Chantage stratégique et rivalités entre grandes puissances : pourquoi les Philippines et la Turquie ont-elles menacé de rompre avec l’Occident ?

Le Rubicon en code morse
Fév 06

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Face au comportement agressif de Pékin en mer de Chine méridionale et orientale et à celui de Moscou en Europe orientale, l’approche classique de l’équilibre de la menace soutient que les alliés des États-Unis devraient automatiquement faire contrepoids à ces États en serrant les rangs derrière Washington. Or, des événements récents ont remis en doute cette approche puisque deux alliés formels de Washington, les Philippines et la Turquie, ont ouvertement menacé de rompre leur alliance défensive avec les États-Unis et de se réaligner sur la Chine et la Russie. À la suite de son élection à la présidence des Philippines en 2016, Rodrigo Duterte annonçait publiquement sa rupture avec Washington et le réalignement stratégique de son pays sur la Chine. Le président turc Recep Tayyip Erdogan, pour sa part, avertissait la Maison-Blanche dans une tribune publiée dans le New York Times en 2018 qu’il disposait d’alternatives stratégiques à l’OTAN et que, si Washington ne se montrait pas plus sensible aux intérêts de la Turquie, leur partenariat pourrait être compris et Ankara pourrait se trouver de nouveaux alliés, sous-entendant ici la Russie et l’Iran.

Pourquoi Manille et Ankara ont-elles remis en cause leur alliance formelle au risque de s’aliéner Washington ? De telles menaces publiques sont relativement rares et constituent en quelque sorte des anomalies en politique étrangère. Elles requièrent une attention particulière étant donné l’incertitude entourant le leadership des États-Unis et la polycentricité croissante du système international.

Le chantage stratégique

En y regardant de plus près, Duterte et Erdogan ont tous deux exercé un chantage stratégique dans le but d’obtenir des concessions de Washington. Comme le souligne Stephen Walt, « un maître chanteur peut menacer de poser une action à laquelle son allié s’oppose, dans l’espoir de le persuader de lui donner quelque chose en retour de son adhésion à ses préférences ». Le chantage stratégique est généralement employé par des États insatisfaits de leur position dans le système international afin d’obtenir plus de reconnaissance ainsi que des gains tels que la réassurance d’un engagement et un plus grand soutien matériel de la part de leurs alliés. Comme nous le verrons ci-dessous, les griefs à l’égard de Washington, la peur de l’abandon et le populisme permettent d’expliquer pourquoi Manille et Ankara ont eu recours au chantage stratégique. Ensemble, ces facteurs les ont poussés à recourir à la rivalité entre grandes puissances afin de faire chanter Washington dans l’espoir d’obtenir des concessions en matière de sécurité et de défense.

Duterte fait chanter Washington en jouant la carte chinoise

Lorsque Rodrigo Duterte est élu en mai 2016, les Philippines abandonnent la stratégie de contrepoids face à la Chine dans le but de poursuivre un partenariat avec elle. Ce repositionnement ne constitue pas une rupture avec Washington, mais exprime la volonté du leader philippin de gagner la confiance de Pékin. Il souhaite notamment obtenir des prêts et une aide économique de la Chine.

Les relations avec Washington prennent toutefois un tournant dramatique au cours de l’automne. Lors de sa première visite en Chine en octobre 2016, le président Duterte déclare : « L’Amérique a perdu. […] Je me suis réaligné sur votre idéologie et peut-être que j’irai aussi en Russie pour parler à Poutine et lui dire que nous sommes trois contre le monde : la Chine, les Philippines et la Russie. C’est la seule voie possible ». Cette déclaration est suivie de multiples annonces qui vont à l’encontre de la relation de défense avec les États-Unis. Duterte annule plusieurs exercices militaires conjoints, interdit à l’armée américaine de construire un dépôt d’armes et d’utiliser ses bases militaires pour lancer des opérations de dissuasion contre la Chine. Il menace également de mettre fin à un accord signé en 1999, lequel permet aux troupes américaines d’utiliser les bases militaires du pays.

Comment expliquer ce revirement soudain ? La conjonction des perceptions de Duterte et de son style de leadership est essentielle pour comprendre cette décision. Dès le début de sa présidence, Rodrigo Duterte entretient des perceptions négatives à l’égard des États-Unis. Pour lui, comme pour de nombreux Philippins, le maintien de la présence militaire américaine dans le pays malgré son indépendance en 1946 est l’expression d’un néocolonialisme. Cela le conduit à s’exprimer en faveur d’une politique étrangère indépendante.

