Le droit international de l’usage de la force complique-t-il la résolution des conflits ?

Le Rubicon en code morse
Juil 19

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De la guerre comme duel à la condamnation de l’agression

 

Peu de conflits auront été autant façonnés par le droit international que celui qui a vu la Russie envahir l’Ukraine. Le droit international joue peut-être avant tout un rôle dans la représentation du conflit, selon les termes du jus contra bellum, c’est-à-dire du droit, désormais très restrictif, du recours à la force dont les deux piliers sont l’interdiction de l’agression et la licéité de la légitime défense. La dénonciation de l’agression russe apparaît ainsi comme s’appuyant sur un des grands progrès du droit international, même si elle rappelle aussi sa fragilité puisqu’elle n’a pas empêché l’invasion. À cette dénonciation vient s’ajouter un arsenal de réponses juridiques, militaires et institutionnelles : non-reconnaissance des conséquences d’une occupation illégale, sanctions, éventuelles responsabilités individuelles et étatiques, réparations, etc.

Mais se pourrait-il que le droit international de l’usage de la force complique aussi, paradoxalement, la résolution de la guerre ? Qu’en est-il de son rôle dans l’agression de l’Ukraine spécifiquement et comment évaluer sa contribution politique plus large à la gestion des conflits? En proposant ici quelques pistes de réflexion, j’entends moins apporter une contribution à la compréhension de ce conflit en particulier que d’envisager comment il permet de penser le rôle du droit international, dans un contexte où peinent parfois à émerger des réflexions plus axées sur le long terme. Je souhaite le faire à travers quelques pensées un peu provocatrices dont la vocation est surtout de s’interroger lucidement sur le type d’orientations et d’investissements politiques qu’induit le droit international.

Le droit international classique ne condamnait pas le recours à la force dans les relations internationales. Il en résultait que les guerres se réglaient, principalement, par l’issue des armes à la façon, selon une conception clausewitzienne, d’un « duel » entre « justus hostis ». Le droit international offrait moins un cadre impératif qu’il ne fournissait, au mieux, certains « outils » de gestion de la guerre. Les États tiers pouvaient librement choisir d’opter pour la neutralité ou de se battre avec une des parties en présence en fonction de leurs intérêts. Le résultat était moralement et juridiquement lamentable vu d’aujourd’hui, puisque les parties étaient renvoyées dos à dos et traitées comme des égales, quitte à faire systématiquement le jeu du plus fort. Néanmoins, ce réalisme avait au moins l’avantage d’inciter les parties à un certain pragmatisme, notamment celui de la recherche de la moins mauvaise issue de conflit en fonction des forces en présence. C’est ainsi que par exemple la Finlande consentit pour sauvegarder son indépendance à sacrifier 11% de son territoire suite à la guerre d’hiver contre l’Union soviétique (1939-1940), précédent difficile parfois invoqué dans le contexte ukrainien.

Or la condamnation de l’agression, à l’inverse, grande conquête de principe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, change fondamentalement l’environnement normatif de la guerre. Il n’existe plus simplement une « guerre », mais bien une agression d’un côté et une légitime défense de l’autre. C’est ce que Carl Schmitt avait décrit en son temps – pour mieux, dans son cas, le dénoncer – comme l’émergence d’un concept « discriminant de la guerre ». L’État en situation de légitime défense qui nous intéresse plus particulièrement ici exerce bien, sous l’autorité du droit international, une prérogative fondamentale. En outre, il le fait pour son compte, mais aussi pour celui de la « communauté internationale dans son ensemble », défendant une certaine conception de l’ordre juridique international en même temps qu’il protège sa propre souveraineté. Se défendant individuellement, il pourra également solliciter l’assistance et même l’intervention d’autres États dans l’exercice d’une légitime défense collective. Enfin, l’État en position de légitime défense n’effectue pas seulement un travail de protection de ses intérêts, mais bien de ceux du droit international : habilitée par le droit international, la légitime défense en est bien, en retour, un des plus sûrs garants de sa pérennité. D’ailleurs la légitime défense individuelle n’est qu’un substitut d’urgence en attendant l’intervention du Conseil de sécurité au nom des Nations Unies (qui tarde cependant à venir dans de nombreux cas).

Une obstination de la « cause juste » ?

