propagande russe et très diffusé dans les pays qui n’ont pas condamné Moscou pour son invasion de l’Ukraine.

À l’avenir, cet exercice d’équilibrisme sera de plus en plus difficile à soutenir. Plus le conflit dure, plus il sera compliqué d’y allouer des ressources et de garder le consensus interne entre le camp républicain qui se préoccupe davantage de la Chine que de l’Ukraine et qui possède la majorité à la Chambre et donc des leviers importants sur l’allocation de budget pour aider l’Ukraine, et une partie croissante du parti démocrate qui souhaite une réévaluation à la baisse sur les priorités de la politique étrangère américaine et la réticence générale vis-à-vis des enjeux militaires comme outil de politique étrangère. Pour le moment, il convient de souligner que ce centrisme, sous forme d’une politique du « en même temps » version Biden, n’a produit qu’un taux de popularité qui oscille entre 40 et 41%. Or, ceci reste relativement faible par rapport aux standards traditionnels américains. Si les statistiques se montrent favorables pour un deuxième mandat de Biden, il est aussi vrai que ce dernier ne souhaiterait pas se présenter aux élections avec le poids économique, politique et moral d’un conflit en cours.

 

 

[1] Pour reprendre une expression couramment utilisée pour décrire les choix politiques du président français Emmanuel Macron.

 

Crédits photo : Angela Weiss / AFP

Auteurs en code morse

Giovanna de Maio

Giovanna De Maio (@giovDM) est visiting fellow à l’Institute pour les études européens et de l’Eurasie (IERES) à Université de George Washington, où elle travaille sur les relations transatlantiques du point de vue politique et sécuritaire. Avant de rejoindre  IERES, De Maio a travaillé comme visiting fellow à la Brookings Institution (2018-2020) et complété son parcours postdoctorale  au German Marshall Fund de Washington DC et à l’Institut français des relations internationales à Paris (2017-2018), où elle s’est concentrée sur les relations entre l’Occident et la Russie. Elle a reçu son doctorat à l’Université Orientale de Naples avec une thèse sur l’impact de la crise en Ukraine (2014) sur la politique intérieure et étrangère russe. Elle collabore régulièrement avec des think tanks et revues internationaux (Brookings, IAI, ISPI, GMF, Foreign Affairs) et est présente sur les médias internationaux (Financial Times, The Atlantic, RAI).

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