Le lobby « russo-africain » après Prigojine

Le Rubicon en code morse
Mai 08

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Afin de gagner en profondeur stratégique et réduire l’influence occidentale en Afrique, la Fédération de Russie a considérablement réinvesti ses relations avec les pays de la région au cours des dernières années. Aujourd’hui, la politique étrangère menée par le Kremlin en l’espèce repose sur le développement des relations russo-africaines dans divers domaines, allant du commerce à la sécurité, en passant par la diplomatie. Notamment, la Russie est devenue le principal fournisseur d’armes du continent, ainsi qu’un des plus importants en matière de grains et d’engrais. Elle commence déjà à en tirer quelques dividendes. À la suite du déclenchement de la guerre à grande échelle avec l’Ukraine, les deux-tiers des pays du monde ont condamné Moscou lors de votes successifs à l’ONU ; toutefois, seulement la moitié des pays africains ont voté « contre » la Russie en mars 2022. Poutine lui-même a souligné l’importance de l’Afrique pour les différents organes de l’État russe, y compris pour les services de renseignement russe. Dans cette perspective, comme en témoigne le large éventail d’acteurs russes qui ont participé aux sommets Russie-Afrique de 2019 et 2023, de nombreux acteurs privés, étroitement liés au pouvoir politique mais en dehors des structures officielles du gouvernement russe, assurent une certaine continuité dans la politique étrangère de Moscou à l’égard du continent africain. Parmi les Russes qui s’engagent en Afrique figurent également des personnalités religieuses, des chefs d’entreprise, des sociétés d’État et des universitaires. L’ensemble de ces différents acteurs constitue le lobby informel « russo-africain ».

En Russie, la pratique du lobbying – c’est-à-dire la représentation d’intérêts privés dans le but d’influencer les décisions du pouvoir public – se distingue nettement de celle des pays occidentaux. Le lobbying n’étant pas régi par un cadre juridique, il est de facto illégal d’avoir recours à ces pratiques. Ainsi, celui-ci fonctionne principalement à huis clos. Une autre différence réside dans le fait que les entreprises ont rarement une influence directe sur le Kremlin étant donné que le lobbying en Russie est avant tout une affaire réservée aux élites au sommet du pouvoir, au sein des cercles les plus influents du Kremlin. En 2002, Tymothy Frye a caractérisé le lobby d’affaires en Russie comme une forme d’« échange d’élites », où des entreprises influentes utilisent les ressources de l’État en échange de leur soutien aux politiques d’État. Malgré la diversité des acteurs qui composent ce lobby informel « russo-africain » et son manque relatif d’organisation interne, ils sont unis par un objectif commun : inciter le Kremlin à s’engager en Afrique. En effet, dans le contexte de la politique étrangère russe, les membres de ce lobby informel sont des acteurs politiques, à savoir des personnalités qui défendent, organisent, gèrent l’information et prennent des risques au profit des partis politiques ou, dans ce cas, des différentes parties intéressées par les engagements de la Russie en Afrique. Des entreprises russes avec une présence importante dans certains pays du continent figurent ainsi dans ce lobby ; nous présenterons ci-dessous les cas des chambres de commerce russes et de la compagnie Rusal comme exemples de la convergence entre les milieux d’affaires et le Kremlin en Afrique. Ces acteurs peuvent être considérés comme des « agents d’influence » de la Russie en Afrique, de la même manière que Kevin Limonier et Marlène Laruelle analysent les cas des médias russes RT et Sputnik. En somme, le lobby « russo-africain » organise ses activités autour de cette logique d’échange privilégié avec le gouvernement, dans ce que l’on pourrait décrire comme un soutien mutuellement avantageux.

En termes d’impact, les acteurs impliqués dans la relation russo-africaine contribuent de différentes manières à l’élaboration des engagements de la Russie en Afrique, notamment en alignant leurs activités sur la politique du Kremlin et en fournissant parfois leurs services pour mettre en œuvre les engagements africains de Moscou. Les secteurs de l’énergie, des matières premières et de la vente d’armements sont ici particulièrement concernés. Ces entreprises apportent de la profondeur stratégique au Kremlin sur le continent, en se concentrant notamment sur la coopération militaire, un des seuls domaines où la Russie peut encore rivaliser avec la puissance commerciale de la Chine ou de l’Occident. Les nombreuses entreprises de Prigojine en Afrique sont des exemples de cette dynamique, mais elles sont loin d’être les seules. À la suite de sa mort, il suffit de regarder d’autres organisations du lobby « russo-africain » en Russie pour se faire une idée des moteurs durables des engagements russes en Afrique.

