Le mirage de la transition démocratique au Tchad

Le Rubicon en code morse
Mai 04

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Les pourparlers de paix de l’année dernière entre les autorités tchadiennes et les groupes armés tchadiens ainsi que le « dialogue national » semblaient peut-être inaugurer une nouvelle ère pour ce pays d’Afrique centrale après la mort du président Idriss Déby. Cependant, il s’agissait probablement d’un mirage. Depuis l’indépendance du pays en 1960, les changements de dirigeants tchadiens n’ont jamais été le résultat de processus démocratiques, inclusifs ou transparents. Il est peu probable que cette transition soit différente, et les alliés et les fournisseurs d’aide humanitaire du Tchad doivent se préparer à cette réalité.

Pendant trop longtemps, des parties prenantes telles que l’Union africaine (UA), l’Union européenne (UE) et les États-Unis ont fermé les yeux sur les pratiques antidémocratiques de ce pays au nom sans doute des relations de longue date du Tchad avec la France et de la capacité de son armée à repousser les menaces des insurgés armés. Bien que cela soit vrai, ce ne sont pas des raisons qui justifient le soutien plus ou moins tacite à des pratiques autoritaires.

La crise de légitimité actuelle a débuté en avril 2021, lorsque le président Idriss Déby a été tué dans des affrontements avec le groupe rebelle Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad (FACT) après avoir été au pouvoir pendant trente ans. Faisant fi de la disposition constitutionnelle tchadienne selon laquelle le pouvoir doit être transmis au président de l’Assemblée nationale jusqu’aux élections, le fils d’Idriss Déby, Mahamat Déby, s’est déclaré président du Conseil Militaire de Transition, qui devait gouverner pendant dix-huit mois jusqu’à la tenue d’élections démocratiques. Des millions de dollars ont été fournis par le Canada, l’UE et la France pour soutenir le processus de transition, mais la probabilité qu’une véritable transition ait lieu est, à présent, très faible.

 

En plus des élections, la feuille de route transitoire pour 2021 garantissait l’organisation d’un « dialogue national » inclusif pour s’accorder sur les termes des réformes constitutionnelles et jeter les bases pour l’organisation d’élections nationales. Avec des mois de retard, un accord de paix, négocié à Doha, au Qatar, début août 2022, a assuré la participation de nombreux groupes armés aux processus de « dialogue national ». Bien que l’Accord de Doha soit significatif, il n’a pas ouvert la voie à un effort réel de réforme du secteur de la sécurité, ce qui n’est pas surprenant. Son plus grand échec a été que les deux principaux saboteurs de paix, le FACT et le Conseil de Commandement Militaire pour le Salut de la République (CCMSR), ainsi qu’une poignée de petits groupes, ont boycotté les deux processus, remettant en question son efficacité et son inclusivité.

L’un des nombreux panneaux d’affichage à N’Djamena placés par les autorités tchadiennes pour remercier Mahamat Déby à la suite de la signature de l’Accord de Doha le 8 août 2022. Crédit photo : Alexandra Lamarche

 

Moins de deux semaines plus tard, le 20 août 2022, s’est ouvert le « dialogue national inclusif et souverain » (DNIS). Il a rassemblé plus d’un millier de participants, notamment des partis d’opposition, des groupes armés, des organisations de la société civile, des syndicats, ainsi que des représentants de l’armée et des autorités tchadiennes. Normalement, les processus de dialogue national devraient avoir lieu dans la phase post-conflit. Bien sûr, une paix avec quelques acteurs vaut mieux que pas de paix du tout, mais le refus du FACT et du CCMSR de participer aux processus montrent clairement que ces tensions restent sans réponse.

Alors que certains acteurs internationaux ont salué le lancement du dialogue, le Dr Yamingué Bétinbaye, chercheur senior au Centre de Recherches en Anthropologie et Sciences Humaines du Tchad, m’a déclaré que « rares [étaient] ceux qui croyaient à un changement véritable du système ». Leur scepticisme s’est avéré juste lorsque le forum s’est conclu par la prolongation du gouvernement de transition pour deux années supplémentaires et l’annonce que les élections n’auraient lieu qu’en 2024, à l’issue de cette « nouvelle phase de la transition ».

La transition n’a pas été entièrement dépourvue de changements positifs. Les chefs rebelles en exil, Timan Erdimi et Mahamat Nouri, ont pu rentrer au Tchad après des décennies à l’étranger afin de participer au dialogue, et les rebelles ont depuis été intégrés à un nouveau gouvernement d’union. Bien que ces évolutions importantes doivent être reconnues, apporteront-ils vraiment des changements ? Ou ces compromis, ainsi que l’Accord de Doha et le DNIS, ont-ils surtout servi à légitimer la prise de contrôle contestée de Déby ?

