Le yuan numérique : nouvelle arme dans la guerre du droit chinoise ?

Le Rubicon en code morse
Juin 16

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Cet article s’inscrit dans une analyse en deux parties de la monnaie numérique chinoise. La première partie, relative au yuan numérique et à la guerre économique entre les monnaies de réserve et posant le cadre théorique de l’e-yuan, est disponible ici. Cette seconde partie se focalise sur les potentialités du yuan numérique en tant qu’outil dans la guerre du droit nouvellement initiée par la Chine.

 

Depuis 2014, la Chine développe sa monnaie numérique de banque centrale (MNBC) : l’e-yuan, ou e-CNY. À la différence des cryptomonnaies qui opèrent via une chaîne de blocs (blockchain) décentralisée (decentralized ledger), les MNBC constituent des actifs numériques fongibles (tokens), c’est-à-dire des registres centralisés (centralized ledger) émis par les banques centrales. Il s’agit, en somme, de l’émanation numérique de la monnaie de banque centrale. S’agissant du cas chinois, des tests pilotes ont été menés et la monnaie numérique chinoise se diffuse progressivement depuis 2020 auprès de la population pour les paiements de détail. Le projet est encadré par la Banque populaire de Chine (BPC) et repose sur une technologie de registre centralisé. Trois centres, sous supervision de la BPC, quadrillent les utilisateurs et les flux d’e-CNY : (i) le centre de certification (base de données utilisée pour cartographier les utilisateurs et vérifier les identités), (ii) le centre d’enregistrement (qui enregistre la propriété et les transactions), ainsi que (iii) le centre d’analyse des mégadonnées (qui a une mission de surveillance (monitoring) des flux et de détection des opérations irrégulières).

L’e-yuan n’est encore à ce jour pas entièrement fonctionnel au niveau national et encore moins au niveau international (voir partie 1). La République populaire de Chine (RPC) œuvre cependant pour une internationalisation de sa devise numérique. Elle a à ce titre élaboré une infrastructure de grands livres distribués, la Blockchain-based Services Network (BSN). Cette technologie blockchain, à laquelle l’e-yuan pourrait être couplé à moyen terme, a pour particularité de proposer une interopérabilité des différentes technologies blockchain entre elles. Surtout, elle sous-tend l’Universal Digital Payment Network (UNDP), méthode standardisée de paiement blockchain qui permettra à terme d’interconnecter les MNBC entre elles alors que 97 États ont à ce jour des projets en matière de développement de telles monnaies numériques, dont des puissances telles que les États-Unis, le Canada, la Russie, le Brésil ou encore la France (voir partie 1). Les MNBC ont en effet pour atout d’être réglementées par les banques centrales, favorisant la sécurité des transactions, la réduction des coûts, l’amélioration de la transparence des transactions, œuvrant à la lutte contre la criminalité financière, permettant le recours aux smart contracts et un accès facilité au financement public. Cet essor exponentiel des MNBC pose cependant une difficulté majeure en matière de comptabilité de ces différentes technologies. La Chine propose une solution précurseur avec l’UNDP (voir partie 1). Ces technologies soulèvent cependant des questions en matière de souveraineté numérique et pourraient par ailleurs être utilisées en appui des instruments juridiques de la guerre du droit (ou lawfare) chinoise.

La guerre du droit (lawfare) se définit comme l’utilisation, ou le détournement de la règle de droit (law) pour mener la guerre (warfare). Elle se caractérise par l’utilisation du droit à des fins stratégiques par un État qui vise à établir, pérenniser ou renverser un rapport de force dans le but de contraindre un adversaire. Elle peut notamment prendre la forme d’une judiciarisation stratégique, à savoir la mobilisation des effets du droit pour contraindre un adversaire, dont les États-Unis ont été particulièrement coutumiers depuis une dizaine d’années (en témoignent les amendes record infligées aux entreprises étrangères – et notamment européennes – au titre du Foreign Corrupt Pratrices Act (FCPA) ou bien des régimes de sanctions économiques). Si cette arme juridique était auparavant l’apanage de la première puissance mondiale, la Chine fait aujourd’hui sienne cette lawfare en développant sa propre conception de la guerre du droit, via notamment l’élaboration de nouveaux outils juridiques sur le plan défensif. Le yuan numérique et l’UNDP pourraient également alimenter une logique davantage offensive en matière de guerre du droit, alors que la RPC a pour objectif de devenir la première puissance mondiale (économique, militaire) pour les 100 ans de sa création, à l’horizon 2049.