Mais ce sont les critiques de l’administration Obama concernant les exécutions extrajudiciaires et les violations des droits de la personne commises par son gouvernement dans le cadre de la guerre contre la drogue qui déclenchent la défiance publique du président Duterte. Non seulement cette critique le contrarie, mais l’administration Obama annule la livraison d’une cargaison d’armes et suspend le renouvellement d’un programme d’aide au développement de 400 millions de dollars en réponse à ses violations. En réaction, il déclare : « Au lieu de nous aider, le premier à frapper a été le Département d’État […] Donc vous pouvez aller en enfer, Monsieur Obama, vous pouvez aller en enfer ». Il ajoute : « Pour qui [Obama] se prend-il ? Je ne suis pas une marionnette américaine. Je suis le président d’un pays souverain et je n’ai de comptes à rendre à personne, sauf au peuple philippin ». À partir de ce moment, l’approche du président Duterte est résolument hostile aux États-Unis.

Duterte a également l’intime conviction que les États-Unis finiront par abandonner la défense de son pays, une perception qui alimente son ressentiment. La question de l’abandon est étroitement liée au conflit maritime qui l’oppose à la Chine. En juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage rend une décision qui donne raison aux revendications des Philippines. Il s’agit d’une victoire considérable pour le gouvernement philippin. Duterte choisit toutefois de la minimiser afin d’éviter d’accroître les tensions avec la Chine. C’est qu’il doute sérieusement de la volonté de Washington de soutenir son armée en cas de confrontation avec Pékin. Un an avant sa course à la présidence, le leader philippin exprimait déjà sa déception quant à l’inaction de Washington en mer de Chine méridionale. Il déclarait : « Si l’Amérique s’en souciait, elle aurait envoyé ses porte-avions et ses frégates au moment où la Chine a commencé à réclamer des terres en territoire contesté, mais rien de tel ne s’est produit ». Pour lui, il est clair que « l’Amérique ne mourra jamais pour les Philippines ». Le traité de défense mutuelle conclu avec les États-Unis en 1951 stipule que Washington se portera à la défense des Philippines en cas d’attaque, mais demeure ambigu sur la défense des îles contestées. À plusieurs reprises, des représentants de l’exécutif américain avaient refusé de clarifier ce point. En conséquence, le président Duterte choisit d’annuler des patrouilles en mer de Chine menées conjointement avec Washington, car elles ne font selon lui que provoquer Pékin sans garantie réelle de soutien américain.

Ainsi, Manille espérait que les États-Unis feraient les concessions suivantes : 1. Cesser de s’ingérer dans la politique intérieure du pays, notamment par l’entremise de mesures coercitives. 2) S’engager ouvertement à défendre les Philippines en cas de confrontation avec la Chine sur les zones maritimes contestées. Cette perception négative qu’entretient le président Duterte à l’égard de Washington ne l’aurait probablement pas conduit à défier publiquement la Maison-Blanche si son style de leadership n’était pas aussi ancré dans le populisme. Duterte est élu en 2016 en promettant de redonner la souveraineté au peuple, laquelle aurait été usurpée par les élites corrompues du pays. Puis, il canalise la frustration de nombreux Philippins face à ce qu’il perçoit comme de l’impérialisme américain. En critiquant sa guerre contre la drogue, la Maison-Blanche s’attire de sa part une réponse agressive et disproportionnée qui plaît à sa base militante.

Le chantage stratégique exercé par Duterte fut ultimement bénéfique pour son régime. Alors que les relations entre Pékin et Manille s’intensifient en 2016 et 2017, Washington augmente son aide au pays en faisant sa plus grande contribution en près de 20 ans. Puis, l’administration Trump tente de relancer la relation en étant plus conciliante. Le président américain fait l’éloge de la guerre contre la drogue menée par Duterte en déclarant qu’il fait un « travail incroyable ». Puis, lors de sa visite à Manille en 2019, le secrétaire d’État Mike Pompeo rassure le gouvernement philippin en clarifiant l’engagement de Washington à défendre les îles revendiquées par Manille en mer de Chine méridionale. Il souligne notamment que : « toute attaque armée contre les forces des Philippines en mer de Chine méridionale déclenchera l’article IV du traité de défense mutuelle ». Un engagement aussi clair à un moment où la Chine construit des îles artificielles en territoire contesté est une première.