Dans un monde idéal, le dialogue aurait pu être l’occasion de redéfinir la relation entre l’État et la population. Un rapide coup d’œil au rapport de la Commission du dialogue national du Tchad – qui n’est pas largement accessible, ce qui est troublant – montre peu de progrès. Au lieu de cela, il jette les bases de la succession dynastique de Mahamat Déby. Bien que celui-ci ait promis de ne pas se présenter à la présidence, le rapport lui permet, ainsi qu’à d’autres membres de la junte militaire, de se présenter aux prochaines élections. Beaucoup de Tchadiens se sentent trompés par ces changements de plan.

Le 20 octobre, la frustration des civils face aux résultats du DNIS et à l’état de la transition en général a atteint son paroxysme et des milliers de personnes sont descendues dans la rue à travers le pays. Les forces de sécurité tchadiennes ont riposté à balles réelles, tuant plus de 50 personnes et en blessant des dizaines d’autres. Malgré les appels répétés des organisations de défense des droits humains en faveur d’enquêtes approfondies sur cet événement horrible, les autorités tchadiennes n’ont pris aucune mesure.

Le Dr Bétinbaye a déploré qu’après octobre, « on [soit] de nouveau retombés dans l’ancien système ». Le régime d’Idriss Déby père, qui a débuté en 1990 après un coup d’État contre Hissène Habré, a été décrit comme  « un vieux royaume familial étant donné que ses fils, ses frères et […] des membres de sa belle-famille ont été nommés à des postes d’État qui leur donnent accès à la richesse, au pouvoir et à la coercition », une réalité qui a sans aucun doute encouragé la prise de pouvoir de Mahamat Déby à la mort de son père.

Les décennies du règne d’Idriss Déby sont connues pour la répression de l’opposition, les élections frauduleuses et les promesses non tenues de démocratisation. Malgré ces tendances, le soutien international à Idriss Déby a rarement fléchi. Compte tenu du bilan de son fils au cours des deux dernières années, il est difficile d’imaginer que la nouvelle version d’un gouvernement Déby sera très différente. Il est primordial que les partenaires et fournisseurs d’aide humanitaire du Tchad rompent avec la tradition qui consiste à soutenir inconditionnellement la famille Déby.

Les événements de l’année écoulée ne sont pas vraiment surprenants. Cette réalité soulève les questions suivantes : qui a financé pourquoi quelqu’un a-t-il financé ce faux processus de transition ? Pour quelles raisons ? Et pourquoi la condamnation internationale est-elle si faible ? Bien sûr, la stabilité au Tchad et dans l’ensemble de la région est importante, mais donner la priorité au maintien du statu quo aux dépens du peuple tchadien, qui devrait choisir qui le représente et comment, sape la démocratie.

La nécessité de rompre avec le suivisme complaisant vis-à-vis de la France

Peu après la mort d’Idriss Déby, Jérôme Tubiana décrivait la transition comme une succession familiale et « à un « régime d’exception » au regard des condamnations internationales plus claires envers les tentatives autoritaires dans d’autres pays de la région ». Cette loyauté inébranlable doit cesser.

Depuis l’indépendance du Tchad en 1960, la France entretient des relations particulières et compliquées avec son ancienne colonie. Depuis trop longtemps, la France s’est concentrée uniquement sur la stabilité et a soutenu Idriss Déby, et d’autres pays ont emboîté le pas. Malgré la répression violente de l’opposition par Déby père et les élections douteuses qui l’ont vu être réélu dans les années 1990 et 2000, la France et la majeure partie de la communauté internationale ont continué à reconnaître son règne.

Depuis lors, le Tchad est devenu le principal allié militaire de la France sur le continent. Les accords entre les deux pays ont conduit la France à former des soldats tchadiens et à renforcer leurs capacités de renseignement. En retour, la France a maintenu une présence militaire dans le pays, lui donnant « la capacité de sécuriser les citoyens français et les intérêts économiques au Tchad et dans les pays voisins ». Les soldats français sur le terrain ont également été crédités d’avoir dissuadé les groupes rebelles de renverser les dirigeants tchadiens. Cela a été particulièrement évident en 2008 et en 2019, lorsque les forces françaises ont mené des frappes aériennes pour arrêter les rebelles qui comptaient attaquer la capitale tchadienne, N’Djamena.

Le Tchad a été le partenaire clé de la France dans la « guerre contre le terrorisme » dans le Sahel – de la Mauritanie au Tchad – dans le cadre de son opération Serval de 2013 à 2014 et de son opération Barkhane entre 2014 et 2022. Lors des funérailles d’Idriss Déby, le président français Emmanuel Macron a promis le soutien continu de son pays : « La France sera également là pour faire vivre la promesse d’un Tchad apaisé ». Lors de mon dernier voyage à N’Djamena en 2022, les Tchadiens ont clairement indiqué que le soutien de la France à la junte de Déby alimentait le sentiment anti-français à travers le pays.