Conception défensive

Sur le terrain de la guerre du droit et sur une vision court terme, la Chine a d’abord calqué le dispositif des systèmes juridiques occidentaux et adopté son propre régime de sanctions économiques. À plus long terme, l’Empire du Milieu pourrait utiliser le yuan numérique pour contourner les sanctions économiques occidentales, dans une logique défensive.

Défense par mimétisme

Bien que familière des mesures de coercition économique, la Chine a été marquée par la guerre économique initiée par les États-Unis. Cette guerre, tant commerciale (sur le plan tarifaire) que juridique (avec le train de sanctions adopté sous l’Administration Trump et prolongé sous l’administration Biden), est alimentée par la crainte de déclassement technologique américain face à l’adverse chinois. La première puissance mondiale a ainsi récemment poursuit ses raids de sanctions à l’encontre des entreprises de la tech chinoise avec la mise à jour de l’Entity List et les régulations en matière d’exportation sur les semi-conducteurs. La Chine se donne cependant les moyens de la riposte. À très court terme, la Chine s’est dotée d’outils calqués sur les armes économiques de la lawfare américaine. Le 19 septembre 2020, le Ministère chinois du Commerce (MOFCOM) a ainsi publié une liste des entités « non fiables », à savoir une liste d’entités étrangères que la Chine considère comme ayant porté atteinte à sa sécurité ou à ses intérêts nationaux et qui pourront se voir imposer des restrictions / interdictions à l’import ou export, aux investissements, aux voyages, ou à l’obtention de permis de travail. Ces entreprises s’exposent également à des amendes ainsi qu’au gel de leurs actifs, voire à des peines d’emprisonnement. La nouvelle liste chinoise des entités non fiables n’est évidemment pas sans rappeler la liste américaine des Specially Designated Person (SDN). Toutefois, à ce jour, cette liste revêt davantage une portée symbolique et ne saurait être élevée au même niveau que la SDN américaine. Les États-Unis bénéficient en effet d’une architecture financière internationale particulièrement favorable, car notamment fondée sur la prédominance du dollar américain. Le développement de cet arsenal s’inscrit cependant dans une volonté affichée du gouvernement chinois de peser en tant que contrepouvoir aux États-Unis, alors que la Chine se propose en modèle alternatif à l’hégémonisme américain.

Le 17 octobre 2020, la Chine se dotait en outre d’une loi sur le contrôle des exportations (l’Export control law, ECM). Puis, en janvier 2021, la Chine a adopté ses règles sur la lutte contre toute application extraterritoriale injustifiée de législations étrangères et autres mesures (les « règles de blocage »). Enfin, en juin 2021, la RPC s’est dotée d’une loi contre les sanctions étrangères en vertu de laquelle elle se réserve le droit de prendre des contre-mesures en réponse aux sanctions occidentales. Ce dispositif législatif s’inscrit donc davantage dans une logique défensive de mimétisme face aux sanctions américaines et occidentales en en bloquant l’extraterritorialité. La loi contre les sanctions étrangères prévoit toutefois des dispositions plus offensives et extraterritoriales. L’article 12 envisage en effet l’adoption de sanctions chinoises contre des personnes qui se conformeraient aux sanctions économiques étrangères, et ce, à l’encontre de personnes chinoises. Le texte ne précise toutefois pas si ces dispositions s’appliquent hors de Chine. Se pose dès lors la question de la mise en œuvre de telles mesures en l’absence d’élément de rattachement juridictionnel à la Chine. C’est ici tout l’intérêt de l’internationalisation de l’e-yuan.

