Dix leviers pour rendre l’Europe de la défense « plus forte »

Le Rubicon en code morse
Fév 29

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Mardi 30 janvier 2024, le chef de l’État français, Emmanuel Macron, en visite d’État en Suède, a appelé à « bâtir une architecture de sécurité pour protéger notre Europe » et « à avoir une Europe de la défense plus forte au sein de l’OTAN ». Le 17 février, le chancelier allemand, Olaf Scholz, s’exprimait en des termes similaires lors de la conférence de Munich sur la sécurité, en affirmant qu’« Une chose est claire : nous, Européens, devons faire beaucoup plus pour notre sécurité, aujourd’hui et à l’avenir ». Ce discours était prononcé le lendemain de l’annonce de la mort d’Alexeï Navalny, le principal opposant au régime de Vladimir Poutine.

Le 26 février, et près de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, le Président français organisait une « conférence de soutien à l’Ukraine » à laquelle ont participé une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement à Paris. Lors de son allocution introductive, Emmanuel Macron a noté que du fait d’un « durcissement de la Russie […] Notre sécurité à tous est aujourd’hui en jeu […] Un sursaut est nécessaire de notre part à tous […] L’objectif est de voir sur le plan national et sur le plan collectif comment nous pouvons faire plus ; plus en soutien budgétaire, plus en soutien militaire, plus en capacités mises à dispositif ».

On conviendra de définir l’« Europe de la défense » comme l’ensemble des instruments d’action politiques, institutionnels, militaires, budgétaires, normatifs, industriels et technologiques dont dispose l’Union européenne (UE) pour mener des politiques publiques dans le secteur de la défense. Quant à l’intention politique affirmée de « faire beaucoup plus » pour devenir « plus fort », elle est assimilée au processus de renforcement de la capacité d’action (actorness) de l’UE pour intervenir de manière autonome dans ce domaine d’action publique afin de répondre aux problèmes stratégiques mis à l’agenda.

Quelques mois avant les élections européennes qui auront lieu en juin 2024, le 9 en Belgique et en France, dix leviers du renforcement de la capacité d’action de l’UE dans le secteur de la défense sont discutés dans cet article, après un état des lieux des développements récents de l’Europe de la défense.

Un « réveil stratégique » de l’Europe en trompe l’œil

Pour asseoir stratégiquement la capacité d’action de l’UE, et construire une « souveraineté européenne » dans le domaine de la défense, un certain nombre d’instruments ont été créés dans le contexte du Brexit (2016-2020), de l’administration américaine Trump (2017-2021) puis de la guerre en Ukraine (depuis 2022). Avant le « partenariat stratégique » franco-suédois conclu en janvier 2024, d’autres accords bilatéraux ont été initiés par la France tels que le traité d’Aix-la-Chapelle avec l’Allemagne en 2020, le traité du Quirinal avec l’Italie en 2021, ou encore le traité de Barcelone avec l’Espagne en 2023.

À Bruxelles, la Commission européenne a entrepris un travail « géopolitique » par la création, entre autres, d’un Fonds européen de défense (FED), de la Facilité européenne pour la paix (FEP), ou plus récemment, du Fonds propre dans le domaine de la défense (DEF). Ces initiatives bilatérales et multilatérales peuvent être interprétées comme un « réveil stratégique » de l’UE et de ses États membres qui a permis de construire une unité politique européenne pour faire face à la Russie depuis 2022. Lors du Conseil européen du 1er février 2024, les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement de l’UE y compris le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, ont décidé d’une nouvelle enveloppe budgétaire de 50 milliards d’euros afin de soutenir « le redressement, la reconstruction et la modernisation de l’Ukraine ». Ce soutien multilatéral de l’UE a été complété, les 15 et 16 février, par la signature par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de deux accords bilatéraux, l’un avec l’Allemagne, l’autre avec la France. Le Chancelier Scholz s’est engagé à dégager huit milliards d’euros pour soutenir militairement l’Ukraine, et le Président Macron, trois milliards d’euros.

