Ce que l’armée de Frédéric le Grand peut nous apprendre de la société militaire russe Wagner

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Juin 08

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Cet article est la traduction de « What Frederick the Great’s Army Can Tell Us About Russia’s Private Military Company », publié sur War on the Rocks le 27 mars 2023.

 

Pour décrire les forces de la société militaire privée Wagner qui combattent en Ukraine, certains commentateurs occidentaux utilisent le terme de « mercenaires », tandis que d’autres préfèrent celui de « bataillons disciplinaires ». Aucun de ces termes n’est particulièrement flatteur. Pour les Américains, le terme de mercenaires renvoie aux Hessois qui ont servi aux côtés des Britanniques pendant la Révolution américaine. Les bataillons disciplinaires rappellent les prisonniers utilisés par l’Armée rouge et la Wehrmacht lors de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, aucune de ces institutions ne permet une véritable analogie avec Wagner. Chacune d’elles occulte légèrement le danger potentiel que représente Wagner.

À l’inverse, comprendre Wagner comme une version modernisée des Freikorps (corps francs) du XVIIIe siècle peut nous aider à mieux percevoir les possibilités ainsi que les dangers que représente cette organisation. À l’époque de Frédéric le Grand, ces petites formations de mercenaires étaient souvent recrutées dans les rangs des prisonniers, mais faisaient également preuve d’un degré de flexibilité et d’adaptabilité qui manquait aux unités conventionnelles. De plus, bien qu’elles aient servi de moyen d’avancement politique pour leurs dirigeants, ce rôle politique a été soigneusement circonscrit par les intérêts de l’État. Dans le contexte actuel, les observateurs ne devraient pas négliger l’efficacité de Wagner mais se garder d’exagérer le rôle de son dirigeant, Evgueni Prigojine.

L’incompatibilité du terme « mercenaires »

Les révolutions américaine et française ont solidement associé le service militaire aux idées de citoyenneté, de nationalisme et d’honneur. En conséquence, les soldats occidentaux ont largement dédaigné les mercenaires. Une chanson populaire de la période de la Révolution française disait :

Amis, un vrai républicain,

Doit aimer et chérir ses frères.

Le sans-culotte, sa pique à la main,

Ne craint pas les hordes de mercenaires.

Il se bat en républicain…

Au cours des XIXe et XXe siècles, les armées de masse levées par les États-nations et soutenues par leur puissance industrielle ont dominé les conflits à grande échelle. Les chercheurs affirment que l’invasion de l’Ukraine par la Russie est quelque chose de différent. Wayne Hsieh a proposé de qualifier cette guerre de « post-moderne », et Franz-Stefan Gady a postulé qu’il pourrait s’agir d’un retour aux guerres de cabinet du XVIIIe siècle.

Dans ce contexte, l’histoire influence la façon dont les commentateurs contemporains qualifient les troupes comme celles de Wagner. George Washington a un jour rappelé à ses soldats « what a few brave men contending in their own land, and in the best of causes can do, against base hirelings and mercenaries ». Les bataillons disciplinaires, à leur tour, rappellent Staline lorsqu’il donnait l’ordre de contrôler ces bataillons en tirant « à vue sur les semeurs de panique et les lâches ». Les descriptions des attaques en « vague humaine » et des conscrits suicidaires de Wagner renforcent souvent l’impression d’une organisation dépassée et tactiquement arriérée qui sert principalement à canaliser les prisonniers du système carcéral russe en les envoyant sur les lignes de front en Ukraine.

Cependant, cette vision de Wagner ne correspond pas à ce que les experts tendent de plus en plus à dire de l’organisation. Selon des officiers militaires ukrainiens, ainsi que des experts tels que Konrad Muzkya, Franz-Stefan Gady et Michael Kofman, Wagner a démontré des tactiques étonnamment flexibles qui vont à l’encontre du stéréotype du mercenaire ou du bataillon disciplinaire. Comment une telle organisation, dont les rangs sont partiellement composés de prisonniers russes, peut-elle également être flexible et adaptable – et parfois davantage que l’armée régulière ? Il est possible de trouver une piste de réponse dans l’histoire militaire du XVIIIe siècle, et plus précisément, en examinant l’armée prussienne de Frédéric le Grand.