Or ce sentiment d’être du « bon côté » du droit international n’aurait-il pas une incidence, dans les faits, sur la conflictualité ? Ce risque a de longue date été pressenti dans les interactions potentielles, et pas toujours positives, entre jus ad bellum et jus in bello (voir notamment ici). Schématiquement, il est par exemple craint que l’État qui estime se trouver du « bon » côté du jus ad bellum n’en profite pour tenter de s’émanciper des contraintes du jus in bello. Cette crainte, qui remonte à la guerre du Vietnam notamment, paraît quelque peu excessive, car un État en légitime défense peut tout aussi bien manifester un fort parti pris de respect du droit international, là où c’est plutôt l’État agresseur qui n’a « rien à perdre » voire exprime plus fondamentalement un mépris du droit qui se manifestera, comme c’est déjà le cas avec la Russie, par des violations du droit international humanitaire.

Mais cette possibilité montre bien que l’émergence d’un jus contra bellum au caractère paradigmatique prononcé peut avoir des effets systémiques plus profonds en structurant la perception que chaque partie aura de sa situation. C’est d’autant plus le cas, d’ailleurs, que de bonne ou mauvaise foi, il arrivera que les deux parties se considèrent comme en situation de légitime défense ou en tous cas comme étant en droit de recourir à la force, dans un contexte où peu de moyens juridiques sont disponibles pour les départager. Il est bien sûr possible de chercher à limiter ce risque (par exemple, en réaffirmant la notion d’une ligne supposément infranchissable entre jus ad bellum et jus in bello), mais on n’est pas moins obligé de reconnaître qu’il continue d’exister sous forme de tensions latentes, les parties ayant tendance à se dédouaner d’accusations de crimes de guerre en faisant valoir la justesse de leur cause.

Mais si, au-delà de l’interaction avec le jus in bello, l’idée de jus contra bellum avait un effet plus profond sur la nature d’un conflit armé, l’intensité avec lequel il est poursuivi et la disposition pour la paix dont elle augure (just post bellum) ? On suggérera notamment ici que le sentiment d’être du bon côté du droit international dans une guerre (et non plus simplement, désormais, une simple partie lambda à un conflit entre égaux susceptible de mener avant tout à une solution politique) aura, toutes choses égales par ailleurs, tendance à renforcer la volonté de combattre jusqu’au bout, fort que l’on sera du sentiment exprimé en termes absolus, désormais, d’être dans son bon droit. Négocier alors qu’on est non pas un simple participant à une guerre, mais une victime au sens juridique, et non pas seulement victime d’une violation du droit international, mais bien d’un crime de droit international, devient dès lors objectivement d’autant plus difficile. Quant à capituler, ce ne serait plus faire preuve de réalisme ou d’initiative diplomatique, mais bien s’incliner devant sa propre victimisation. Ni l’opinion publique ukrainienne chauffée au fer blanc d’un patriotisme validé par son destin international, ni la partie de l’opinion publique internationale favorable à l’Ukraine ne l’accepteraient.

Fort de la validité absolue de sa cause, soutenu à grands renforts par un vaste consensus international, quel État serait enclin à tergiverser avant que de n’avoir été pleinement réinstitué dans ses frontières ? Ceci se lit pleinement dans l’évolution de la position ukrainienne. Si le conflit engagé en 2014 avait longtemps laissé la place à un certain pragmatisme et si dans un premier temps après l’invasion de 2022 des négociations ont bien existé pour tenter de trouver une issue au « conflit », avec le temps les objectifs se durcirent au détriment de toute négociation avec l’agresseur russe, avec des conséquences encore imprévisibles. Il est vrai que plus l’investissement en hommes et en capital aura été important, plus il sera difficile de faire marche arrière. L’immensité du sacrifice finit par tenir lieu de politique, comme ce fut le cas pour les participants à la Première Guerre Mondiale, avec les conséquences peu heureuses que l’on sait.

Mais surtout, la tendance lourde du droit international est de rendre « non négociable » la perte de ses propres territoires, en violation du principe de souveraineté et d’inviolabilité des frontières, ce qui implique qu’il n’y a à la limite rien à négocier tant que l’agresseur ne s’est pas retiré entièrement du territoire conquis. Il ne s’agit pas ici de le déplorer, mais bien de montrer un effet mécanique du jus contra bellum sur la dynamique des conflits, celui d’une certaine obstination, entêtement ou même ivresse de la « juste cause ». Effet paradoxal et quelque peu pervers, néanmoins, puisque la condamnation de la guerre aboutirait, au moins dans un premier temps, à son intensification. Bien entendu également, la volonté de combattre ou de négocier est avant tout fonction de facteurs politiques complexes ; il s’agit uniquement ici de remarquer que le droit international a incontestablement un rôle propre de structuration des attentes des parties et ce qu’elles sont en droit d’espérer.