Le lobby Russie-Afrique

Le commerce de la Russie avec l’Afrique et ses investissements sur le continent sont faibles par rapport à ceux de l’Union européenne (UE), des États-Unis ou de la Chine. De manière générale, l’Afrique ne représente que 2% des échanges commerciaux de la Russie, avec une valeur estimée à 22 milliards de dollars en 2023, un chiffre nettement inférieur à ceux de la Chine (281 milliards), par exemple. Il y a toutefois certains domaines où les biens et services russes se démarquent. Selon le rapport 2022 du SIPRI sur les tendances des transferts d’armes dans le monde, les armes russes occupent la première place du marché de l’Afrique subsaharienne, une tendance à la hausse au cours de la période 2018-2022, où elles sont passées de 21% à 26% du marché, avec un léger déclin en 2023. Cependant, l’agence russe d’exportation de la défense, Rosoboronexport, affirme que l’ensemble des pays africains représente près de 20% de son portefeuille d’exportations.

Au-delà du secteur des armes, il existe un large éventail d’entreprises russes présentes en Afrique, comprenant à la fois des entreprises publiques et privées. Les plus grands projets d’investissement se concentrent principalement sur les industries extractives, avec de grandes entreprises russes qui opèrent en Afrique pour l’extraction et le raffinage de matières premières stratégiques : Alrosa (diamants), Lukoil (pétrole), Nordgold (or), Renova (manganèse), Rosneft (pétrole), Rusal (bauxite-alumine). Rosatom (énergie nucléaire) est également présente sur les marchés africains. Depuis 2022, la Russie a commencé à exporter du combustible vers l’Afrique. Dans le domaine de l’agriculture, le plus grand exportateur d’engrais de Russie, Phosagro, dispose d’un bureau au Cap et s’est engagé en 2023 à doubler ses exportations vers l’Afrique. Uralchem et Uralkali – deux grands producteurs d’engrais – ont fusionné leurs opérations en Afrique sous l’égide d’une compagnie, United Fertilisers Company Ltd.

Afin de prendre en compte l’interdiction du lobbying en Russie, les entreprises russes s’organisent au sein d’« associations » d’affaires, qui conduisent souvent à des engagements avec l’Afrique. Bien que ces organisations ne poussent pas le gouvernement russe à adopter des politiques spécifiques, un rapport de 2018 sur le lobbying en Russie a souligné que ces associations faisaient de facto du lobbying auprès des autorités. Même la société Concord de Prigojine était membre de la branche de Saint-Pétersbourg d’une de ces associations. En effet, les principales associations d’entreprises russes ont officialisé différents liens avec l’Afrique, voire construit une présence sur le continent. La Chambre de commerce et d’industrie de la Fédération de Russie (TPPRF) dispose d’un organe spécifiquement dédié à l’engagement avec des partenaires commerciaux africains, ainsi que de huit branches régionales sur le continent. L’Union russe des industriels et des entrepreneurs (RSPP) a signé des accords de coopération avec ses homologues sud-africains et tunisiens. Le Soutien de la Russie (Opora Rossii) a un représentant basé à Brazzaville couvrant le continent entier. Business Russia (Delovaya Rossiya) compte trois « ambassadeurs d’affaires » en Afrique. Ces quatre associations d’entreprises ont envoyé des délégations aux premier et deuxième Sommets Russie-Afrique, ainsi qu’à d’autres événements similaires impliquant des pays africains. La seule grande association d’affaires spécifiquement dédiée à l’Afrique est l’Association de coopération économique avec les États africains (AESSA), dirigée par Alexander Saltanov, ancien ministre des Affaires étrangères de la Russie et actuel vice-président des chemins de fer russes depuis 2011. Dans la mesure où l’on peut parler d’un lobby « russo-africain », ces associations d’entreprises en constituent l’épine dorsale.

Les affairistes apportent leur soutien

D’une certaine façon, la coopération à l’étranger entre un gouvernement et le secteur privé de son pays n’a rien de nouveau. Des gouvernements dans le monde entier s’engagent à promouvoir, faciliter et encourager les entreprises de leurs pays à l’étranger. Toutefois, le cas de la Russie est particulier du fait de la dynamique d’échange entre les élites du pays et le contexte de l’agressive politique étrangère russe, y compris à l’égard des pays du Sud.

Bien que ces discussions aient lieu en privé, certains individus ou entreprises sont consultés par le gouvernement russe dans le cadre de la politique étrangère de Moscou. Par exemple, le Conseil d’affaires du ministère russe des Affaires étrangères s’est réuni à plusieurs reprises avec le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov pour discuter des liens entre la Russie et l’Afrique. Le Conseil est composé de représentants de plusieurs ministères et de chefs d’entreprise. Un autre exemple, encore plus opaque, est celui de la relation entre Poutine et Prigojine. Selon Proekt Media, en 2017, Prigojine aurait persuadé le président russe de chercher à accroître l’influence russe en Afrique. Utilisant son accès direct à Poutine, Prigojine lui aurait « vendu » l’idée de surmonter l’isolement imposé par les sanctions internationales en renforçant la présence de la Russie en Afrique. Avec la mort de l’oligarque en 2023, son empire africain n’est pas en train de subir un démantèlement, mais plutôt une absorption de la part de l’État russe.

