Cet article est une traduction de l’article « Have African Coups provoked an Identity Crisis for the EU ? » publié en décembre 2023 par l’Institut royal Egmont, à Bruxelles.
Alors que l’Afrique connaît une nouvelle vague de coups d’État établissant des gouvernements militaires sur tout le continent, l’Union européenne (UE) est confrontée à des questions fondamentales sur la direction à prendre.
Au cours des trois dernières années, plusieurs crises mondiales ont bouleversé l’ordre international : la pandémie de Covid-19, l’invasion russe de l’Ukraine et la récente vague de coups d’État dans les États africains où l’UE a investi massivement au cours de la dernière décennie. L’UE a maintenu un front relativement cohérent pour les deux premières crises, mais elle peine à trouver une approche pour faire face à la troisième. La pandémie de Covid a provoqué des tensions et des crises nationales dans certains États membres, mais l’UE en tant que collectivité a finalement réagi efficacement : elle a accepté de créer un fonds de relance pour les États membres les plus durement touchés et, après un démarrage lent, a réussi à rattraper son retard en matière d’achat et de distribution de vaccins. L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie a provoqué des sanctions unanimes, sévères et d’une rapidité sans précédent de la part de la machine bureaucratique habituellement lente. Si le mécontentement suscité par les décisions nationales de certains États membres en matière de soutien militaire a troublé le tableau d’ensemble, l’objectif global consistant à soutenir l’Ukraine contre la Russie n’a à aucun moment été remis en question.
Contrairement aux crises précédentes, la récente vague de coups d’État dans les États du Sahel – pays où l’UE a investi des ressources importantes, déployé du personnel et, plus généralement, tenté d’affirmer son rôle d’acteur mondial de la sécurité depuis plus d’une décennie – a montré des fissures dans la cohésion. Plus spécifiquement, cela a provoqué des interrogations concernant le rôle de leader de la France au sein de l’UE en ce qui concerne l’Afrique, ainsi que des questions fondamentales sur la façon de fusionner l’identité de l’UE en tant que puissance normative avec celle d’un acteur de la sécurité au milieu d’une compétition entre puissances globales. La récente décision de la junte nigérienne de mettre brusquement fin aux missions de PSDC de l’Union dans le pays ajoute à la question de l’identité de l’UE en tant qu’acteur de la sécurité.
L’épidémie de coups d’État en Afrique
Au cours des trois dernières années, le continent africain a connu neuf coups d’État et 14 tentatives de coup d’État. Il s’agit d’un renversement de la tendance observée entre 2000 et 2020, où les coups d’État étaient moins nombreux mais plus efficaces. Au contraire, nous observons une augmentation à la fois du nombre de coups d’État et de leur taux de réussite, ce qui a conduit à parler d’une « épidémie de coups d’État » ou de « coups d’État contagieux », avec un nouveau phénomène de « coup d’État dans le coup d’État », illustré dans pas moins de trois États. Six de ces coups d’État ont eu lieu dans la région du Sahel, dont trois au Mali et au Niger, où l’UE a déployé quatre missions PSDC depuis 2011 dans le but de renforcer la capacité des forces de sécurité locales à combattre les ennemis communs et à stabiliser les États. Bien que les chiffres concernant les coûts soient à prendre avec précaution, un rapport de Saferworld datant de 2022 a estimé que l’EUTM Mali avait coûté 255 millions d’euros entre 2014 et 2022, l’EUCAP Sahel Mali 254 euros entre 2014 et 2024 et l’EUCAP Sahel Niger 237 millions d’euros entre 2012 et 2021. Ces chiffres sont à ajouter au financement de la Force conjointe du G5 par la Facilité africaine de paix de 235 millions d’euros et par l’Instrument contribuant à la stabilité et à la paix de 90 millions d’euros ainsi que par le Fonds européen de développement de 78 millions d’euros.