Au cours de la guerre de Sept Ans, l’armée de Frédéric le Grand est devenue célèbre, peut-être injustement, pour sa discipline de fer et ses tactiques prétendument rigides et linéaires. Cependant, le rôle que les sociétés militaires privées contemporaines ont joué dans le succès de la Prusse est moins connu. Au cours de la guerre, les hauts dignitaires ou oligarques ont utilisé leurs fonds personnels pour lever des unités militaires, ou Freikorps (corps francs), pour servir aux côtés de l’armée prussienne. Ces hauts dignitaires devaient fournir l’argent nécessaire pour recruter et équiper ces unités. Bien qu’ayant souvent une expérience militaire limitée, ils étaient à la fois les colonels et les propriétaires de leurs unités nouvellement formées, un poste appelé inhaber (propriétaire/détenteur). Le dirigeant de Wagner, Evgueni Prigojine, est la version moderne d’un inhaber au sein des corps francs du XVIIIe siècle : un haut dignitaire à la recherche d’un statut par le biais de la propriété.

Comme pour Wagner, les corps francs ont été renforcés par l’utilisation de prisonniers : dans ce cas, les prisonniers de guerre. Des Français, des Hongrois et des Autrichiens ont servi en grand nombre dans ces unités prétendument prussiennes. C’était vrai non seulement dans l’armée prussienne, mais dans toute l’Europe à cette époque. Les Freikorps « Green Loudon » de l’armée autrichienne ont recruté de nombreux prisonniers de guerre prussiens. Parfois, ces pratiques de recrutement ont conduit à des critiques à l’encontre des corps francs et de leurs combattants. Frédéric lui-même a qualifié ces hommes de « racaille détestable » et de « triple damné ». En effet, pour Frédéric le Grand, une des utilisations possibles des corps francs était l’attaque par vagues humaines. Dans ses écrits d’après-guerre, il a suggéré : « Disons que l’ennemi se tient sur une colline, que vous désirez le chasser. Vous pouvez utiliser ces troupes dans la première vague, et pas de façon régulière, mais en courant aveuglément vers les positions ennemies, en maintenant leur feu jusqu’à ce qu’elles soient parmi l’ennemi… Cela doit être fait à la hâte, sans précaution, sinon vous perdrez contre beaucoup d’hommes ».

Ces troupes étaient, dans l’esprit de Frédéric, moins précieuses que son infanterie régulière : il s’agissait simplement de chair à canon.

Malgré ces critiques, cependant, les corps francs ont montré, dans l’ensemble, une plus grande capacité d’innovation que les autres soldats prussiens. Contrairement à ses instructions plus élémentaires pour l’infanterie régulière, Frédéric a longuement écrit sur la façon d’entraîner les membres des Freikorps pour qu’ils apprennent à se mettre à couvert, « derrière les arbres » et « dans les maisons » ainsi que sur la façon de « s’allonger à plat », « tirer de derrière des pierres » et « tirer de derrière une crête ». En effet, les historiens, au cours des trente dernières années, ont souligné à plusieurs reprises les capacités tactiques d’adaptation des corps francs.

Le colonel prussien Friedrich Wilhelm von Kleist a formé le plus prospère des différents corps francs en 1759. À partir d’un noyau de prisonniers de guerre hongrois, Kleist a construit une force adaptable et dangereuse. Ces troupes s’enorgueillissaient d’apprendre constamment de leurs opérations précédentes. L’écrivain militaire contemporain Carl Griesheim a décrit Kleist qui soumettait son unité à une analyse typique post-opération : « Même au milieu d’une campagne, c’était sa méthode : après une action réussie, il rassemblait les officiers de son corps et soulignait les erreurs qui avaient été commises, leurs causes et leurs conséquences, et donnait des leçons sur la façon dont de telles erreurs pourraient être évitées à l’avenir. »

Ces unités ont également perfectionné une version de la guerre interarmées du XVIIIe siècle, où la cavalerie, l’artillerie et l’infanterie étaient toutes utilisées au niveau micro-tactique pour attaquer l’ennemi à l’unisson. Un vétéran autrichien se plaignait : « Lorsqu’un commandement [prussien] de hussards est détaché de l’armée ennemie, ils ont toujours deux cents grenadiers qui marchent immédiatement derrière en soutien : puisque la cavalerie légère ennemie est donc soutenue par l’infanterie, et la nôtre ne l’est pas, nos hussards s’en sortent inévitablement moins bien à chaque rencontre ». L’historien Christopher Duffy a fait valoir que l’effet cumulatif de cette flexibilité était de rendre les unités prussiennes supposées rigides plus efficaces dans les actions de petites unités, alors que leurs ennemis possédaient apparemment une plus grande capacité d’initiative. Dans une armée où régnait une doctrine soi-disant rigide, les forces extérieures à l’administration directe de l’armée étaient celles qui avaient le plus de marge de manœuvre pour s’adapter.