Défense par contournement

Outre l’intérêt sur le plan économique (voir partie 1), l’essor de l’e-yuan à l’international participe également de la défense chinoise par contournement à la lawfare et à la guerre économique lancée par les États-Unis contre leur nouveau rival sino-systémique. Selon Martin Chorzempa, senior fellow à l’Institut Peter G. Peterson pour l’économie internationale, l’usage « excessif » de sanctions économiques devrait d’ailleurs être déconseillé en ce que celles-ci pourraient pousser les États « parias » et les alliés traditionnels des États-Unis à se tourner vers d’autres réseaux et infrastructures financières. Il existe aujourd’hui pour les États-Unis un véritable risque de contournement de leurs sanctions primaires en raison de l’émergence de circuits financiers parallèles susceptibles de contourner les circuits traditionnels soumis à l’applicabilité du droit américain. Cette applicabilité est retenue en matière de sanctions primaires en présence d’une entité américaine, d’une succursale ou filiale américaine, de l’implication d’un citoyen américain ou du détenteur d’une green card, où qu’il se trouve dans le monde, ou encore d’un administrateur, dirigeant ou employé non américain lorsqu’il se trouve aux États-Unis. Les États-Unis pratiquent cependant une lecture extensive de leur juridiction via l’utilisation du dollar américain, assimilé à un U.S. Nexus (élément de rattachement au droit américain) en raison de la lecture extensive pratiquée par l’Office of Foreign Assets Control  (OFAC), qui considère que la présence de correspondants bancaires sur le sol américain afin de compenser les transactions libellées en dollar américain suffit à rattacher territorialement l’opération à la juridiction américaine. Par ailleurs, les États-Unis retiennent une conception extrêmement large de leur Nexus en matière de sanctions secondaires en contraignant les acteurs économiques de choisir entre le marché américain et le marché du pays sanctionné.

À moyen terme, s’il s’internationalisait, l’e-yuan permettrait aux entreprises étrangères d’outrepasser les sanctions économiques en contournant les systèmes et réseaux de paiement desquels les entités sanctionnées par les États-Unis sont de facto exclues. La Chine pourrait ainsi avoir recours à l’e-CNY comme un outil de stratégie défensive en contournement à la lawfare américaine afin de désamorcer l’effet des sanctions et ainsi traiter avec l’Iran, Cuba ou encore la Russie dans un contexte de guerre avec l’Ukraine. La technologie de l’e-CNY ne dépendant pas des schémas bancaires et financiers traditionnels (bien qu’elle puisse s’appuyer sur des intermédiaires privés tels que WeChat et AliPay pour se diffuser plus rapidement), son utilisation rendrait possible le contournement de l’extraterritorialité des sanctions américaines primaires en évitant tout U.S. Nexus, et ce, alors que 40 % des factures commerciales au niveau mondial sont aujourd’hui libellées en dollar. En outre, la violation de sanctions secondaires (sans lien de rattachement avec la juridiction américaine, mais extraterritoriales) par la facilitation d’une transaction pour le compte d’une entité sanctionnée revient pour un établissement à s’exposer directement à son tour à une désignation sur la liste des Specially Designated Person et à une radiation des marchés américains. Ce ban implique in fine la mise au banc d’une entreprise dans ses échanges à l’international, puisque interdite d’utilisation du dollar américain. Cette juridicisation stratégique des États-Unis incite certains acteurs économiques à se tourner vers des réseaux financiers alternatifs. Ceux-ci pourraient voir en l’e-yuan une initiative salutaire qui donnerait notamment accès aux SDN au marché mondial.

