La tension est énorme le 3 mai 2023 à 4 heures du matin. L’opération est colossale, planifiée minutieusement depuis des mois et rien ne doit filtrer qui mettrait en péril ce gigantesque coup de filet orchestré en simultané dans huit pays européens : Allemagne, Belgique, France, Espagne, Italie, Portugal, Roumanie et Slovénie, sans compter des ramifications en Argentine, au Brésil, au Panama et en Australie. Plus de 150 perquisitions sont réalisées en une nuit, mobilisant des milliers de policiers et entraînant l’arrestation de 132 personnes. Les chefs d’inculpation sont variés : trafic de stupéfiants, blanchiment d’argent sale, évasion fiscale, trafic d’armes et fraudes. Point commun aux individus interpellés : leurs liens avec la ‘ndrangheta, la puissante mafia calabraise, acteur majeur du commerce de gros de la cocaïne en Europe. L’opération couronne une enquête de longue haleine amorcée en 2018 avec l’identification de mouvements suspects de personnes entre l’Allemagne et la Calabre. Les éléments collectés et les pistes alors suivies sont ultérieurement étayés grâce à l’infiltration en 2021 de la messagerie cryptée Sky ECC qui a fait plonger les enquêteurs au cœur des échanges entre narcotrafiquants.
Au-delà du côté spectaculaire d’une opération de telle ampleur et du succès de la coopération policière et judiciaire européenne portée par Europol et Eurojust avec le soutien d’Interpol, l’opération dénommée « Euréka » constitue une formidable leçon de lutte antimafia. Pour en identifier vraiment toutes les implications, dans l’attente du verdict du procès qui s’est tenu à Düsseldorf au premier trimestre 2025 (attendu en août), il est impératif de revenir sur ce que la manière avec laquelle les forces de police ont procédé cette nuit-là dit de l’organisation mafieuse calabraise, de ses spécificités et de son modus operandi. La méthode judiciaire employée souligne effectivement une volonté de s’attaquer à l’organisation plus qu’à des individus, de tenir compte de son déploiement à l’international et, même si cela risque d’être sous-estimé au niveau de chaque pays impliqué en dehors de Italie, de comprendre la vaste gamme des activités mafieuses.
La méthode : attaquer une organisation criminelle, non des infracteurs
L’opération « Euréka » ne doit pas être lue comme une théâtralisation de l’activité judiciaire à des fins d’exploitation médiatique. Même si elle se prête bien à un traitement journalistique, elle est surtout l’expression d’une méthode, forgée notamment en Italie, visant à attaquer une organisation criminelle et non pas seulement des individus coupables d’infractions. Loin d’être banal, cela traduit une approche particulière de la question criminelle.
Schématiquement, deux regards peuvent être portés sur la criminalité organisée. L’un consiste à se focaliser sur les activités, quitte à raisonner en silos, tant en matière de marchés illégaux (considérés indépendamment les uns des autres) qu’en matière de lien avec l’économie légale (avec un présupposé tacite de non-porosité entre activités légales et illégales). C’est la position adoptée par la France, comme l’illustre la focalisation actuelle sur le narcotrafic, sans réelle prise de conscience de l’écosystème qui l’accompagne (trafic d’armes, criminalité forcée, prostitution, etc.).
L’autre regard, typiquement italien, se pose sur les acteurs. Ce sont les organisations criminelles, dans leur extrême diversité en matière de structuration, d’activités, de pérennité, de dynamique, de dangerosité qui sont les cibles premières de l’action judiciaire. Un travail de longue haleine d’observation et de compréhension des mécanismes criminels sert à identifier les différents acteurs, y compris dans leurs interactions, puisque la coopération entre organisations criminelles est croissante.
Naturellement, l’existence de trois mafias historiques dans la péninsule italienne – Cosa nostra en Sicile, la camorra dans les provinces de Naples et Caserte, la ‘ndrangheta en Calabre – explique la spécificité italienne. Cette dernière est également liée à l’expérience transalpine en matière de terrorisme. La législation antimafia italienne est effectivement fille de la législation antiterrorisme mise en place lors des années de plomb, durant lesquelles des attaques terroristes frappaient la péninsule de la fin des années 1960 au début des années 1980. Or, cette législation s’articule autour de la notion d’organisation.