Toutefois, ad hoc ou faiblement institutionnalisées, ces initiatives n’ont pas produit d’effets suffisamment probants pour faire mentir ceux qui pointent les ambiguïtés stratégiques des acteurs européens y compris de la France (ici, , et ici). L’« autonomie stratégique » demeurerait même, pour certains, une « illusion » du fait d’une « cacophonie » persistante entre États européens. Plutôt que d’avoir transformé la structure atlantique et intergouvernementale de l’architecture de sécurité en Europe, la guerre en Ukraine l’aurait accentuée.

En effet, l’Alliance atlantique a renforcé sa légitimité politique depuis 2022 conduisant même certains États caractérisés historiquement par leur neutralité stratégique d’y adhérer, comme la Finlande en 2023. Après le feu vert d’Ankara et malgré le long freinage politique de Viktor Orban, la Suède est devenue le 32e État membre de l’OTAN en 2024 et participera au 75e anniversaire de l’Alliance qui aura lieu à Washington, DC, à l’été 2024. Sur le plan industriel, la dépendance transatlantique s’est accrue depuis le début de la guerre, les ventes d’armements produits par des entreprises étatsuniennes à des États européens ayant doublé entre 2021 et 2022. Quant aux instruments d’action activés ou créés au sein de l’UE, ils demeurent faiblement intégrés et donc fortement dépendants des ressources budgétaires, militaires et industrielles des États membres.

Or, ce constat d’une capacité d’action de l’UE qui demeure « faible » car dépendante « par le haut » des ressources transatlantiques et « par le bas » de celles de ses États membres est considéré de manière préoccupante d’autant plus dans le scénario d’un retour de Donald J. Trump à la Maison-Blanche à l’automne 2024. Dans le contexte de la campagne électorale pour sa réélection, Donald J. Trump s’est exclamé, le 10 février 2024, que les États-Unis non seulement ne défendraient pas les États européens qui ne paieraient pas suffisamment pour la sécurité collective de l’Europe, mais qu’il encouragerait la Russie à les attaquer [« whatever the hell they want »].

Dans ce contexte, la question du renforcement de la « puissance européenne » par l’autonomisation stratégique de l’Europe est plus que jamais posée. Pour parvenir à une Europe de la défense « plus forte », dix leviers d’action sont détaillés dans la suite de l’article, à l’échelle des États européens, d’abord, des institutions de l’UE, ensuite et de la société, enfin.

À l’échelle des États européens

1) Le levier politique : accentuer la coordination interétatique

L’ordre intergouvernemental de la gouvernance européenne des politiques de défense octroie un rôle prépondérant aux acteurs politiques nationaux, de surcroît des « grands » États membres de l’UE. Or, ces dernières années, les déclarations politiques non pas seulement été « volontaristes » mais également génératrices d’incompréhensions stratégiques, en particulier, de la part de certains officiels allemands, mais aussi du chef de l’État français.

À la veille du 70e anniversaire de l’OTAN à Londres en 2019, on se souvient que le Président français avait décrit, dans les colonnes de The Economist, l’Alliance en « état de mort cérébrale ». Lors des premiers mois de la guerre en Ukraine, en 2022, il avait répété à plusieurs reprises l’importance stratégique de « ne pas humilier la Russie », semant l’incompréhension à l’est de l’Europe. Au printemps 2023, de retour d’un déplacement présidentiel en Chine, Emmanuel Macron avait, au nom de l’autonomie stratégique, affirmait dans un entretien à Politico que « la pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise ».

Ces déclarations sont moins une succession de maladresses diplomatiques qu’une conviction politique d’adapter la « grande stratégie » de l’État français aux défis stratégiques du XXIe siècle. Le renouvellement de ce récit politique visant à maintenir le rang de la France à l’international combine le concept d’autonomie stratégique à l’échelle européenne avec celui de « puissance d’équilibre(s) » à l’échelle nationale. Or, la conjugaison de ces deux concepts ne va pas de soi : ce qui est considéré comme des cris d’alarme légitimes voire courageux à Paris, est reçu de la part des autres acteurs européens, au mieux comme une Schadenfreude, au pire avec incrédulité.