On est d’ailleurs ici face à un autre effet structurel du droit international: l’idée que la souveraineté territoriale est bien entièrement exclusive et que donc, dans le cas d’espèce, une victoire ukrainienne consiste bien dans la récupération « jusqu’au dernier centimètre » de son territoire. À tel point d’ailleurs que l’Ukraine exige désormais comme précondition à des négociations qu’il n’y ait plus un seul soldat russe sur ce territoire : précondition qui, si elle était réalisée, consacrerait sa victoire totale et donc, à la limite, l’utilité très relative de négociations où il n’y aurait plus rien de fondamental à négocier. Cette imperméabilité revendiquée à toute négociation aura été accentuée, sans aucun doute, par le caractère brutal et criminel de la guerre menée par la Russie, parfois vécue comme un véritable génocide, mais elle existerait même sans violations du jus in bello comme simple fonction du jus contra bellum.

Quant à l’État agresseur, même si ce n’est pas notre propos central, on peut penser que le fait de se savoir agresseur (si tel est le cas) ne l’incitera pas en soi à changer de cap. Ce pourrait même être le contraire, un État ou des individus ayant été accusés d’agression n’ayant « rien à perdre » et étant tentés par leur propre fuite en avant. De fait, les « propositions » de négociation russes n’en sont guère puisqu’elles n’exigent ni plus ni moins une abdication ukrainienne. Par ailleurs, il peut être utile de remarquer qu’un État agresseur se considère rarement agresseur – ce qui est assurément le cas de la Russie – et que donc dans la pratique l’effet dissuasif du jus contra bellum jouera peu, ou même à contre-emploi, renforçant l’État agresseur dans sa conviction, même largement cynique, d’être dans son bon droit et, à son tour, de ne rien concéder.

L’impact de la collectivisation de la légitime défense

Mais il y a plus. Le jus contra bellum, en sacralisant l’interdiction du recours à la force, ne risque pas seulement d’alimenter la dynamique belliqueuse des parties elles-mêmes en la juridicisant. Il la collectivise également, rendant la « communauté internationale » garante de son respect avec des implications supplémentaires en termes de perspectives de sortie de conflit. D’une part, les États tiers qui pourraient être tentés de temporiser sont rattrapés par leurs obligations en droit international de soutenir le régime de sécurité collective et leur engagement contre l’agression. Que d’aventure ils poussent les parties à la négociation, paraissant ainsi renvoyer dos à dos agresseur et agressé, et ils seront soupçonnés, peut-être avec raison, de lâchage. Le droit international favorise donc objectivement – exige, même – un ralliement collectif derrière l’État attaqué, même si ce ralliement est parfois difficile à concrétiser dans les faits. C’est, en quelque sorte la moindre des choses, surtout lorsque l’Etat attaqué exerce seul ou à titre principal son droit de légitime défense pour son propre compte certes, mais d’une manière dans le cadre du droit international et pour le compte de la communauté internationale.

D’autre part, on est en droit de se demander à l’inverse, et de manière un peu théorique dans le cas ukrainien il est vrai, si les États tiers qui soutiennent l’Ukraine ne pourraient pas se plaindre auprès de celle-ci si d’aventure elle venait à négocier précocement une paix moins que parfaite. Un État exerçant sa légitime défense ne fait pas qu’exercer un droit propre, mais se fait bien, par le truchement d’une sorte de dédoublement fonctionnel, l’artisan principal de la mise en œuvre d’une norme internationale de non-agression. Il résulte de cette perspective qu’un État en situation de légitime défense aurait bien un droit, mais aussi, sous réserve sans doute de quelques modulations en fonction des circonstances, une obligation d’exercer sa légitime défense puisqu’en consentant au crime il minerait l’interdiction de l’agression. L’interdiction du recours à la force est bien une règle d’ordre public international à la violation de laquelle aucun État, pas même l’Etat attaqué, ne saurait consentir. Cela justifie une immixtion potentielle des États tiers soutenant l’Ukraine laquelle a bien sûr des origines politiques (par exemple, l’ampleur de l’aide militaire et économique accordée), mais sort renforcée par un cadre légal qui fait de l’attaque de n’importe quel État un problème fondamentalement collectif.