Concrètement, l’Italie est le seul pays au monde à avoir défini en 1982 – soit tardivement par rapport à un phénomène remontant au xixe siècle – le délit d’association mafieuse, en plus de l’association de malfaiteurs et de la bande armée. Selon l’article 416 bis du code pénal italien :
« L’association est de type mafieux quand ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et d’omerta qui en dérive pour commettre des délits, pour acquérir de façon directe ou indirecte la gestion ou du moins le contrôle sur des activités économiques, des concessions, des autorisations, adjudications et services publics ou pour réaliser des profits ou des avantages injustes pour soi ou pour autrui, ou encore dans le but d’empêcher ou de gêner le libre exercice du vote ou de procurer des voix à soi ou à d’autres à l’occasion de consultations électorales. »
La capacité des organisations mafieuses à traverser le temps et donc à survivre au décès de leurs membres, même les plus importants, prouve la force de ce lien associatif. Leurs positionnements dans la sphère illégale (non identifié au seul narcotrafic) et dans la sphère légale combinés au conditionnement de l’économie et de la politique font que les mafias forment un système total. D’ailleurs, à Naples, on appelle la camorra « o sistema » tant elle impacte toutes les relations humaines des affiliés comme des non-membres. Ainsi, l’arrestation dispersée d’un ou de quelques infracteurs est sans réel impact sur l’organisation.
En revanche, recourir à des coups de filet minutieusement préparés est un préliminaire à des procès non pas d’infracteurs isolés, mais, dans la mesure du possible, de plusieurs criminels d’une même organisation et de leurs éventuels complices. Le maxi-procès de 1986 à Palerme, impulsé par les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, incarne cette démarche visant à affaiblir l’organisation criminelle dans sa dimension organique. Avec 474 inculpés, dont 119 en cavale, ce procès historique à l’encontre de la mafia sicilienne s’est conclu en première instance par la condamnation de 360 mafieux.
Depuis, cette approche perdure, à échelle parfois plus réduite, mais toujours avec pour cible l’organisation criminelle. Fin 2019, l’opération « Rinascita-Scott » mobilisant 2 500 carabiniers a ainsi permis l’arrestation de 334 personnes dans la province calabraise de Vibo Valentia. En janvier 2021 s’est ouvert le maxi-procès contre une branche de la ‘ndrangheta incarnée par la famille Mancuso. Il implique 479 inculpés, dont des personnes non affiliées mais ayant apporté un « concours externe » à l’organisation, et 58 collaborateurs de justice. En première instance, 322 personnes ont été condamnées pour un total de plus de 2 200 années de prison.
Un révélateur : le déploiement international de la ‘ndrangheta
L’opération « Euréka » sert aussi de révélateur : les arrestations dans plusieurs pays constituent une preuve matérielle – physique – du déploiement à l’international de la ‘ndrangheta. L’information n’est en réalité pas nouvelle, surtout pour les Italiens, mais elle devient ainsi concrète et oblige donc à réfléchir au rapport que les mafias entretiennent avec le territoire, et à la capacité de projection et d’expansion de ces organisations criminelles. Elle force alors à sortir du déni consistant à penser que les mafias sont des formes archaïques de criminalité ancrées dans un territoire originel circonscrit et, en tant que tel, indépassable.
Le contrôle du territoire est essentiel à toute mafia. C’est ce que soulignait le juge Paolo Borsellino : « La caractéristique fondamentale de la criminalité mafieuse, que certains appellent territorialité, se résume dans la prétention, non d’avoir mais carrément d’être le territoire, de même que le territoire est partie de l’État, si bien que l’État “est” un territoire et n’“a” pas un territoire, vu que celui-ci est une composante essentielle de celui-là. La famille mafieuse n’a jamais oublié qu’une de ses caractéristiques essentielles est d’exercer sur un territoire déterminé une pleine souveraineté. » (p. 28)
Cet ancrage qui associe chaque famille de mafia à un territoire clairement circonscrit est à la fois principe de fonctionnement de l’organisation criminelle et source de pouvoir. Il participe à la pérennité dans le temps des organisations mafieuses et à l’affirmation d’une position à cheval sur le monde légal et illégal. Il est aussi au fondement de l’établissement d’une réputation criminelle qui ne repose pas tant sur des individus singuliers, mais sur l’organisation même. Le sort réservé aux collaborateurs de justice, qualifiés d’« infâmes », démontre bien que c’est l’entrée dans la mafia qui confère une autorité à la personne et non l’inverse.