Si la Chine a dans un premier temps renforcé sa coopération avec SWIFT en 2015 avec l’adoption par la Banque populaire de Chine (BPC) du China International Payments System (CIPS) (voir partie 1) afin de favoriser l’internationalisation du yuan, elle travaille en parallèle à la construction d’un réseau indépendant avec le yuan numérique, alors que la RPC est aujourd’hui particulièrement dépendante de SWIFT. Si ce système de messagerie financière n’est pas directement dépendant de Washington (SWIFT est une coopérative belge), il n’en demeure pas moins sous influence américaine, comme en témoignent l’exclusion de l’Iran en 2012 du système de messagerie sous pression américaine ou le « débranchage » de certaines banques russes du réseau en 2022 en vertu d’un accord commun avec les Européens et le Japon. Pour la Chine, développer une armature indépendante répond à une double nécessité. D’abord, (i) commercer avec des entités sanctionnées à l’international (Iran, Russie). Ensuite, (ii) permettre aux entités chinoises sanctionnées refusées d’accès aux services financiers par leurs intermédiaires à l’international de contourner ces derniers. Ces intermédiaires se montrent en effet réticents à entretenir des relations avec des entités sanctionnées par crainte de violer les régimes de sanctions américaines. Il s’agit donc pour la Chine d’outrepasser ces intermédiaires en utilisant un système entièrement indépendant. Couplé à la technologie de l’UDPN adossée à la BSN, l’e-CNY échappe à l’architecture traditionnelle de messagerie financière. Cette initiative n’est évidemment pas sans rappeler le Financial Message Transfer System (SPFS) russe, système de messagerie interbancaire alternatif à SWIFT imaginé par la Banque centrale russe pour contourner les sanctions économiques occidentales. Bien que l’envergure du projet ne soit pas comparable, l’initiative chinoise étant bien plus ambitieuse que le SPFS, l’intérêt croissant porté à la solution russe montre l’attrait pour les circuits financiers alternatifs. Outre les pays membres des Nouvelles routes de la soie qui pourraient à l’avenir se voir conditionner leurs prêts ou leurs contrats à l’utilisation de l’e-yuan, la devise numérique chinoise pourrait donc dans un premier temps être adoptée par les pays sanctionnés par les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Japon, etc.

Conception offensive

Ces nouvelles technologies développées par la Chine participent également d’une conception offensive dans la guerre du droit en matière d’extraterritorialité, de guerre des normes et de surveillance des transactions.

Mise en œuvre et extraterritorialité du nouveau régime de sanctions chinoises

À plus long terme, l’e-yuan pourrait être utilisé en appui des outils de la guerre du droit chinoise afin de contribuer à la mise en œuvre du nouveau régime de sanctions économiques chinoises. Les institutions émettrices de cette monnaie numérique seront en charge de veiller au respect de la réglementation en matière de sanctions économiques. Le pouvoir central chinois sera donc doté de la capacité de mettre directement en application son arsenal juridique en matière de sanctions économiques. Les mesures de gel des avoirs pourront ainsi être directement mises en œuvre par le centre de mégadonnées. Le centre de certification, en charge de la gestion centralisée des vérifications d’identité, pourra quant à lui bloquer toute nouvelle inscription de transaction avec une entité sanctionnée par la Chine. La RPC aura de surcroît une meilleure visibilité sur les transactions. En outre, l’internationalisation de l’e-yuan serait susceptible de renforcer l’extraterritorialité du droit chinois dans la mesure où les trois centres, responsables de l’émission et de la gestion des flux en e-yuan, se trouvent sur le sol chinois et permettraient de retenir la juridiction de la RPC.

Au premier abord, ce dispositif ne serait donc qu’une duplication de la méthode américaine. Les États-Unis ont en effet développé une conception extensive de l’U.S. Nexus dans des transactions entre deux banques étrangères n’impliquant aucune contrepartie américaine, si ce n’est à titre subsidiaire dans l’opération de compensation sur le territoire des États-Unis via le compte correspondant de la banque étrangère de la contrepartie impliquée dans la transaction. Cette compensation ayant lieu auprès d’un établissement bancaire localisé aux États-Unis, le droit américain a donc vocation à s’appliquer. Cette lecture extrêmement extensive de la compétence territoriale en l’absence d’un lien de rattachement véritablement substantiel avec le territoire américain pourrait être reproduite par la RPC avec le yuan numérique dès lors que les opérations en e-yuan transiteront sur le sol chinois. L’extraterritorialité des nouvelles sanctions chinoises pourrait donc se révéler dans l’internationalisation du yuan numérique, à condition que les sanctions encourues soient réellement dissuasives pour les acteurs économiques. Il s’agit toutefois d’une analyse très long terme : la Chine n’est pas encore suffisamment omnipotente sur la scène internationale pour se permettre d’utiliser cette arme juridique sans craindre d’intimider les candidats à l’adoption de l’e-yuan ou de l’UDPN. Cependant, à la différence du régime américain, la Chine détient avec l’architecture monétaire du yuan numérique le moyen de mettre directement en œuvre ses mesures de gel des avoirs et autres sanctions économiques sans devoir compter sur la coopération des organismes bancaires privés en la matière. Les autorités américaines doivent au contraire s’appuyer sur le respect de la réglementation par les acteurs privés : les organismes bancaires sont ainsi soumis à l’obligation de geler les avoirs ou de refuser l’entrée en relation d’affaires avec des entités sanctionnées. Le modèle américain de conformité se caractérise donc par sa dualité, alors que l’architecture centralisée de l’e-yuan permettrait une action directe des autorités chinoises en matière, par exemple, de gel des avoirs.