La récente vague de coups d’État marque une rupture avec les deux décennies précédentes, mais il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. L’Afrique est de loin le continent qui a connu le plus de coups d’État dans le monde : 220 des 492 coups d’État et tentatives de coup d’État dans le monde ont eu lieu en Afrique entre 1950 et novembre 2023. Sur ces chiffres, 109 ont été couronnés de succès. En 2022, sur les 54 États du continent, 45 avaient connu une tentative de coup d’État depuis 1950, l’État africain moyen ayant subi quatre tentatives de coup d’État depuis l’indépendance. Le Niger et le Mali ont connu leur cinquième coup d’État respectivement en 2021 et 2023, tandis que le Burkina Faso a connu son neuvième coup d’État en septembre 2022. Le Niger a été sous régime militaire pendant 22 ans depuis l’indépendance, tandis que le Burkina Faso – avec quelques marges pour la manière de compter – a été sous gouvernance militaire pendant 45 ans. Dire que la tradition démocratique dans ces États est fragile est un euphémisme. D’autant plus que l’on ne peut pas dire que les années où les gouvernements ont été élus représentent des démocraties parfaites, mais plutôt qu’elles sont caractérisées par une corruption généralisée, une oppression occasionnelle des membres de l’opposition et des violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité.
La vague de coups d’État n’est pas un phénomène nouveau, mais la présence de l’UE dans le domaine de la sécurité et ses investissements importants dans le secteur de la sécurité de plusieurs des États qui ont connu des coups d’État sont relativement récents, ce qui signifie que l’organisation doit réagir et prendre des décisions sur la manière de procéder. D’autant plus que les recherches ont montré que les États qui ont déjà connu des coups d’État sont susceptibles d’en connaître d’autres. Il est donc fort probable que la vague actuelle de coups d’État ne soit pas encore terminée. Comment l’UE a-t-elle réagi aux récents coups d’État ?
Les réponses ad hoc de l’UE aux coups d’État
« Après le coup d’État au Niger, l’UE n’a pas d’approche », m’a dit un fonctionnaire de l’UE. C’était, comme les observateurs l’ont déjà noté, « un putsch de trop ». En effet, le coup d’État au Niger n’a pas seulement provoqué un chaos national et régional au Sahel, il a également semé la confusion au sein de l’UE, dont les paris étaient fermement fixés sur le dernier État perçu comme démocratique dans la ceinture sahélienne, avec une mission de partenariat militaire PSDC nouvellement approuvée et sur le point de démarrer ses activités aux côtés de l’EUCAP Sahel Niger. Il a également déclenché des tensions entre les État membres de l’UE et la France, cette dernière ayant été rapidement évincée par la junte nouvellement mise en place. Le cas du Niger n’est cependant pas le premier au cours des dernières années où l’UE a dû prendre une décision sur la manière de réagir face à des putschistes au Sahel : elle a eu le temps de s’exercer sur cinq coups d’État au Mali, au Tchad et au Burkina Faso avant le coup d’État au Niger.
L’UE a condamné le coup d’État au Mali et a temporairement suspendu le travail des deux missions PSDC après le premier coup d’État en août 2020. La suspension n’a duré que jusqu’à ce que la junte malienne nomme un gouvernement de transition dirigé par des civils deux mois plus tard ; le travail de l’UE reprenant rapidement ensuite. En avril 2021, le Tchad a connu un « coup d’État constitutionnel », au cours duquel le fils de président décédé, le général Déby, a abrogé la constitution et pris le pouvoir à la tête d’un conseil militaire. Contrairement au cas malien, il n’y a pas eu de déclaration officielle ou de condamnation de la part du Haut représentant de l’UE, mais M. Borrell et le président français Emmanuel Macron ont assisté aux funérailles de l’autocrate de longue date Deby aux côtés du nouveau dirigeant, envoyant ainsi un message public de soutien au conseil militaire. Quelques mois plus tard, cependant, le Haut représentant de l’UE a été contraint de publier une déclaration condamnant la violence alors que le conseil militaire de transition réprimait violemment les manifestations qui suivaient le report des élections prévues. Des élections que l’UE devrait soutenir financièrement en 2024, alors qu’elle a récemment repris sa collaboration militaire avec le Tchad, financée par la Facilité européenne pour la paix.