Cet ancrage territorial qui circonscrit le phénomène mafieux pourrait en rendre l’expansion géographique extrêmement complexe. Or, cet argument entretient une vision des mafias qui ferait d’elles des organisations criminelles archaïques intrinsèquement liées à un contexte très particulier, presque folklorique.
Certes, Federico Varese explore les obstacles objectifs à la transplantation mafieuse sur de nouveaux territoires et en identifie trois (p. 22-23). La distance physique est un facteur d’affaiblissement de la capacité de l’organisation criminelle à contrôler ses agents, l’éloignement favorisant une moindre obéissance aux chefs. Un deuxième obstacle concerne la maitrise de la communication des informations : la distance réduit l’immédiateté dans la transmission des informations qui peuvent aussi se perdre ou être interceptées par les forces de l’ordre. Enfin, la réputation construite sur le territoire originel – qui permet à l’organisation criminelle d’agir sans avoir nécessairement besoin de recourir à la violence visible – est difficilement exportable. Contrôler de nouveaux territoires implique alors une phase de visibilité risquée où le recours ostensible à la violence et à l’intimidation peut conduire les victimes à dénoncer leurs agresseurs et les autorités à réagir.
Cependant, l’implantation des mafias italiennes sur de nouveaux territoires est tout à fait possible, aussi bien en Italie – malgré sa solide législation antimafia – qu’à l’étranger. Certains des obstacles identifiés par Federico Varese peuvent même être surmontés.
Ce processus n’est d’ailleurs pas récent. Bien sûr, différentes configurations sont possibles : elles vont du grignotage par contiguïté territoriale à la projection internationale, et de la logique d’accompagnement de trafics mondialisés à la stratégie de colonisation mafieuse hors berceau originel, comme j’ai pu le montrer ailleurs (p. 139-167). Ainsi, l’opération policière Beta conclue en 2017 en Sicile confirme la conquête de la province de Messine par la famille mafieuse Santapaola-Ercolano de la province voisine de Catane. L’implication des trois mafias italiennes historiques dans les trafics de stupéfiants explique la présence d’émissaires mafieux en Amérique latine pour l’approvisionnement en cocaïne et en Afrique pour la logistique de transit. Plus préoccupant, les mafias peuvent également oser se comporter « en mafia », et ainsi aller plus loin que des organisations criminelles standards, alors qu’elles ne sont pas sur leur territoire d’origine.
C’est ainsi qu’an 1995, l’Italie se retrouve stupéfaite à l’annonce de la dissolution pour infiltration mafieuse du conseil municipal de la petite ville de Bardonecchia dans le Piémont. C’est la première fois, depuis qu’une loi de 1991 le permet, qu’une entité publique est ainsi dissoute en dehors des régions mafieuses. L’enquête y a pourtant démontré l’emprise de la famille mafieuse calabraise Mazzaferro sur le trafic de stupéfiants et, surtout, sur le conseil municipal, afin de capter les marchés publics au profit de ses entreprises dans les secteurs des transports et du bâtiment et travaux publics (BTP). L’infiltration de la sphère légale concerne également les salles de jeux, bars et restaurants. Toute la palette d’activités propres aux mafias est là : activités illégales, infiltration de l’économie légale et conditionnement politique.
En réalité, la ‘ndrangheta s’est déjà fait remarquer pour sa capacité à contrôler de nouveaux territoires, y compris très loin de la Calabre. Dans les années 1960, l’enquête autour du « groupe Siderno » révèle comment la famille mafieuse de la ville de Siderno s’est implantée en Australie et au Canada, où elle participe au trafic de stupéfiants, à la contrebande de tabac, au racket, aux jeux clandestins et à des activités légales dans le bâtiment grâce à la corruption et en tentant de manipuler les élections locales.
À en croire l’opération policière « Ironside » de 2021, l’Australie n’a pas réussi à se délivrer de la présence « ‘ndranghetiste » : au moins quatorze familles mafieuses calabraises sont dénombrées sur le territoire, en lien avec le trafic de stupéfiants, mais aussi avec des investissements dans le BTP et la restauration ; elles auraient même mis sous coupe la criminalité organisée locale en utilisant d’autres groupes criminels pour sous-traiter les opérations « sales », comme le deal ou les actes violents. En 2007, l’assassinat de six mafieux calabrais dans la ville de Duisbourg révèle également l’implantation de familles ‘ndranghetistes originaires de San Luca sur le sol allemand.