En jouant la carte chinoise sans jamais mettre à exécution sa menace de rompre ses liens avec Washington, Duterte a rappelé aux États-Unis la valeur stratégique de son pays. En prenant le risque calculé de s’aliéner son seul allié officiel, il a ultimement obtenu les concessions souhaitées. Il a accru son rapport de force avec les États-Unis, tout en rejoignant l’initiative des Routes de la soie de la Chine et en bénéficiant de l’aide économique de Pékin. Depuis l’annonce prétendue de son réalignement sur la Chine, Manille a pleinement rétabli ses relations de défense avec les États-Unis, y compris les multiples accords de défense et exercices militaires conjoints.

Erdogan fait chanter Washington en jouant la carte russe

En 2014, la Turquie en vient à considérer les milices kurdes en Syrie comme la menace la plus imminente pour son intégrité territoriale. Le problème est que les forces kurdes en Syrie sont devenues des partenaires des États-Unis après la prise de Kobané par Daesh. Le secrétaire à la Défense Ashton Carter décrit alors les Unités de protection du peuple (YPG), une milice kurde, comme l’une des forces terrestres anti-Daesh les plus efficaces en Syrie. Erdogan considère cette association comme une trahison des États-Unis et ses appels répétés pour que Washington cesse son soutien au YPG restent en vain. Le président turc considère alors que les États-Unis ne prennent pas au sérieux le problème kurde, un constat récurant depuis les années 1990, et qu’ils n’accordent pas suffisamment d’attention aux intérêts de la Turquie. Ces éléments contribuent à détériorer les relations entre Ankara et Washington.

Le président Erdogan soupçonne également les États-Unis d’avoir orchestré la tentative de coup d’État contre son régime en 2016 ou, du moins, d’avoir veillé à son exécution. Cette suspicion empoisonne la relation entre les deux pays et affecte leur lien de confiance. Des membres influents du gouvernement turc, dont le ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu, accusent même publiquement les États-Unis d’être derrière le coup d’État manqué. La Turquie reproche également à l’administration Obama de soutenir Fethullah Gülen, un religieux turc vivant en Pennsylvanie, qu’Ankara considère comme ayant guidé la tentative de coup d’État.

Puis, la question de la défense antimissile renforce la méfiance et accroît les griefs contre Washington. C’est qu’Ankara envisage d’acheter des missiles Patriot à ses alliés de l’OTAN pour répondre à ses besoins sécuritaires provoqués par le conflit syrien. En retour, la Turquie demande un transfert de technologie, lequel est refusé par l’administration Obama et l’OTAN pour des raisons de violations des droits de la personne et de dérive autoritaire du régime Erdogan. En réponse, la Turquie accuse Washington et l’OTAN de lui imposer un embargo sur les armes.

À l’image du cas philippin, les perceptions négatives du régime d’Erdogan à l’égard des États-Unis — notamment parce qu’ils conditionnaient leur soutien militaire au respect des normes démocratiques – et le sentiment d’abandon de Washington dans le dossier kurde n’auraient peut-être pas causé la fronde publique du président sans son style de leadership populiste. En campagne électorale dès 2002, Erdogan souhaitait redonner la souveraineté à son peuple, après des années de corruption entretenues par les élites du pays. Au fil des ans, la consolidation de sa posture anti-élite et anti-pluraliste devient un élément central de son mouvement populiste et autoritaire. Après la tentative de coup d’État de 2016, Erdogan s’appuie sur l’état d’urgence pour écraser les mouvements d’opposition et arrêter les journalistes, présentés comme les ennemis du peuple, consolidant ainsi son emprise sur le pouvoir.

Le populisme de Erdogan et ses multiples griefs face à Washington ont conduit le gouvernement turc à émettre plusieurs signaux hostiles à l’endroit de ses alliés de l’OTAN. D’abord en 2017 par la signature de l’accord d’Astana, Erdogan conclut un accord stratégique avec la Russie et l’Iran sur la création de zones de cessez-le-feu en Syrie. En devenant le partenaire de Moscou et de Téhéran, Erdogan fait le calcul qu’il peut mieux sécuriser sa frontière avec la Syrie afin de supprimer la menace kurde et ainsi obtenir une plus grande influence politique dans la résolution de la crise syrienne. Parallèlement, il menace de fermer la base aérienne d’Incirlik, qui accueille des armes nucléaires américaines ainsi que la station radar de Kurecik, principalement exploitée par l’OTAN. Erdogan mène également la charge aux Nations Unies contre les initiatives anti-iraniennes et pro-israéliennes des États-Unis. Enfin, la Turquie devient le premier membre de l’OTAN à rejoindre l’Organisation de coopération de Shanghai en tant que « partenaire de dialogue ». Bien qu’elle n’ait pour le moment aucun poids décisionnel au sein de l’organisation, sa participation lui permet de souligner son destin commun avec les pays asiatiques.