Afin d’éviter la « tentation du cavalier seul », plus forte encore dans les contextes de crise, peut-être s’agit-il de considérer que « l’efficacité décisionnelle » des acteurs politiques nationaux n’est pas indexée sur la réactivité de leur déclaration, mais sur leurs compétences à se coordonner. Pourtant, les vents contraires sont forts et trois réactions pourraient balayer d’un revers de main cet enjeu de méthode politique : la confiance en un niveau de coordination politique déjà élevé et donc suffisant ; le besoin de « garder la main » sur les réseaux sociaux par des réactions politiques permanentes ; la difficulté à faire converger des cultures politiques nationales caractérisées par un rapport différencié au temps et à l’opinion publique.

Au sommet des États européens, il s’agirait que les chefs d’État et de gouvernement puissent être sensibilisés par le truchement de leur entourage professionnel – conseillers et autres « visiteurs du soir » – au fait qu’il est dans leur intérêt politique de se tenir à une certaine pratique professionnelle : se coordonner d’abord, communiquer ensuite.

2) Le levier administratif : valoriser la circulation européenne des fonctionnaires nationaux

L’un des verrous de la consolidation d’une Europe de la défense « plus forte » est la tendance des administrations nationales dont les ministères des Armées, à s’en tenir à des manières de faire, des réflexes, des procédures, des habitudes professionnelles nationales. À l’exception de certains services spécialisés, l’« Europe » demeure une affaire étrangère, une complication supplémentaire, une externalité à gérer. Si bien qu’une fonctionnaire allemande va avoir une connaissance parcellaire de la manière dont fonctionnent ses homologues française, grecque ou suédoise. Cette distance persistante « dans les têtes » ne se retrouve pas dans la géographie du continent : on fera remarquer que la distance par la route entre Paris et Berlin (1050km) est moins longue que celle qui sépare Nice de Lille (1150 km), Washington, DC de Chicago (1100km) ou Beijing de Shanghai (1300km).

Valoriser la circulation européenne des fonctionnaires nationaux est un levier administratif pour renforcer l’efficacité des coopérations à l’œuvre. Or, les dispositifs de circulation professionnelle des fonctionnaires nationaux dans d’autres États européens ou au sein d’une institution de l’UE en tant qu’expert national détaché (END) sont trop peu nombreux. Il s’agirait d’impulser des propositions comme l’initiative citoyenne européenne proposant un programme d’échange européen de fonctionnaire (CSEP). L’enjeu n’est pas seulement d’« exporter » des fonctionnaires nationaux en Europe pour une ou plusieurs années. Il est aussi question de valoriser cette expérience professionnelle dans la carrière de l’agent une fois rentrée dans son administration nationale d’origine. Les exemples sont légion d’agents nationaux qui ont travaillé plusieurs années, par exemple, à la Commission européenne, et dont les compétences ne sont pas utilisées de retour à Paris.

Ce travail d’adaptation des stratégies des ressources humaines des administrations nationales afin d’européaniser les carrières professionnelles des fonctionnaires nationaux pourrait être un « game-changer » en faveur d’une Europe de la défense « plus forte ». Le cas échéant, il est peu probable que la « volonté politique » exprimée au sommet de l’État infuse au cœur des administrations nationales pour les transformer : les discours politiques exigent des conditions institutionnelles pour pouvoir être performatifs.

3) Le levier budgétaire : atteindre les objectifs déjà fixés

À la suite de la guerre en Ukraine, nombre d’États européens ont annoncé des augmentations majeures de leurs budgets militaires nationaux : le budget est aussi le « nerf politique de la guerre ». En Allemagne, le Chancelier Olaf Scholz a annoncé, en 2022, la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour financer la politique allemande de défense et être au rendez-vous du « Zeitenwende », le changement d’ère stratégique. En France, l’Assemblée nationale a entériné, en 2023, la Loi de programmation militaire (LPM) comptant 413 milliards d’euros de crédits publics sur la période 2024-2030. En février 2024, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, a confirmé que la France atteindra l’objectif des 2% du PIB en 2024. Des États européens connus pour leur faible budget militaire (entre 1% et 1,5% de leur PIB), tels que la Suède et le Danemark, se sont aussi engagés à atteindre 2% de leur PIB.