Ces quelques exemples soulignent que la mafia n’est pas un phénomène italo-italien. À l’heure où les activités illégales se sont mondialisées, les mafias se sont implantées là où les mènent leurs trafics. Cependant, la ‘ndrangheta incarne une volonté de penser le territoire de façon stratégique. Cette pensée se matérialise dans son organigramme refaçonné pour gérer la projection à l’international tout en contrant les obstacles identifiés par Federico Varese et les éventuelles velléités d’émancipation des têtes de pont extérieures. La structuration de la ‘ndrangheta n’est ni pyramidale ni unitaire. Depuis le procès Crimine de 2016, les juges italiens la décrivent comme « horizontale-verticale ».
L’horizontalité renvoie aux familles (‘ndrine) autonomes et souveraines sur leur territoire respectif. Ces familles peuvent se réunir en locali dès lors que leurs territoires sont contigus et qu’elles regroupent au moins 49 membres. Certains locali – qui seraient au moins 166 en Calabre – forment à plusieurs une circonscription (mandamento), notamment du côté de la province de Reggio de Calabre. Ces différents échelons forment un véritable maillage du territoire. Depuis 1991, la ‘ndrangheta s’est dotée d’un organe plus vertical – la « Province » ou « Crimine » –, né d’une réflexion sur l’expérience de Cosa nostra. Cette dernière a effectivement été fragilisée en interne par les deux guerres de mafias et la répression étatique afférente. La ‘ndrangheta a elle-même été affaiblie par des règlements de compte ayant attiré l’attention des autorités.
La verticalité cherche donc à pacifier les relations entre familles mafieuses, à faciliter les activités illégales communes et à trancher le sort d’affiliés problématiques. La Province est également compétente pour valider la constitution de nouveaux locali, y compris hors de Calabre et à l’étranger. L’intégration de la projection ‘ndranghetiste hors de ses terres se concrétise en réalité dès les années 1970. Afin de gérer des implantations extérieures, la ‘ndrangheta a activé la création de structures de commandement délocalisées appelées « chambres de compensation » ou « chambres de contrôle ». La première identifiée par les forces de l’ordre (à la suite de l’opération « Crimine-Infinito » en 2010) est située en Ligurie et gère aussi des affaires mafieuses sur la Côte d’Azur. Ces organes délocalisés ne sont pas autonomes. Ils sont rattachés fermement et durablement à une base arrière correspondant à une famille ou un locale en Calabre. Il y a donc une logique de partage des territoires à l’extérieur de la Calabre, qui permet à la ‘ndrangheta de reproduire son horizontalité originelle hors de son territoire. Des représentants mafieux de villes calabraises créent donc des projections mafieuses de leur ville d’origine dans de nouveaux lieux, véritables émanations qui s’intègrent totalement à l’organigramme global tout en restant en permanence en contact rapproché avec la base arrière.
Pour contrer ces solides connexions entre territoires d’origine et territoires de projection, l’importance d’une coopération internationale est évidente. Elle suppose un dialogue entre les instances policières des différents pays concernés et est renforcée par la création d’agences – comme Europol, Eurojust ou Interpol – fournissant un support logistique à des opérations conjointes. D’ailleurs, une cellule spéciale a été créée sous l’égide de l’Italie au sein d’Interpol pour lutter plus spécifiquement contre la menace ‘ndranghetiste : I-Can. Les enquêtes conjointes peuvent également mobiliser des outils développés au niveau européen, comme les Équipes communes d’enquête (Joint Investigation Teams) permettant des enquêtes et des poursuites sur plusieurs pays en même temps, ou la Décision d’enquête européenne (European Investigation Order), utilisée par Eurojust depuis 2014 afin de faciliter le recueil des preuves dans un autre pays de l’Union européenne (UE).
Alors que le recours aux enquêtes « miroirs » permet d’ouvrir une enquête dans chaque pays pour un même fait, l’implication de la police italienne dans les enquêtes hors d’Italie offre une expertise sur la spécificité des phénomènes mafieux, quand celle-ci reste insuffisamment comprise. L’expérience italienne permet en particulier de porter un regard plus averti sur la multiplicité des activités mafieuses, notamment dans la sphère légale.