Après avoir suivi pendant des années l’exemple de la France dans le pays, les parties prenantes internationales semblent commencer à s’engager différemment au Tchad. Il est grand temps. Les déclarations des principaux acteurs du Département d’État américain et du Capitole soulignent l’intérêt d’un nouveau type de politique à l’égard du Tchad.

Alors que l’UE a souvent suivi la France, les pays membres semblent moins alignés sur Paris face aux événements récents. Le 14 décembre, le Parlement européen a adopté une résolution qualifiant la prise de pouvoir de Déby de « coup d’État militaire » (des mots que peu de gouvernements ont prononcés) et a condamné l’utilisation de la violence par la junte militaire contre les manifestants. Bien sûr, exiger davantage des autorités tchadiennes comporte des risques. Début avril, l’ambassadeur d’Allemagne au Tchad a été expulsé du pays pour « attitude discourtoise et le non-respect des usages diplomatiques », et certaines sources soutiennent qu’il s’agissait d’une réaction aux critiques de l’ambassadeur au sujet du report des élections. Les autorités allemandes ont réagi en expulsant l’ambassadeur du Tchad en Allemagne quelques jours plus tard.

Alors que la France va peut-être continuer à soutenir la dynastie Déby, d’autres acteurs doivent continuer à prendre leur distance avec cette tradition néfaste – non pas dans un effort de rompre les liens avec le Tchad, mais pour contraindre le gouvernement à faire le bien pour son peuple et à encourager la France à faire écho à ces demandes.

Le rôle des parties prenantes internationales

Au lieu de fermer les yeux sur les transgressions des autorités tchadiennes en raison de leur statut de « régime d’exception », les partenaires diplomatiques devraient au moins conditionner leur soutien à des améliorations fondamentales en termes de droits de l’homme et de fourniture de services de base – des responsabilités longtemps ignorées par le gouvernement axé sur la sécurité. Cette opinion est partagée par le Dr Bétinbaye, qui soutient que « conditionner le support pourrait faire en sorte que les dirigeants se sentent obligés de changer leurs approches ».

De son côté, l’Union africaine (UA) doit jouer un rôle plus important dans la pression exercée sur les autorités tchadiennes. Avec Moussa Faki, un Tchadien, comme président de la Commission de l’Union africaine, cela présente des défis. La condamnation de la part de l’organisation régionale est rejetée comme un sabotage en raison des ambitions politiques personnelles de Faki au Tchad, tandis qu’une absence de critique est considérée comme favorisant le régime Déby. Quoi qu’il en soit, le Conseil de paix et sécurité de l’UA doit exprimer plus clairement ses attentes à l’égard du Conseil de Transition Militaire.

Le nouveau gouvernement pourrait très bien mener le pays vers une nouvelle ébullition. Mahamat Déby pourrait conserver le pouvoir au-delà de la période de transition de deux ans en reportant à plusieurs reprises les élections ou en organisant des élections opaques. Dans tous les cas, il sera prouvé qu’il dirige un autre régime qui gouverne de manière autoritaire, mais offre un semblant de cohérence. Cela, ajouté à une population qui est, à juste titre, mécontente et à l’absence d’accords avec des groupes comme la FACT et la CCMSR, risque de déstabiliser encore davantage le pays.

Les espoirs de nouvelles négociations ne sont toutefois pas morts. Début mars 2023, des membres de la FACT et de 17 autres groupes armés tchadiens se sont réunis en Italie pour tenter de relancer le dialogue et parvenir à un accord avec les dirigeants de la transition. Ce qui se passera par la suite sera crucial.

Alors que les donateurs continuent de financer le processus de transition et de consolider le financement des élections prévues en 2024, les leviers diplomatiques doivent être utilisés pour encourager la transition à s’engager efficacement dans les pourparlers de paix qui ont été initiés et veiller à ce que Déby ne continue pas à se dérober à ses responsabilités en matière d’organisation d’élections et qu’il subvienne aux besoins des citoyens tchadiens. Si les partenaires internationaux continuent de fermer les yeux, la transition risque de n’être qu’un mirage et les civils continueront d’en payer le prix.

 

Crédits photo : Aaudu Marte / AFP

Auteurs en code morse

Alexandra Lamarche

Alexandra Lamarche (@AlyLamb) est doctorante en science politique à l’Université de Montréal. Elle mène ses recherches sur les obstacles aux efforts de consolidation de la paix en République centrafricaine. Avant de commencer son doctorat, Alexandra a travaillé sur les questions liées aux conflits, à la consolidation de la paix, aux déplacements forcés et aux besoins humanitaires au Burkina Faso, au Cameroun, au Liban, au Mali, au Nigeria, en République centrafricaine, en République démocratique du Congo et au Tchad pendant près de dix ans.

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