Guerre des normes

La percée à l’international de la MNBC chinoise s’inscrit également dans une lutte de la RPC pour imposer ses standards et normes à l’international dans le cadre de l’objectif  « Chinese Standards 2035 », qui vise à encourager les entreprises chinoises à proposer des standards chinois afin que la Chine se positionne dans la compétition mondiale en matière de normes et standards. À défaut d’alternatives crédibles, l’e-yuan pourrait rapidement s’imposer en matière de standardisation des MNBC, et ce, alors qu’il n’existe pas de définition et de régulation au niveau mondial pour ces monnaies numériques. En mars 2021, le Digital Currency Research Institue (DCRI) de la Banque centrale chinoise a d’ailleurs soumis à la Banque des règlements internationaux (BRI) des propositions en matière de réglementation des MNBC, poussant, sous couvert d’une meilleure supervision (monitoring) des transactions internationales, à une surveillance renforcée des transactions. Surtout, si la Chine s’impose en matière de standards de régulation des MNBC dont l’e-yuan prendrait le lead, les États émetteurs d’autres MNBC pourraient s’aligner sur les standards chinois afin d’assurer l’interopérabilité de leurs devises numériques. Les États-Unis se sont toutefois également positionnés sur ce segment en publiant en octobre 2020 avec d’autres banques centrales et la BRI les « Foundational principles and core features » des MNBC.

S’agissant de la substitution de nouvelles normes internationales MNBC aux règles des messageries financières préexistantes, le coût et le temps nécessaire à une telle transition devrait dissuader les acteurs bancaires à moyen terme. La dernière norme relative aux paiements transfrontaliers ISO 20022 a été rédigée par SWIFT en l’an 2000 et n’a été que pleinement adoptée près de vingt ans après sa rédaction. Les banques pourraient rechigner à s’engager dans une nouvelle phase de normalisation alors que vient tout juste de s’achever un processus coûteux et chronophage de migration de leurs systèmes vers la nouvelle norme ISO 20022.

Monitoring des transactions : LCB-FT ou dispositif de surveillance généralisée ?

Dans une lettre en date du 3 février 2022 adressée à l’Administration Biden, le sénateur Pat Toomey faisait état du risque que représenterait le yuan numérique pour les États-Unis, en ce que l’e-yuan serait notamment vecteur de surveillance numérique et constituerait un outil de guerre économique. Qu’en est-il réellement ? La Chine a en effet dès 2020 développé l’idée que l’e-CNY devrait s’insérer dans l’amélioration du dispositif de surveillance financière. Alors que les paiements ou transactions classiques sont traités par des sociétés privées, les transactions en e-CNY seront traitées directement par la Banque centrale chinoise, permettant une surveillance plus étroite des flux. Les transactions enregistrées dans le registre d’e-CNY seront en outre immuables et ne pourront faire l’objet d’une modification, renforçant la traçabilité des fonds depuis leur source jusqu’à leur destination. Le yuan numérique permettra entre autres d’automatiser les processus de conformité tels que la vérification de l’identité ou le suivi des transactions suspectes, réduisant le risque d’erreur ou de fraude. La manipulation ou la falsification des transactions deviendra par ailleurs quasiment impossible.