Quels avantages les milieux d’affaires peuvent-ils recevoir en échange de la coordination de leur politique commerciale en Afrique avec la politique étrangère du Kremlin ? Malgré les faibles volumes d’échanges commerciaux et d’investissements entre l’Afrique et la Russie, le réseau diplomatique de la Russie sur le continent est relativement important ; Moscou compte en effet 41 ambassades en Afrique, contre 50 ambassades américaines et 53 ambassades chinoises. La Russie a également mobilisé le soutien de ses services militaires et de renseignement, notamment en coopération avec les entreprises de Prigojine, mais pas seulement. Si l’on considère d’autres entreprises, la promotion des intérêts commerciaux de la Russie va bien au-delà des paramètres attendus de la « diplomatie commerciale ».

Le rôle de l’UC Rusal, une compagnie minière et métallurgique russe, en Guinée, en est un exemple significatif. Rusal est présente en Guinée depuis le début des années 2010 et est devenue un acteur privé majeur de l’industrie minière de ce pays. Elle possède le plus grand complexe d’alumine-bauxite du pays ainsi qu’une grande entreprise minière de bauxite. En réalité, la Guinée représente plus de 40 % de la capacité de production de bauxite de Rusal. Cette dernière gère également plusieurs services en Guinée comme certaines lignes de chemin de fer pour la distribution de la bauxite, ainsi qu’un hôpital local.

Les opérations de Rusal en Guinée ont été marquées par des défis et des conflits avec le gouvernement et la population locale, notamment des grèves. Cependant, la diplomatie de la Russie avec le pays a contribué au maintien de la présence de l’entreprise minière. Sous la présidence d’Alpha Condé, la Russie a entretenu des relations étroites avec Conakry, exprimant notamment son soutien à un troisième mandat de Condé, allant à l’encontre de la constitution guinéenne. En effet, en 2019, l’ambassadeur de Russie en Guinée a plaidé en faveur d’un amendement constitutionnel qui a permis à Condé d’exercer, bien que brièvement, un troisième mandat au pouvoir. Cette décision a été largement critiquée par la société civile guinéenne et par l’opposition à Condé. Dans un même temps, les sociétés minières russes bénéficié de nombreuses exemptions fiscales de la part de Conakry, dans le cadre de ce que certains appellent un accord secret entre la Guinée et la Russie en la matière. La junte militaire qui a pris le pouvoir après le coup d’État de 2021 ne se montre pas aussi favorable aux entreprises russes, les obligeant ainsi à s’adapter aux nouvelles circonstances du pays, ayant perdu une grande partie de la marge de manœuvre que Moscou leur avait permis d’obtenir grâce à son soutien à Condé.

Un soutien constant

La diplomatie commerciale, la coordination et le soutien mutuel entre le Kremlin et les entreprises russes à l’étranger ne sont pas des traits distinctifs de la politique étrangère russe. La distinction avec les autres pays réside dans la relation d’échange entre les élites, l’État et les entreprises, ainsi que dans le contexte de la politique étrangère agressive de la Russie. Cet article analyse la manière dont cet échange se déroule en Afrique en se concentrant sur les activités d’organisation du lobby des entreprises russes en Afrique. Ces activités impliquent la coordination des activités entre les entreprises et l’utilisation de leurs contacts dans le cadre de la diplomatie russe, comme le montre le cas de Rusal en Guinée.

Les sanctions, la réputation ternie de la Russie et les complications logistiques et financières croissantes ont déjà ralenti l’expansion diplomatique et économique de Moscou en Afrique. En outre, d’autres régions du monde, comme l’Indopacifique ou l’Amérique latine, pourraient devenir plus attrayantes pour les entreprises russes qui font partie de ce lobby. Par exemple, l’Afrique subsaharienne est un marché relativement niche dans le secteur de l’armement, puisqu’il ne représente que 5% des importations mondiales d’armes (dans les marchés légaux, au moins). Cependant, un signe de l’intérêt persistant pour ce continent peut être observé dans le nombre croissant de partenaires russes officiels du Sommet Russie-Afrique. En effet, en 2019, 30 entreprises étaient répertoriées comme « partenaires » sur le site web du Sommet. En 2023, ce nombre était passé à 58. Si l’on ajoute à cela l’augmentation des exportations d’armes et de carburant, l’intérêt constant pour les engrais et les céréales russes et les promesses de croissance des échanges commerciaux, les entreprises russes continueront certainement à inciter Moscou à s’engager en Afrique.

 

Crédit photo : GovernmentZA

Auteurs en code morse

Ivan U. Klyszcz

Ivan U. Klyszcz (@IvanUlisesKK) est chargé de recherche d’origine polonaise au Centre international de défense et de sécurité (ICDS), spécialisé dans la politique étrangère russe. Ses recherches ont été publiées par des revues scientifiques telles que Nationalities Papers et Problems of Post-Communism, ainsi que par d’autres think-tanks, dont la Fondation pour la recherche stratégique. Il a également été cité par des médias tels que Le Monde, France 24 et l’Agence-Presse France.

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