Le volume de ces budgets en augmentation et s’approchant de la cible des 2% du PIB de chaque État ne correspond pas, à rebours des déclarations officielles, à une « économie de guerre ». Pour rappel, l’État français consacrait 4% de son PIB à son budget militaire dans les années 1970, 6% dans les années 1960, près de 8% en 1950 et 20% lors de la Première Guerre mondiale, des volumes qui correspondent davantage à une « économie de guerre ». C’est aussi le cas des dépenses militaires de l’État ukrainien qui représentaient déjà 5% de son PIB en 2021, avant d’être rehaussées à 35% en 2022.

En outre, il s’agit d’observer que la guerre en Ukraine n’a pas inversé la tendance relative au mode d’acquisition d’armements privilégié par les États européens. Les budgets militaires des États européens demeurent utilisés dans une majorité de projets (52%) pour financer des programmes nationaux. Les équipements militaires produits dans le cadre de coopérations européennes représentent moins d’un cinquième des budgets engagés par les États européens (18%). Ce seuil est deux fois plus faible que l’objectif que les États membres de l’UE se sont eux-mêmes fixés à savoir que les programmes d’armement en coopération européenne atteignent 35% des budgets nationaux d’acquisition d’armements conventionnels.

Les budgets des ministères nationaux de la Défense pourraient être fléchés vers des programmes en coopération européenne avec des incitatifs plus engageants en faveur des industriels. L’une des conditions pour y parvenir est que les administrations nationales se montrent plus coopératives dans l’échange d’informations avec l’UE. En 2022, 70% des États membres de l’UE – soit dix-neuf des vingt-sept – n’ont pas souhaité transmettre à l’Agence européenne de défense (AED), la proportion de leur budget national engagé dans des programmes d’armement en coopération européenne ; ils étaient moins de 50% l’année précédente. On ne peut pas dire que ce soit le signe d’une « intimité stratégique » qui se cristallise.

4) Le levier stratégique : préférer la « responsabilité » à « l’autonomie » 

On peut penser sans prendre trop de risques que les déclarations politiques appelant plus ou moins ouvertement à prendre ses distances vis-à-vis de l’OTAN ne manqueront pas lors de la campagne électorale en France pour les élections européennes de 2024. Or, l’OTAN est la seule alliance politico-militaire existante capable d’assurer la sécurité collective du continent européen face à une puissance nucléaire comme la Russie. Des études ont chiffré le coût d’un retrait militaire total de l’OTAN et des États-Unis à 350 milliards de dollars – correspondant à plus de 320 milliards d’euros – pour les contribuables européens.

Cela étant rappelé, l’enjeu à court et moyen terme pour les acteurs européens y compris français – d’ailleurs, comme depuis la genèse de la politique européenne de défense à la fin des années 1990 – n’est pas de se couper de l’OTAN, mais au contraire, de renforcer la coopération entre l’Alliance et l’Union afin que leurs préférences stratégiques soient davantage entendues. Au-delà d’une situation de guerre conventionnelle, l’UE a des atouts stratégiques à faire valoir, entre autres, pour ce qui est de la gestion des crises civilo-militaires, des conflits hybrides, mais aussi des enjeux industriels, nous y reviendrons.