La coopération se heurte cependant toujours à des réticences dans la communication d’informations pouvant être considérées comme sensibles, surtout dans un contexte où la capacité corruptrice des mafias est avérée, ainsi qu’à des disparités nationales. En effet, les opérations conjointes n’excluent pas des réglementations différentes en matière de recevabilité des preuves, notamment en matière d’écoute des personnes sous enquête. L’harmonisation du travail judiciaire reste donc à approfondir, même si des ponts sont construits progressivement.
Quant à « Euréka », elle prouve qu’une opération conjointe de grande ampleur peut être construite et portée à bon terme. La simultanéité du coup de filet est le marqueur d’un haut niveau de coordination et de confiance entre les enquêteurs impliqués et le signe que les ramifications et interconnexions territoriales de la ‘ndrangheta ont bien été appréhendées.
Un impératif : regarder au-delà du narcotrafic
La question de l’implantation des mafias, dont la ‘ndrangheta, hors de leur lieu de naissance est de mieux en mieux intégrée en Europe. Pour autant, il reste beaucoup à faire pour que les partenaires de l’Italie, au premier rang desquels la France, comprennent qu’il est impératif de lutter contre les mafias en regardant bien au-delà des problématiques « stupéfiants » et des simples « replis » ou « transits » des acteurs italiens. Il faut reconnaître que les mafias – même si le terme est abondamment utilisé – posent des défis aux idées reçues que l’on peut avoir sur les organisations criminelles. Or, avec de mauvaises lunettes, on ne cherche pas aux bons endroits. En particulier, les mafias ne s’identifient pas aux seules activités illégales, à la violence et à la quête du profit.
En France, par exemple, la priorité donnée à la lutte contre le narcotrafic focalise l’attention sur un marché illégal indépendamment du reste de l’écosystème criminel et réduit l’activité criminelle à une logique de maximisation des gains. Cette approche purement économique a influencé la définition élaborée lors de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (dite convention de Palerme, 2000), dont l’article 2 stipule :
« L’expression “groupe criminel organisé” désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves ou infractions établies conformément à la présente Convention, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel. »
La réduction des objectifs criminels à la quête d’un avantage financier ou matériel occulte une autre dimension pourtant constitutive des mafias : la quête du pouvoir, qui explique les activités économiquement irrationnelles comme la distribution d’aide sanitaire et alimentaire pendant la pandémie de COVID-19, ou la poursuite d’activités faiblement rentables, comme lorsque les familles mafieuses rackettent leur territoire alors même qu’elles dégagent des sommes bien plus importantes dans le trafic de stupéfiants ou de déchets. Comme le soulignent Anna Sergi et Alice Rizzuti : « La recherche du pouvoir, de l’assujettissement et de l’intimidation territoriale (la méthode mafieuse) n’est presque jamais envisagée à l’étranger, car elle n’aide pas nécessairement à mener ce que l’on croit être essentiellement des opportunités économiques. »
Or, cette mécompréhension fait passer sous les radars des pratiques mafieuses essentielles au contrôle territorial, notamment parce qu’elles servent à construire du consensus social autour de la mafia, un conditionnement de l’économie et, fondamentalement, de l’impunité. L’enracinement des mafias sur de nouveaux territoires peut alors se déployer à bas bruit, sans dénonciation ni rejet. Ainsi, l’opération policière « Stige » en 2018 dévoile l’implantation en Allemagne de familles mafieuses calabraises originaires de Cirò. Cela peut paraitre trivial, mais, loin du narcotrafic, l’enquête montre (p. 53 et p. 429) que des restaurateurs calabrais installés dans le Bade-Wurtemberg et la Hesse étaient contraints de s’approvisionner auprès d’une entreprise contrôlée par la ‘ndrangheta.