Au Tchad, l’UE a donc choisi de fermer les yeux sur le coup d’État, fortement influencée par la France, mais aussi par l’Union africaine qui, dans un geste sans précédent depuis 2003, a décidé de ne pas suspendre le pays de l’institution. Cependant, l’UE a fixé une limite à la violence des militaires contre les civils, indiquant que si les normes démocratiques pouvaient parfois être contournées, les droits de l’homme ne pouvaient pas l’être.
Le « coup d’État dans le coup d’État » du Mali a eu lieu en mai 2021, quelques semaines seulement après l’adoption par l’UE de sa nouvelle stratégie pour le Sahel, qui soulignait l’importance de la responsabilité mutuelle. L’UE a mis une semaine à condamner officiellement le second coup d’État au Mali, demandant la réinstallation d’un premier ministre civil et le respect du calendrier de transition, sans pour autant suspendre ses missions de PSDC. Comme l’a mentionné un membre du personnel d’EUCAP, « ce n’est pas un gouvernement élu qui a été renversé lors du second coup d’État, donc le travail a continué plus ou moins comme d’habitude, bien que plus discrètement avec des cérémonies moins formelles »[1].
Cependant, sept mois plus tard, l’UE a imposé des sanctions au Premier ministre malien suite à la décision de la junte malienne de prolonger la période de transition. La collaboration militaire n’a cependant été officiellement suspendue qu’en avril 2022, lorsque l’UE a mis fin à la formation des forces armées maliennes par EUTM, de peur de soutenir indirectement les mercenaires russes de Wagner en leur fournissant du matériel et des ressources. En bref, l’UE a accepté de travailler avec le gouvernement militaire tant qu’un calendrier de transition était en place, mais a tracé une ligne rouge pour travailler avec les mercenaires russes. Les exemples du Mali et du Tchad montrent l’importance pour l’UE d’un calendrier de transition officiellement convenu et de la promesse d’un retour à la démocratie. Un tel accord n’a cependant pas été conclu au Niger.
Le coup d’État du 26 juillet 2023 au Niger a suscité des réactions plus vives de la part de l’UE et de la CEDEAO que les coups d’État précédents dans la région. Le 29 juillet, le Haut représentant de l’UE, M. Borrell, a déclaré que l’UE « ne reconnaissait pas et ne reconnaîtrait pas les autorités issues du putsch au Niger ». Outre la suspension immédiate de l’aide budgétaire, toutes les activités de coopération en matière de sécurité ont été interrompues avec effet immédiat.
La CEDEAO est allée plus loin et a brandi la menace d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel, en plus de la suspension et des sanctions habituelles. Cette décision a mis sur la table la possibilité d’une guerre régionale, car le Mali et le Burkina Faso, membres suspendus de la CEDEAO, ont déclaré qu’ils considéreraient toute intervention militaire au Niger comme une déclaration de guerre à l’encontre de leurs propres États. La menace d’une intervention n’a pas seulement divisé les acteurs régionaux, mais aussi les acteurs internationaux.
Le coup d’État au Niger provoque des divisions et des débats
Le rôle de médiation de la CEDEAO au Niger a reçu le soutien de tous les principaux acteurs internationaux, y compris l’UE, l’UA et les États-Unis, mais alors que la France a publiquement exprimé son soutien à une éventuelle intervention militaire, d’autres acteurs ont soigneusement évité de le faire. L’UE a esquivé la question d’une intervention, les responsables italiens et allemands décourageant ouvertement une intervention militaire, tandis que le Conseil de paix et de sécurité de l’UA, après plus d’une semaine de discussions à l’issue d’une réunion marathon, a publié un communiqué dans lequel il a seulement « pris note » de la décision de la CEDEAO de déployer une force d’intervention. Les fonctionnaires de l’UA présents à la réunion ont rappelé les profondes divisions entre les représentants de la CEDEAO et les autres membres du Conseil de paix et de sécurité, qui ont nécessité des jours de débat pour parvenir à une position commune.[2] Les États-Unis ont déclaré leur soutien à la CEDEAO mais ont privilégié une solution diplomatique à une solution militaire, une position qui a été réaffirmée par les tentatives de négociation des États-Unis avec la junte, dès le début. Bien que l’intervention n’ait jamais eu lieu, la menace a permis à la junte nigérienne de mobiliser et de consolider le soutien national contre les « ennemis » extérieurs.