Or, pour renforcer ce « pilier européen » de l’OTAN et ainsi l’européaniser – un objectif sur lequel les spécialistes se penchaient déjà au siècle dernier –, l’usage du terme d’autonomie stratégique n’emporte pas la conviction pour deux raisons. Il est vrai que cette notion a circulé ces dernières années avec un certain succès de l’hexagone vers les institutions de l’UE, la présidente de la Commission, le président du Conseil européen ou encore le Haut représentant Josep Borrell la reprenant à leur compte. En revanche, la circulation de cette notion ne se poursuit pas à l’est de l’UE où autonomie stratégique rime bien davantage avec « isolement stratégique » et donc risque d’un affaiblissement stratégique qu’avec Europe de la défense « plus forte ». Ainsi, la notion paraît plutôt un vecteur d’incompréhensions et de blocages pour rendre l’Europe de la défense « plus forte ». D’autre part, les débats interminables – et toujours en cours – sur le sens à donner à ce concept (cf. quelle « ouverture » de l’autonomie stratégique ?) peuvent détourner les acteurs politiques européens de son opérationnalisation.

Ainsi, on peut considérer avec Zaki Laïdi – conseiller politique de Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité – que le terme de « responsabilité stratégique » est plus adapté que celui d’autonomie stratégique. En insistant davantage sur les complémentarités politiques entre l’Union et l’Alliance que sur leur concurrence institutionnelle, la notion de responsabilité stratégique pourrait être une pratique discursive plus efficace pour faire circuler des conceptions stratégiques partagées entre acteurs européens de Lisbonne à Riga en passant par Paris et Berlin. De plus, ce cadrage de l’action publique européenne engagerait les acteurs politiques à concentrer leurs propositions sur les instruments à utiliser ou créer pour répondre à un problème stratégique donné, sans poser des questions existentielles sur la gouvernance de l’architecture de la sécurité en Europe, au risque d’en bloquer le fonctionnement.

À l’échelle des institutions de l’Union européenne

5) Le levier politique : intégrer la politique de la défense au sein de l’UE

La gouvernance intergouvernementale de la politique de la défense au sein de l’UE ralentit la prise de décision par le principe de l’unanimité qui pousse à des compromis « au plus petit dénominateur commun ». Le constat n’est pas nouveau, mais cette organisation institutionnelle de l’UE est d’autant plus problématique en période de crise dans la mesure où elle rend difficile une prise de décision rapide entre vingt-sept parties – et probablement plus, demain.

Le statu quo intergouvernemental porte le risque pour l’UE d’être dépendant des priorités et des préférences nationales. Aujourd’hui Viktor Orban est isolé, rien ne dit qu’il en soit ainsi à l’avenir. En outre, il ne s’agirait pas de considérer que la différenciation de la gouvernance européenne, en valorisant des dispositifs institutionnels « à plusieurs vitesses » ou « à géométrie variable », produise mécaniquement un jeu à somme positive. Des arènes de négociation ou des instruments de coopération européenne multiples exigent un travail de coordination permanent et difficile de la part des acteurs politico-administratifs afin d’éviter toute logique de chevauchement voire de compétition institutionnelle.

Ainsi, quatre transformations institutionnelles pourraient contribuer à renforcer l’efficacité et la transparence des processus à l’œuvre : 1) la création d’un Conseil des ministres de la défense venant compléter les dix formations actuelles ; 2) le passage de la règle de l’unanimité au vote à la majorité qualifiée pour prendre des décisions au Conseil européen, au Conseil des ministres ainsi qu’au sein des agences de l’UE comme l’AED ; 3) la création d’un Commissaire en charge des questions de défense ne se limitant pas aux enjeux industriels, proposition reprise récemment par la présidente de la Commission européenne mais critiquée par le président du Conseil européen ; 4) le passage de la sous-commission « sécurité et défense » à une commission parlementaire de plein exercice au Parlement européen.

6) Le levier administratif : créer des postes de fonctionnaires européens

Il n’est pas réaliste de vouloir renforcer l’actorness de l’UE dans le secteur de la défense, sans accroître les ressources humaines propres au sein des institutions de l’UE par la création de postes de fonctionnaires européens. Ce qui est vrai l’est encore davantage pour bien d’autres secteurs d’action publique : les prérogatives des institutions de l’UE ont cru plus vite que le nombre de fonctionnaires européens.