L’e-yuan intègre cependant des protections en matière de respect de la vie privée des utilisateurs, ce que ses développeurs nomment l’« anonimisation contrôlable » (manage anonimity). L’identité de l’utilisateur serait par défaut cachée. En cas de besoin, notamment dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LCB-FT) les autorités chinoises pourraient toutefois y accéderIn concreto, les portefeuilles dont le solde est limité à 10 000 e-CNY et les transactions inférieures à 2000 e-CNY par transaction et 5000 e-CNY par jour demeureront « anonymes ». Il sera toutefois nécessaire de transmettre un numéro de téléphone, dont l’identité du détenteur sera a priori seule connue des sociétés de télécommunications chinoises, auxquelles la loi interdit par ailleurs de communiquer ce type d’information à la BPC. La MNBC se verra en outre fixer certains seuils au-delà desquels des données d’identification et de connaissance du client (Know Your Customer, KYC) seront requises, à savoir la pièce d’identité et les informations bancaires. Il conviendra d’observer la promulgation de futures réglementations en matière de transactions transfrontalières afin d’estimer le niveau de visibilité – total ou partiel – de la Chine sur ces flux numériques. L’UDPN devra à ce titre également faire l’objet d’une vigilance accrue, en ce qu’elle pourrait instaurer un système international d’interopérabilité transfrontalière de MNBC contrôlé par la Chine, avec une surveillance renforcée des opérations de conversion.

Une stratégie numérique plus ambitieuse : les Routes de la soie numériques

La crainte du déclassement sur le plan monétaire ne constitue pas l’unique source d’inquiétude de la première puissance mondiale. La BSN n’est pas « l’épine dorsale technologique de la Belt & Road » : elle s’inscrit dans un projet plus ambitieux intégrant diverses composantes du numérique. En mai 2017, Xi Jinping annonçait officiellement le lancement des Routes de la soie numériques (RSN), composante des Nouvelles routes de la soie au même rang que les volets terrestre et maritime. Cette route d’un nouveau genre intègre toutes les composantes du numérique : l’approvisionnement en terres rares ; la production de matériels (hardware) ; les nanotechnologies ; les infrastructures et réseaux (câbles sous-marins, centres de données (data centers) ; l’informatique en nuages (cloud computing) ; les villes intelligentes ; la 5G ; les solutions logicielles (softwares) comprenant les applications, les technologies financières (fintechs), et les logiciels d’exploitation) ; ainsi que l’économie numérique et l’informatique quantique. Les fintechs chinoises exportent ainsi leurs solutions de paiement mobile WeChat Pay et AliPay à l’international ; Huawei Marine construit un câble à fibre optique de 6000 km (le South Atlantic inter Link), reliant le Cameroun au Brésil ; les opérateurs télécom indien et russe Bharti Airtel et Rostekecom ont été financés à hauteur de 2,5 milliards de dollars et 600 millions de dollars afin d’acquérir des équipements Huawei et ZTE ; en juillet 2021, le chinois Xiaomi détrônait Samsung de sa place de leader sur le marché des ventes smartphones en Europe (alors que le magazine Forbes révélait quelques mois auparavant que le géant avait installé une backdoor dans les fonctionnalités de ses téléphones) ; le Zimbabwe cédait en 2018 toutes les données biométriques de ses citoyens à la start-up chinoise CloudWalk Technology en échange d’un accès illimité à son système de reconnaissance faciale. Le Cambodge, le Sri Lanka, le Chili et la Pologne (pour ne citer qu’eux) se sont montrés intéressés par le projet d’importation du crédit social chinois. Huawei construit des centres de données au Zimbabwe, en Zambie, au Togo, en Tanzanie, au Mozambique, au Mali et à Madagascar en sus de ceux déjà présents au Kenya, en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Ghana, au Cap-Vert et en Algérie. En septembre 2019, des chercheurs chinois intervenaient auprès de l’Union internationale des télécommunications afin de présenter New IP, un modèle alternatif d’Internet à l’architecture « descendante » de haut en bas, dont le contrôle serait rendu aux États plutôt que laissé aux individus. Les exemples sont légion : la Chine est en train d’exporter son modèle numérique à travers le monde.