La junte nigérienne a également pris exemple sur les putschistes voisins et a suspendu la collaboration militaire avec la France à peine une semaine après le coup d’État, ce qui a accentué les divisions entre les partenaires internationaux. Alors que les États-Unis déployaient des efforts diplomatiques sans précédent, évitaient de qualifier le coup d’État de « coup d’État » pendant des mois (ce qui aurait entraîné la fin de la collaboration militaire, interdite par la loi) et reprenaient leurs missions antiterroristes à partir de la base de drones construite par les États-Unis à Agadez un peu plus d’un mois après le coup d’État, la France était furieuse de ce qu’elle percevait comme une trahison de la part de ses partenaires occidentaux, tout en retirant à contrecœur ses troupes du Niger. Pour ne rien arranger, des différends avec l’Allemagne concernant le soutien militaire sont apparus lors du bras de fer entre la France et la junte en août, tandis que d’autres États membres de l’UE présents dans le pays considéraient la position sévère de la France comme un obstacle à un engagement plus pragmatique de l’UE auprès de la junte. Le retrait forcé de la France au Niger s’est donc accompagné non seulement d’une perte humiliante de présence et d’influence au Niger, mais aussi d’une rupture de confiance et de différends ouverts avec les partenaires occidentaux et d’un affaiblissement de la cohésion de l’UE.
Le 4 décembre 2023, la junte nigérienne a décidé de mettre fin à toute collaboration avec l’UE en matière de sécurité, annonçant de fait la fin de l’EUCAP Sahel Niger et de la mission de partenariat militaire naissante EMPM. Cette décision est intervenue 10 jours après que la Parlement européen a publié une résolution demandant la libération immédiate et la réintégration du président Bazoum. Cette résolution fait suite à l’adoption d’un cadre de sanctions par le Conseil de l’UE à la fin du mois d’octobre. La résolution n’apportait rien de nouveau en termes de contenu politique, et l’efficacité du cadre de sanctions a été mise en doute par les observateurs, car il pourrait facilement être contourné par les dirigeants de la junte. Les deux décisions n’ont cependant pas été bien accueillies par les autorités de transition. Deux jours après l’adoption de la résolution du Parlement, le régime nigérien a abrogé une loi de 2015 promulguée pour lutter contre le trafic de migrants traversant le Niger en direction de l’Europe, une loi que l’UE avait contribué à soutenir. Cette décision a été largement perçue comme des représailles contre l’UE pour son soutien continu au président Bazoum, mais peu de gens s’attendaient à ce que la junte aille encore plus loin et mette fin aux opérations de l’UE dans le pays. Sans surprise, cette nouvelle décision a provoqué encore plus de confusion et de frustration dans les cercles de l’UE quant à la marche à suivre.
À la recherche d’un cap
L’UE doit maintenant relever le défi de la perte d’influence de la France dans la région et adopter une position plus claire et plus cohérente sur la manière de s’engager avec les gouvernements militaires en Afrique. Entre-temps, les juntes de la région du Sahel consolident leur pouvoir. En septembre, le Burkina Faso, le Niger et le Mali ont annoncé la création d’une nouvelle alliance militaire chargée de lutter contre les ingérences extérieures (comme une intervention de la CEDEAO) et les groupes djihadistes. En novembre, le Burkina Faso et le Niger ont suivi l’exemple du Mali et ont quitté la Force conjointe du G5 Sahel par le biais d’un communiqué commun. En janvier 2024, les trois états ont déclaré une sortie commune de CEDEAO tout court. Après des référendums imposés, des constitutions modifiées et des délais de transition prolongés ou inexistants, il n’y a guère d’espoir d’une transition démocratique prochaine dans ces quatre États. Au lieu de cela, l’UE devra déterminer quelle approche adopter au Sahel compte tenu de la situation actuelle : quatre gouvernements militaires ayant l’ambition de rester au pouvoir, une menace djihadiste croissante et une situation humanitaire de plus en plus grave, avec un nombre record de personnes déplacées et une insécurité alimentaire. Une situation qui se reflète ailleurs sur le continent africain.
La France perd son leadership.