Pour rappel, il y a près de 33 000 agents à la Commission européenne soit autant que le nombre de lobbyistes à Bruxelles et moins que dans le seul ministère français de l’Agriculture (36 000 agents). Si l’on ajoute l’ensemble des agents de l’UE, toutes institutions confondues, l’ordre de grandeur est de 50 000 agents, soit pas davantage qu’à la mairie de Paris. L’AED compte cinquante fois moins d’agents que la Direction générale de l’armement (DGA) au ministère français des Armées (moins de 200 agents contre plus de 10 000 à la DGA).

Pour ceux qui considèrent que le renforcement de la puissance stratégique européenne est une priorité, il y a une urgence à créer des postes de fonctionnaires européens à la Commission européenne et au secrétariat général du Conseil de l’UE, au Parlement européen et au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), ainsi que dans les organes institutionnels ou agences compétentes. La mesure n’est pas populaire, et courageux seraient celles et ceux qui la défendraient. Cependant, il est difficile d’imaginer rendre l’Europe de la défense « plus forte » sans accroître la puissance publique européenne.

7) Le levier budgétaire : avoir les moyens de ses ambitions stratégiques

Il n’est pas surprenant que l’UE demeure un « nain géopolitique » qui rencontre des difficultés à devenir une « puissance stratégique » dans la mesure où les ressources financières de l’UE demeurent résiduelles. En effet, le budget propre de l’UE est de 180 milliards d’euros/an, soit plus de deux fois moins que le budget de l’État français (plus de 400 milliards d’euros/an), un peu plus de 1% du PIB des 27 États membres, et un ratio quinze fois plus faible que le budget fédéral américain (les recettes fédérales des États-Unis représentent autour de 17% du PIB américain).

Sur les 170 milliards d’euros du budget communautaire, un peu plus d’un milliard d’euros/an est alloué aux politiques de sécurité et de défense. À cette ligne budgétaire « sanctuarisée », il faut ajouter les mécanismes extra-budgétaires tels que la FEP – dont la lectrice avertie fera remarquer que son budget a été plus que doublé depuis le début de la guerre en Ukraine, passant de 5 à 12 milliards d’euros (dont 5,6 pour l’Ukraine) sur la période 2021-2027 – et les récents règlements ASAP et EDIRPA adoptés à l’été 2023 par le Parlement et le Conseil. À tout compter, les différents acteurs institutionnels de l’UE disposeraient approximativement d’une enveloppe de trois milliards d’euros/an, soit sept fois moins que le budget d’acquisitions d’armements conventionnels du seul ministère français des Armées (14,2 milliards d’euros de commande et 8 milliards d’euros d’investissement en 2023).

Sans une augmentation substantielle des enveloppes budgétaires de l’UE, les États membres prendront la décision de conserver l’UE dans un rôle d’impuissance stratégique : c’est un choix politique. Le fonds d’investissement de la défense de 100 milliards d’euros, encore hypothétique à ce jour et que le Commissaire Thierry Breton pourrait intégrer à la stratégie industrielle de défense européenne qui sera présentée début mars 2024, participerait à cet effort. Mais, cet autre instrument ad hoc ne règlera pas le problème structurel du budget communautaire qui n’est plus adapté aux prérogatives dont disposent l’UE depuis le traité de Lisbonne.

La définition du prochain budget pluriannuel 2028-2034 sera l’un des enjeux politiques les plus structurants de la mandature européenne à venir (2024-2029). Les députés européens qui seront élus en juin 2024 ainsi que les représentants politico-diplomatiques des États membres de l’Union prendront part à ces négociations. Se donner l’objectif d’atteindre un budget communautaire avoisinant 3% du PIB des vingt-sept – le tripler donc par rapport à son niveau actuel – serait une avancée sur le chemin de la « puissance européenne ».