Par ailleurs, les tensions au sujet du transfert de technologie du système de défense antimissile ont contribué au rapprochement turc avec la Russie. Parallèlement, alors que l’administration Obama met du temps à réagir à la tentative de putsch à Ankara, le président russe Vladimir Poutine, lui, apporte son soutien inconditionnel à Erdogan et à son gouvernement. Trois semaines plus tard, le leader turc est à Moscou, un voyage au cours duquel Poutine exprime son intérêt à lui vendre son système S-400. Début 2017, le ministre turc de la Défense annonce l’achat du S-400 en tant qu’arme autonome sans interopérabilité avec l’OTAN au coût de 2,5 milliards de dollars. L’accord est finalement conclu en septembre 2017. Le fait que le contrat du S-400 n’ait pas inclus de transfert de technologie de la Russie vers la Turquie indique que cet achat était davantage un acte politique qu’une décision stratégique.

Comme si ce n’était pas suffisant, le refus du président Ergodan de libérer un pasteur américain emprisonné, Andrew Brunson, à la demande insistante de l’administration Trump ajoute l’insulte à l’injure. Ankara affirme que le pasteur est impliqué dans la tentative de coup d’État de 2016, ce que nie la Maison-Blanche. En réaction, Trump adopte des sanctions contre deux ministres turcs et impose des tarifs douaniers sur les exportations d’aluminium et d’acier de la Turquie, ce qui a pour effet de contribuer à l’affaiblissement de la lire turque.

Cette litanie de griefs conduit le président Erdogan à exprimer publiquement ses frustrations envers son allié américain et à plaider pour des concessions. Dans le New York Times à l’été 2018, Erdogan publie une tribune dans laquelle il écrit :

« Yet the United States has repeatedly and consistently failed to understand and respect the Turkish people’ concerns. And in recent years, our partnership as been tested by disagreements. […]  Unless the United States starts respecting Turkey’s sovereignty and proves that it understands the dangers that our nation faces, our partnership could be in jeopardy. […] Before it is too late, Washington must give up the misguided notion that our relationship can be asymmetrical and come to terms with the fact that Turkey has alternatives. Failure to reverse this trend of unilateralism and disrespect will require us to start looking for new friends and allies »[1].

Cette menace ne fait pas explicitement référence à la Russie, mais le laisse certainement entendre, notamment en raison de l’achat du S-400 un an plus tôt. Le régime de Erdogan espérait que les États-Unis feraient les concessions suivantes : 1. Cesser de soutenir les milices kurdes en Syrie. 2. Fournir un soutien militaire pour protéger l’intégrité territoriale de la Turquie contre la menace kurde. Toutefois, l’administration Trump prend peu au sérieux cette mise en garde de Erdogan puisqu’elle considère que la Turquie n’a pas d’alternative crédible pour remplacer l’OTAN. Quoi qu’en dise Erdogan, l’Alliance atlantique fournit des garanties de sécurité à la Turquie et lui permet de projeter son influence dans la zone euro-atlantique. Même les Russes ne croient pas en la menace adressée par Ankara à l’endroit de Washington.

Contrairement au cas philippin, le chantage d’Erdogan n’atteint que partiellement ses objectifs. Ankara obtient des garanties des États-Unis qu’ils cesseront de soutenir directement les milices kurdes syriennes, ce qu’ils feront. Toutefois, Washington conserve une attitude ferme face à Ankara. La Maison-Blanche maintient la pression par l’entremise des sanctions économiques et les tarifs commerciaux afin de forcer Erdogan à libérer le pasteur américain Andrew Brunson. Cela force finalement Ankara à libérer le pasteur deux mois après la tribune publiée par Erdogan dans le New York Times. Puis, alors que les forces turques repoussent les milices dans le nord de la Syrie en réaction au retrait américain, le président Trump menace le régime Erdogan de représailles si l’invasion devait aller trop loin en territoire syrien. La lettre officielle envoyée par Trump à son homologue turc est sans équivoque : « Vous ne voulez pas être responsable du massacre de milliers de personnes, et je ne veux pas être responsable de la destruction de l’économie turque – et je le ferai. Je vous ai déjà donné un petit avant-goût à cet effet dans le dossier du pasteur Brunson ».