Le départ forcé de la France du Mali, du Burkina Faso et du Niger a eu des répercussions importantes aux niveaux national, régional et international. Au niveau national, la France est confrontée à des débats internes entre le ministère des Armées, l’Élysée et le Quai d’Orsay, ainsi qu’au déclin du soutien d’un public national qui a financé des opérations militaires de grande envergure pendant des décennies en Afrique. Au niveau régional, la position de la France en tant que nation-cadre de l’UE pour les missions en Afrique est remise en question, car les critiques des États membres à l’encontre des stratégies de la France sur le continent sont de plus en plus vives. La première ministre italienne a accusé la France d’exploiter les États africains des années avant son entrée en fonction, et les diplomates allemands et français ont eu des désaccords ouverts sur la politique au Tchad après l’arrivée au pouvoir du conseil militaire. Au niveau international, la position de la France en tant que porte-plume de ses anciennes colonies africaines au Conseil de sécurité des Nations unies est également en suspens, après que la junte malienne a publiquement rejeté la France en tant que porte-plume pour toutes les questions concernant le pays.
La perte par la France de son rôle de leader sur les questions africaines pourrait réjouir certaines États membres de l’UE qui se sont lassés de l’arrogance française et de son attitude. Le fait que la France ait accepté les coups d’État au Gabon, en Guinée et au Tchad, tout en en condamnant d’autres, a suscité des accusations légitimes de deux poids deux mesures. Cependant, aussi satisfaisant que cela puisse être de voir la France faire publiquement marche arrière, sa perte d’influence peut également signifier une perte pour l’UE dans son ensemble. Un haut fonctionnaire de l’UE l’a un jour décrite comme suit : « Si l’UE est une voiture, la France est le moteur qui fait avancer la voiture. L’Allemagne est la remorque, qui ralentit la voiture, mais la suit à la fin. Les autres États membres sont soit les roues, soit les portes, et certains pensent même qu’ils sont au volant »[3]. Bien que ces propos aient été tenus avec une certaine ironie, peu de gens contesteraient l’ambition de la France pour l’UE sur certaines questions.
Jusqu’à présent, aucun autre État membre européen n’a été disposé à investir autant de ressources, d’effectifs et de budget dans des opérations militaires sur le continent africain, sans parler de sacrifier des troupes. Mon collègue au sein de l’institut Egmont, Sven Biscop, qualifie souvent la France de force de réaction rapide de l’UE, faute d’alternative institutionnalisée. Le soutien américain aux opérations françaises dans la région du Sahel a également impliqué une relation plus étroite et une approche commune sur certaines questions liées à la lutte contre le terrorisme. Cette approche commune a néanmoins été perdue avec le coup d’État au Niger, et les dissensions entre les anciens partenaires ont été confirmées récemment lorsque l’ambassadeur des États-Unis au Niger a présenté une copie de la lettre de créance à la junte militaire. Si Donald Trump remporte les prochaines élections américaines, la collaboration qui subsiste entre les partenaires européens et les États-Unis en Afrique de l’Ouest risque de disparaître.
En résumé, si l’UE a souffert des erreurs de la France au Sahel – en particulier de ses tentatives de se cacher derrière l’UE lorsque cela l’arrange – elle a également bénéficié de l’engagement de la France en tant qu’acteur de la sécurité, tout en restant en retrait sur certaines questions. Plus généralement, les États européens ont souvent profité de l’impulsion donnée par la France pour lancer leurs propres politiques, tout en reprochant à la France ses échecs. Alors que la France est aujourd’hui contrainte de changer d’attitude et de stratégie à l’égard de ses partenaires africains, elle devrait le faire dans le cadre d’un dialogue étroit avec les autres États membres de l’UE et accepter de suivre, plutôt que de décider, de l’approche européenne.