À l’échelle de la société

8) Le levier industriel : champions européens et salon du « Made in Europe »

Les entreprises constitutives de la Base industrielle technologique et de défense européenne (BITD-E) sont des acteurs de premier plan pour « réarmer » l’Europe de la défense. Sur ce sujet, la focale politico-médiatique porte généralement sur les grands programmes d’armement : avions de combat du futur (SCAF et Tempest), char d’assaut du futur (MGCS), drone miliaire (RPAS). La réalisation de ces programmes « avec l’Europe » plutôt que par le truchement d’une préférence nationale ou de l’importation d’équipements militaires américains renforcerait la puissance stratégique européenne. Cependant, un dossier consubstantiel à celui-ci est la création de champions industriels européens sur le modèle d’Airbus. En effet, les travaux universitaires ne manquent pas pour démontrer la causalité entre type d’entreprises et débouchés décisionnels : si le main contractor est européen, la probabilité qu’un programme d’armement aboutisse en coopération européenne sera d’autant plus forte.

Toutefois, force est de constater que les restructurations industrielles européennes sont au point mort depuis plusieurs années : ni le Brexit, ni la guerre en Ukraine, n’ont été jusqu’à présent des vecteurs d’européanisation de l’industrie de la défense sur le continent. Par exemple, la gouvernance du groupe franco-allemand KNDS associant Krauss-Maffei Wegmann et Nexter depuis 2015 demeure faiblement intégrée, tout comme Naviris créé en 2020 et qui réunit l’entreprise française Naval Group et l’entreprise italienne Fincantieri. En novembre 2023, le gouvernement italien s’est même opposé au rachat par l’entreprise française Safran de Microtecnica, filiale du groupe américain Collins, au nom de la souveraineté nationale. En 2021, c’est le gouvernement français qui avait bloqué la reprise de l’entreprise français STX par Fincantieri. Ces évènements récents rappellent la distinction à établir entre souveraineté nationale et autonomie stratégique européenne, aussi sur les sujets industriels. Des initiatives politiques seraient à prendre au sommet de l’État pour parvenir à la constitution de champions industriels européens, et à l’accélération du rythme d’intégration européenne des co-entreprises (joint-ventures) existantes.

Par ailleurs, il manque des lieux et des moments transnationaux où les professionnels de l’industrie de la défense puissent se rencontrer, présenter leurs offres et travailler ensemble. Le salon du Bourget, par exemple, expose des entreprises venant du monde entier : Brésil, États-Unis, Israël, Japon, etc. Il s’agirait de compléter ce type de salons et les évènements ad hoc existants organisés par des groupes d’intérêts européens, par la fondation du salon du « Made in Europe ». Le salon du « Made in Europe » favoriserait les projets entre acteurs industriels européens, serait l’opportunité de faire circuler des bonnes pratiques et les offres d’emplois du secteur entre acteurs industriels européens, d’échanger sur les défis à avenir et d’élargir son carnet d’adresses professionnelles entre acteurs industriels européens. Organisé chaque année à Bruxelles, ce salon du « Made in Europe » pourrait être impulsé par la DG DEFIS de la Commission européenne afin d’en faire un évènement d’envergure, structurant l’agenda de travail des industriels et vecteur, in situ, de la consolidation d’un écosystème industriel européen en devenir : la BITD-E.

9) Le levier académique : européaniser les dispositifs de formation  

La formation initiale est une étape structurante dans la socialisation d’un individu. C’est lors de ces années, généralement entre 18 et 25 ans, que les futurs professionnels du secteur de la défense apprennent des méthodes de travail, renforcent leurs connaissances, construisent leur réseau, ressources qui ordonneront une grande partie de leur vie professionnelle. Or, des travaux universitaires rendent compte du déterminant national de la formation des acteurs industriels de la défense encore aujourd’hui au XXIe siècle. Les capitaines d’industrie français sont formés à Polytechnique, Sciences Po et à l’INSP (ex-ENA) ; les Britanniques, aux universités d’Oxford ou de Cambridge. Ce qui est vrai pour les chefs d’entreprise se vérifie pour les élites politiques : leur degré d’ouverture internationale demeure résiduel.