Le mois dernier, un officier ukrainien a affirmé que « l’une des plus grandes menaces posées par Wagner est qu’ils ont beaucoup plus de liberté dans leurs assauts que les forces régulières [russes] ». Konrad Muzyka a fait valoir qu’ « il y a[vait] deux Wagner », le plus connu constitué « de condamnés menant des assauts frontaux » et une autre force, moins connue, mais « bien entraînée, adaptable et flexible ». Michael Kofman a également estimé qu’il y : « [avait] un Wagner constitué de « prisonniers » qui sont dépensés en grand nombre […] mais également des assauts, un appui-feu et des détachements de ravitaillement composés de forces mieux entraînées ».

Conclusion

Alors, qu’est-il arrivé aux corps francs du XVIIIe siècle, et que pourrait-il arriver à Wagner ? À la fin de la guerre de Sept Ans, Frédéric a réalisé qu’il avait peu besoin de ces troupes en dehors de la structure de commandement formelle et les a incorporées de force dans des formations prussiennes régulières. Wagner pourrait subir un sort similaire, voire être affaibli par la guerre elle-même. L’Institute for the Study of War (ISW) a récemment avancé que le ministère russe de la Défense affaiblissait délibérément Wagner par les combats autour de Bakhmout. Que cela soit vrai ou non, Prigojine ferait bien de réfléchir aux conséquences subies par les propriétaires des corps francs du XVIIIe siècle. Certains, comme le prince polonais Jerzy Marcin Lubomirski, ont fini par fuir et se sont exilés de Prusse en raison des problèmes générés par leurs actions.

Ce point s’oppose finalement à l’idée selon laquelle Prigojine serait un Albrecht von Wallenstein des temps modernes, qui exercerait une influence politique considérable sur Poutine et sur le cours de la guerre. Wallenstein était un commandant expérimenté des forces mercenaires financées par l’État pendant la guerre de Trente Ans du XVIIe siècle. Étant donné que, dans cette période antérieure, il n’y avait pas d’armée d’État, Wallenstein et ses mercenaires représentaient le monopole de l’État sur la violence. En conséquence, Wallenstein s’est senti habilité à donner son avis politique et a même commencé à conduire lui-même la politique. Il serait presque impensable dans l’environnement actuel que Prigojine prenne, de manière indépendante, des décisions de politique étrangère pour la Russie. Au lieu de cela, comme Alma Keshavarz et Kiron K. Skinner l’ont écrit, « des institutions comme le [Corps des gardiens de la révolution islamique] et Wagner sont des outils de politique étrangère de leurs États respectifs ». La politique étrangère russe détermine quelles sont les opportunités pour Prigojine d’employer Wagner, et non l’inverse. A l’image de la situation de certains de ses homologues du XVIIIe siècle, les ressources privées de Prigojine font pâle figure par rapport à l’ampleur de la guerre moderne dirigée par l’État. Récemment, Bloomberg a rapporté qu’en raison des coûts du conflit, Prigojine se concentre désormais sur l’Afrique et a réduit la taille des forces de Wagner en Ukraine. Le temps nous dira si cela se produit réellement, mais il est plus probable que la trajectoire de Prigojine imite celle du prince Lubomirski plutôt que celle de Wallenstein.

Pour ceux qui se trouvent en Occident, considérer Wagner comme un corps franc peut également permettre une évaluation plus précise de ses capacités. Les institutions militaires ont souvent tendance à respecter les forces de leurs pairs et à sous-estimer celles qui semblent étrangères. À la suite des révolutions américaine et française, le terme de « mercenaire » est devenu un gros mot. De même, l’idée de recruter des prisonniers comme troupes va à l’encontre des perceptions occidentales du soldat citoyen vertueux. Il pourrait donc être tentant de sous-estimer Wagner si nous ne considérons cette organisation que sous cet angle. En l’examinant sous un nouveau jour historique, nous pouvons la considérer comme une organisation potentiellement flexible, adaptable et dangereuse – capable de causer des problèmes à la fois à l’armée ukrainienne et à l’Occident.

 

Crédit photo: Wikimedia Commons

Auteurs en code morse

Alexander S. Burns

Alexander S. Burns est professeur adjoint d’histoire à l’Université franciscaine de Steubenville. Il étudie les liens de l’armée continentale américaine avec les armées européennes. Son ouvrage collectif , intitulé The Changing Face of Old Regime Warfare: Essays in Honour of Christopher Duffy, a été publié en 2022. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @KKriegeBlog.

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