Une force pour le bien ? La puissance normative de l’Europe
La récente vague de coups d’État a également relancé le débat sur les normes et les intérêts au sein de l’UE. En tant que puissance normative autoproclamée, dont l’identité est fondée sur les valeurs démocratiques et les droits de l’homme, le fait de traiter avec des juntes militaires qui ont délibérément contourné les procédures visant à respecter ces derniers a suscité des questions sur l’opportunité et la manière de s’engager à leurs côtés. C’est autour de ce dilemme que s’articule la crise d’identité de l’UE. Si l’UE collabore avec des putschistes sans, à tout le moins, tenter d’induire une transition démocratique, elle envoie un signal politique de tolérance à l’égard des transferts de pouvoir non démocratiques. Une telle acceptation susciterait d’abord des accusations de double standard pour l’Afrique, et ensuite, plus généralement, saperait les transitions démocratiques dans le reste du monde – y compris en Europe. Depuis plus d’une décennie, et même au cours des dernières années de coups d’État, l’UE a montré qu’elle souhaitait rester impliquée dans le Sahel et, plus largement, en Afrique de l’Ouest. La question du « si » a donc trouvé une réponse, mais elle s’est efforcée de déterminer dans quelles conditions et selon quelles modalités cet engagement devait avoir lieu.
D’une part, l’UE pourrait se désengager complètement des putschistes et soutenir discrètement les acteurs de la société civile par le bas, tout en espérant qu’une vague de démocratisation par le bas se mette en place. Une telle approche permettrait à l’UE de rester fidèle à ses valeurs tout en soutenant les populations qui n’ont pas choisi leurs dirigeants et d’éviter les accusations d’hypocrisie. Cependant, si l’UE se retire, des acteurs autoritaires extérieurs tels que la Russie ou la Chine sont susceptibles d’intervenir et de renforcer les stratégies de maintien du régime, faisant d’un mouvement démocratique une entreprise difficile et lointaine. D’autre part, l’UE pourrait adopter une approche pragmatique et maintenir la coopération en matière de sécurité avec les putschistes après la fixation des échéances de la transition, afin de continuer à lutter contre les ennemis communs que sont les mouvements djihadistes. Sans pouvoir empêcher les régimes de s’engager avec d’autres acteurs, l’UE serait toujours présente et en mesure de renforcer son engagement si les conditions venaient à changer. Elle offrirait également une option différente aux partenaires autoritaires, ce qui pourrait constituer une différence décisive à long terme. C’est l’approche que l’UE a adoptée au Mali, fortement influencée par les États membres du Sud préoccupés par les mouvements migratoires.
Cependant, les développements récents ont montré que les gouvernements militaires de la région ne sont pas plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes que leurs homologues civils. Au contraire, les violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité sous le régime des putschistes favorisent le recrutement de djihadistes et, de ce fait, alimentent un cercle vicieux et violent. L’engagement de l’UE à accroître la capacité et le professionnalisme des forces de sécurité régionales a jusqu’à présent été difficile à évaluer, mais il semble juste d’affirmer qu’elles n’ont pas été en mesure d’éradiquer les comportements non professionnels, et qu’on n’aurait probablement jamais dû s’attendre à ce qu’elles le fassent non plus. Dans l’ensemble, les attentes des missions de l’UE en matière de changements fondamentaux et durables dans les secteurs de la sécurité, sans une adhésion significative des acteurs nationaux et locaux et un environnement propice, risquent de ne pas être satisfaites. Par conséquent, la coopération en matière de sécurité avec les gouvernements militaires devrait être entamée les yeux ouverts et sans se faire d’illusions sur des transformations radicales ou des succès sur le champ de bataille.
Certains de ces choix d’engagement ne sont toutefois plus du ressort de l’UE. Le Mali ayant choisi de collaborer avec Wagner plutôt qu’avec la France et l’EUTM, et le Niger ayant décidé d’expulser les deux opérations de l’UE, il ne reste plus à l’UE que l’EUCAP Mali et la nouvelle initiative de sécurité et de défense de l’UE dans le golfe de Guinée, qui doit débuter dans les mois à venir. Bien qu’indésirable, cette situation obligera l’UE et ses États membres à réfléchir aux questions de principe qui les divisent et à créer une stratégie plus cohérente et cohésive pour l’avenir.
[1] Ancien membre du personnel d’EUCAP Mali, Bruxelles, Belgique, novembre 2023.
[2] Fonctionnaire de l’UA, Addis-Abeba, Éthiopie, septembre 2023.
[3] Fonctionnaire de l’UE, novembre 2022, Bruxelles, Belgique.
Crédit photo : US Africa Command
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