Les professionnels de la défense ne sont pas davantage formés au Collège d’Europe à Bruges qui, de surcroît, est ouvert à de petites promotions d’étudiants. En France, à l’exception de Sciences Po Paris dont la moitié des étudiants n’est pas de nationalité française, les « grandes écoles » ont des taux d’internationalisation limités. Ce qui est vrai pour les institutions universitaires « d’excellence » françaises, l’est également pour bon nombre d’universités en Europe. On rappellera, par exemple, que seulement 5% d’une classe d’âge bénéficie d’une mobilité internationale par le programme Erasmus. Cette réalité académique est un incitatif pour reproduire des manières d’apprendre et donc des façons de faire nationales.

En 2019, la Commission européenne a lancé l’initiative et le label associé des « Universités européennes » comme nouvelle étape de la stratégie d’européanisation de l’enseignement supérieur, trente ans après le lancement du programme Erasmus. Si on ne peut que saluer un tel dispositif, le compte financier n’y est pas. Entre 2018 et 2023, le soutien de l’UE aux 41 premières Universités européennes s’est élevé à 287 millions d’euros, soit 7 millions d’euros par alliance. Un volume budgétaire qui ne peut pas permettre aux présidents d’université, à leurs équipes et aux enseignants-chercheurs de proposer des projets ambitieux quand on sait qu’une alliance compte une dizaine d’universités, qui chacune accueille des dizaines de milliers d’étudiants.

Ces manques d’internationalisation des cursus universitaires nationaux et d’investissements financiers des dispositifs européens portent le risque de reproduire des formations inadaptées aux enjeux de coopération européenne, en particulier dans le secteur de la défense. Une première étape pourrait être que le nombre de semestres proposé aux étudiants par le programme Erasmus soit doublé et que l’enveloppe budgétaire allouée aux universités européennes soit triplée. Ces dispositifs devraient, en outre, être complétés par des formations plus intégrées à l’échelle européenne portant sur les enjeux stratégiques, géopolitiques et industriels européens.

10) Le levier culturel : « populariser » l’Europe de la défense sur Netflix

La construction de la nation, et donc de l’intérêt porté par l’opinion publique à un régime politique, passe par un ensemble de références et de symboles partagés. Or, l’UE peine à s’incarner parce qu’il lui manque des signes distinctifs auxquels les citoyens puissent, si ce n’est s’attacher, du moins se reconnaître. Par exemple, si la littérature offre des milliers de références sur l’Europe, il faut être un fin connaisseur pour être en mesure de citer un roman ou une série télévisée qui met en scène l’UE et ses institutions.

Justement, la série franco-germano-belge, Parlement, est une exception bienvenue à la règle. Toucher l’opinion publique par la culture populaire : la méthode n’est pas nouvelle, mais peut s’avérer efficace. Ce fut le cas en France, dans le contexte des attentats djihadistes des années 2010, la série « Le Bureau des Légendes » a eu un succès retentissant et un effet sur la formation des préférences professionnelles d’une génération.

Tirant ce fil, il ne serait pas inutile de faire travailler des scénaristes européens sur une série portant sur les enjeux de l’Europe de la défense. Cette série serait produite par des chaînes/groupes européens puis retransmis sur une grande plateforme comme Netflix, Amazon Prime ou HBO – il n’existe pas, à ce jour, un équivalent européen – pour s’assurer de la diffusion la plus large possible, en particulier auprès de la jeunesse. C’est la stratégie suivie par les producteurs de la série française, « Dix pour cent », qui a obtenu un succès retentissant lors de la seconde moitié des années 2010.

La guerre et la paix, le pouvoir et l’argent, les crises improbables et les négociations impossibles, l’incompétence de certains et l’esprit aiguisé des autres : il n’y a pas de doute sur le fait que le projet puisse trouver son public. Et contribuer à construire, au cœur de la société, une Europe de la défense « plus forte ».

 

Crédit photo : UlyssePixel

Auteurs en code morse

Samuel B.H. Faure

Samuel B.H. Faure (@samuelbhfaure) est maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye où il dirige le Diplôme d’Analyste en Cybersécurité (DAC). Chercheur associé au centre de recherche CNRS Printemps de l’Université Paris-Saclay, il a, entre autres, publié Défense européenne. Émergence d’une culture stratégique commune (Athéna éditions, 2016) et Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française de l’armement (Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020).

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