En outre, la stratégie de diversification poursuivie par la Turquie se révèle plutôt coûteuse. Lorsque les missiles russes S-400 sont livrés à l’été 2019, l’administration Trump procède au retrait de la Turquie du programme du chasseur F-35. En 2020, la plupart des entreprises turques qui faisaient partie de la chaîne d’approvisionnement du F-35 avaient perdu leurs contrats. Ankara est également frappée par la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) pour son achat du S-400. En somme, le chantage stratégique d’Ankara a généré des résultats mitigés. Depuis, sans avoir quitté l’OTAN, la Turquie a choisi d’accroître son autonomie et sa diversification stratégique.

Conclusion

Cette analyse a exploré les conditions dans lesquelles les alliés formels des États-Unis en viennent à menacer de rompre leur alliance ou de diversifier leurs relations stratégiques. Elle soutient que ce comportement révèle du chantage stratégique et montre que les griefs, la peur de l’abandon et le populisme sont les principaux facteurs qui ont conduit Manille et Ankara à y recourir pour obtenir des concessions de la part de Washington en matière de sécurité et de défense.

Si le chantage stratégique fut couronné de succès dans le cas des Philippines, il fut mitigé dans le cas de la Turquie. Il semble que la menace proférée par Duterte ait été si soudaine et véhémente que Washington a eu du mal à décoder ses intentions réelles. Dans le contexte où la Chine représentait une alternative stratégique crédible pour les Philippines, cela explique probablement pourquoi les États-Unis ont offert un soutien supplémentaire à Duterte afin d’éviter une perte stratégique relative au profit de Pékin. Dans le cas de la Turquie, en revanche, Washington semble avoir pris la menace moins au sérieux puisqu’à ses yeux la Russie et l’Iran ne représentaient pas une alternative stratégique crédible à l’OTAN.

L’analyse montre enfin que les régimes de Duterte et d’Erdogan ont été critiqués par la Maison-Blanche pour leur violation des droits de la personne et leur obstruction à la démocratie. En conséquence, ils ont tous deux subi des sanctions économiques et militaires de la part des États-Unis. Cette approche coercitive de Washington a clairement alimenté leur chantage stratégique. Dans le contexte où les rivalités entre grandes puissances sont susceptibles de s’intensifier dans les années à venir, cette constatation soulève un dilemme pour les États-Unis : doivent-ils continuer à tenir leurs alliés responsables de leurs violations des droits de la personne au prix de tensions, de chantage stratégique et de rupture ou, au contraire, doivent-ils fermer les yeux sur leurs méfaits afin de maintenir des relations stables dans un contexte international incertain ?

 

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[1] « Les États-Unis ont échoué de manière répétée et constante à comprendre et à respecter les préoccupations du peuple turc. Ces dernières années, notre partenariat a été mis à l’épreuve par de nombreux désaccords. […] À moins que les États-Unis ne commencent à respecter la souveraineté de la Turquie et ne prouvent qu’ils comprennent les dangers auxquels notre pays est confronté, notre partenariat pourrait être en péril. […] Avant qu’il ne soit trop tard, Washington doit abandonner l’idée erronée que notre relation peut être asymétrique et accepter le fait que la Turquie a des alternatives. Si vous ne parvenez pas à inverser votre tendance à l’unilatéralisme et au manque de respect, nous devrons commencer à chercher de nouveaux amis et alliés ».

 

Crédits photo : présidence de la République de Turquie

Auteurs en code morse

Jonathan Paquin

Jonathan Paquin (@PaquinJonathan) est professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval à Québec et chercheur responsable au Réseau d’analyse stratégique. Détenteur d’un doctorat de l’Université McGill, il est spécialiste de la politique étrangère américaine et des enjeux de sécurité internationale. Il a été deux fois récipiendaire de la bourse Fulbright aux États-Unis et a été professeur invité à la School of Advanced International Studies de l’Université Johns Hopkins à Washington D. C. ainsi qu’à l’Académie militaire de la Caroline du Sud, The Citadel, à Charleston.

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