Le projet d’UDPN montre d’ailleurs que la nature de la RSN est en train d’évoluer. De vecteur d’exportation hardwares et softwares, de la construction et l’équipement en infrastructures, la RSN a entamé une mue pour devenir perméable aux technologies étrangères et se poser en amont des solutions technologiques développées à l’international, en hauteur des écosystèmes. Elle montre en outre son aptitude à l’intégration dans un environnement technologique et juridique complexe en faisant le pari d’un futur besoin mondial en matière d’interopérabilité numérique. La Chine pourrait ainsi proposer ses standards en la matière et œuvrer à façonner un système monétaire international et numérique qui serve ses intérêts politiques et son ambition de devenir la première puissance mondiale à l’horizon 2049. Le Président chinois, qui vient d’être réintroniser à la tête de la RPC pour un troisième mandat, ne dissimule d’ailleurs pas ses ambitions pour le pays, qui aurait selon lui vocation à bâtir une « communauté de destin dans le cyberespace ». Un projet qui a de quoi inquiéter les États-Unis, qui ont longtemps délaissé certains secteurs d’innovation (ou du moins jusqu’à la signature du CHIPS and Science Act en 2022 visant à investir massivement dans l’industrie américaine des semi-conducteurs) au profit d’une stratégie punitive à l’égard de Pékin. L’adoption en octobre 2022 de mesures restrictives visant à complexifier l’acquisition de puces informatiques et la fabrication de semi-conducteurs avancés par la Chine participe de cette logique. Ces mesures contribuent cependant à plus long terme à renforcer l’autarcie et les capacités d’innovation de l’Empire du Milieu. Si les Routes de la soie intègrent en effet l’e-yuan, l’UDPN et la BSN, il ne s’agit donc que du versant d’un projet plus profond, plus structuré et surtout plus long terme : la course à la gouvernance numérique mondiale dans le cadre de l’objectif du Parti communiste chinois de faire de la RPC la première puissance à l’horizon 2049, pour son centenaire.

Conclusion

S’il paraît exclu que l’e-yuan détrône le dollar à moyen terme (voir partie 1), et bien qu’une fragmentation de la scène financière mondiale en trois blocs distincts (euro – dollar – yuan) ne puisse être écartée, l’e-yuan constitue surtout à moyen terme une menace en tant que nouvel outil en soutien à la lawfare chinoise visant à contourner les sanctions économiques occidentales (conception défensive). La monnaie numérique chinoise pourrait surtout trouver son salut dans un adossement avec le projet d’UDPN, qui offrirait une solution d’interopérabilité aux MNBC étrangères, conférant à la Chine un avantage du premier arrivant. À terme, l’adoption de la MNBC chinoise à l’international et de l’UDPN pose les jalons d’une future extraterritorialité du droit chinois, et ce, alors que la République populaire de Chine démontre une volonté affichée de s’emparer du droit comme arme de guerre, faisant sienne la lawfare autrefois réservée aux États-Unis (conception offensive). Il paraît cependant difficilement envisageable que l’e-yuan puisse complètement se découpler du système financier international sans nuire à son intégration au point de négliger toute coopération avec les acteurs traditionnels du système financier. Le cas échéant, les institutions utilisatrices de l’e-yuan devront également se soumettre aux politiques et procédures de conformité de leurs partenaires étrangers à l’égard des tiers. Enfin, plus généralement, l’expansion du yuan numérique, de la BSN et de l’UDPN s’inscrit dans un projet très long terme et ambitieux : faire de la Chine la première puissance à l’horizon 2049, notamment sur le plan numérique via les Routes de la soie numériques. Ce volet de la Belt & Road Initiative, encore méconnu, constitue une menace pour les souverainetés numériques dont il convient aujourd’hui de saisir la dimension et la portée.

 

Crédits photo : Xinhua (photo de Lan Hongguang)

Auteurs en code morse

Clara Dragnev

Clara Dragnev est doctorante au Centre Thucydide de l’université Panthéon Assas et rédige une thèse sur les Routes de la soie numériques. Ses recherches portent sur l’expansion de la solution numérique chinoise à l’international et les efforts soutenus au niveau de l’appareil étatique chinois pour faire de la République populaire de Chine une puissance numérique majeure du XXIe siècle.  Elève-avocate dans un cabinet d’avocats international réputé pour sa pratique en matière de Compliance et notamment de sanctions économiques, Clara Dragnev est diplômée du Magistère de Relations internationales (MRIAE) et d’un Master 2 de Droit international économique de l’université Paris I Panthéon Sorbonne.

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