Ce conditionnement dévoile une autre spécificité mafieuse : la multi-activité, y compris dans l’économie légale. L’infiltration des activités légales est un levier majeur de la montée en puissance mafieuse. Les gains financiers y sont moindres que dans les grands trafics, mais les gains symboliques sont majeurs. La détention d’entreprises dûment déclarées sert classiquement de couverture et d’instrument pour le blanchiment. Elle peut également avoir une dimension logistique, car elle permet de faciliter les trafics en les dissimulant (entreprises de transport ou de stockage). Toutefois, ces entreprises permettent surtout de contrôler le territoire en créant des emplois dans des secteurs particulièrement intensifs en main-d’œuvre (bâtiment, agriculture), en permettant de conditionner d’autres entreprises (le contrôle sur la commercialisation du béton et sur les engins de déblaiement et de terrassement sont stratégiques pour la filière du BTP), en établissant un pont vers la sphère politique (via la captation des marchés publics, l’obtention de subventions et faveurs diverses) et en servant de supports pour d’autres trafics.
L’opération policière « Aemilia » menée en 2015 en Émilie-Romagne a ainsi révélé comment les mafieux calabrais ont institué un système d’extorsion spécifique dans cette région particulièrement connue pour ses efforts d’éducation à la légalité. Les mafieux émettaient de fausses factures grâce à leurs entreprises légales en contrepartie des sommes rackettées. Les entrepreneurs assujettis pouvaient ainsi en partie rentrer dans leurs fonds grâce à l’évasion fiscale. Or, ce faisant, ils entraient eux-mêmes dans des pratiques illégales, rendant toute dénonciation problématique. Le procès Aemilia relaté jour par jour par le journaliste Tiziano Soresina est frappant par sa description du processus de colonisation mafieuse d’un territoire jugé imprenable. Très peu de pages sont consacrées à des affaires de stupéfiants ; ce qui domine lors du procès, c’est l’identification de plus de 300 entreprises « contrôlées ou conditionnées » en Émilie-Romagne par le clan mafieux Grande Aracri de la ville calabraise de Cutro. On note également la manipulation de consultations électorales, des fraudes récurrentes sur les adjudications de marchés publics et le faible niveau de violence : la population calabraise déjà installée dans la région a cédé à la réputation criminelle des mafieux, les non-Calabrais se sont satisfaits d’un racket avec fraude, quant aux autres organisations criminelles présentes sur le territoire, elles se sont pliées à la domination ‘ndranghetiste ou ont passé des accords de partage avec les clans.
L’enquête « Aemilia » nous enseigne qu’aucun territoire ne dispose naturellement d’anticorps contre la mafia, que la sphère légale ne sait pas ou ne veut pas se défendre contre l’infiltration criminelle et que l’emprise qui en découle sur un territoire pose une question de souveraineté mettant en concurrence État et organisation mafieuse. Pour contrer efficacement l’expansion des mafias, les enquêtes patrimoniales systématiques et approfondies forment un outil fondamental insuffisamment utilisé hors d’Italie, alors qu’elles privent les mafieux de leurs gains, mais aussi de leur pouvoir symbolique. La confiscation de biens et leur réemploi à des fins de réaffirmation de l’autorité régalienne (octroi de bâtiments et de véhicules aux forces de l’ordre ou à la justice) et de sape de la légitimité sociale construite par les mafias (via la destination sociale des biens confisqués) réimpriment la primauté de l’État sur le territoire. Cela nécessite de pouvoir s’appuyer sur une police judiciaire outillé en hommes, en moyens et en connaissances. Cela implique aussi de porter le regard sur le trivial là où l’on tend à valoriser les montages financiers complexes et les affaires sophistiquées.
L’enquête « Euréka » ne se traduit pas seulement par des arrestations, elle dévoile un système d’expansion adossé à une multitude de petites entreprises légales disséminées sur les territoires ciblés. Ces restaurants et glaciers, par exemple, servent à blanchir l’argent sale, mais aussi à placer des marchandises illégales (stupéfiants, jeux clandestins, etc.), à recruter et faire circuler de la main-d’œuvre criminelle, à frauder (subventions, aides sociales, facturation, etc.), à justifier des mouvements de marchandises, etc. Anodines séparément, ces entreprises participent à un maillage territorial, source de pouvoir pour les mafias. Il est urgent de les traquer afin de rétablir la primauté de la légalité et de protéger nos démocraties. C’est dans l’articulation entre pouvoir et territoire que se niche la véritable dangerosité des mafias. La lutte contre elles ne peut donc se limiter au narcotrafic, mais doit tenir compte des fragilités de l’économie légale et de la politique pour contrer l’expansion mafieuse dans sa globalité.
Les commentaires sont fermés.