L’Etat en légitime défense et la communauté internationale se trouvent donc quoi qu’il en soit, liés par un pacte difficile à dissoudre de réaction à l’agression. Le jus contra bellum collectivise la réponse aux actes d’agression en en faisant une question qui intéresse désormais la société internationale dans son ensemble. Deux États engagés » dans un conflit armé ne sauraient plus prétendre que ce conflit « ne concerne qu’eux », inter partes en quelque sorte, dès lors qu’il crée une importante « externalité négative » pour le reste de la communauté internationale. Cela n’est clairement pas une simple vue de l’esprit dans le contexte de la guerre en Ukraine, tant ce conflit est susceptible de générer des conséquences, humaines ou économiques, globales. En outre, les parties ne sont plus « laissées à elles-mêmes » dans un face à face égalitaire marqué uniquement par un rapport de force politique, mais présentées l’une comme une menace pour l’ordre international, l’autre comme son meilleur garant.

Vu dans une perspective internationale de long terme, il est compréhensible que la construction du droit international se paie d’efforts considérables pour faire respecter un principe aussi central que l’interdiction de l’agression. Mais le prix à payer est peut-être que le droit international contemporain participe d’une intensification de la violence sur le court terme, toute attaque contre un État étant désormais comprise comme un acte d’agression mettant potentiellement en jeu la survie de tout le système de l’interdiction de la force. La crise ukrainienne prend à ce titre les allures d’une crise existentielle autour du statut international de cette interdiction de l’agression, comme en une autre époque les invasions de l’Éthiopie, de la Mandchourie ou encore des Sudètes par exemple avaient radicalisé la question de l’engagement des États pour le droit international, avec les effets délétères que l’on sait dès lors que la communauté internationale ne sut pas être à la hauteur de l’occasion.

La « communauté internationale » à la rescousse ?

Tout cela convergerait vers une issue heureuse, en effet, si l’État en situation de légitime défense devait finir par prévaloir. Le jeu en aura alors valu rétrospectivement la chandelle : le principe de non-agression aura été plus profondément validé ; un investissement durable aura été consenti dans sa collectivisation ; et l’État attaqué aura été porté par sa bonne cause tout en contribuant à renforcer le principe d’interdiction du recours à la force pour d’autres. Mais on assiste bien, en attendant, à une sorte de course contre la montre, dont l’issue dépasse tel ou tel conflit. Il s’agit que l’État en situation de légitime défense obtienne une victoire sans ambiguïté avant d’être ou bien lui-même tenté de négocier une paix indigne (au prix de l’intérêt de la communauté internationale dans la sacralité de la norme de non-agression), ou bien que la communauté internationale, minée par ses divergences, ne le jette sous les rails (au prix de son propre intérêt à ce que la norme de non-agression soit respectée dans son cas). Que l’Ukraine désormais négocie ou soit forcée à négocier une issue au conflit sans avoir reconquis l’ensemble de son territoire, quoi qu’il en soit, et c’est non seulement sa souveraineté, mais l’édifice de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales, déjà passablement mis à mal par l’invasion de l’Irak notamment, qui s’en trouverait ébranlé.

Or, au risque d’énoncer l’évidence, rien ne permet de penser que la seule existence du droit international garantisse son application et que, par exemple, la profonde validité de la cause ukrainienne soit la garantie d’un « happy end » voyant cet État réintégré pleinement dans ses frontières internationales. Le droit international est moins dans une logique de mise en œuvre normalisée que dans une logique constitutive où c’est sa mise en œuvre qui, le cas échéant, valide son existence. En définitive, le système d’interdiction du recours à la force ne vaut que pour autant qu’il est soutenu à son tour par une volonté de recourir à la force pour combattre l’agression et réduire ses effets à néant. Le système présente ainsi cette remarquable vulnérabilité qu’il dépend pour sa survie de sursauts périodiques de volonté internationale. Il offre ainsi un contraste saisissant entre la rigidité apparente des normes en cause et le caractère chaotique, décentralisé, et contrasté de la réponse qui est apportée à leurs violations.

À ce titre, le droit international a moins une force propre qu’il ne bénéficie, dans le meilleur des cas, du concours de certains États à certains moments pour remédier à certaines violations. Ces États sont nul doute mus pour partie par le droit international, mais, qu’ils soutiennent l’Ukraine ou pas, également par de multiples autres considérations. Dans les faits leur soutien se négocie, se module et se retire au gré de circonstances qui ont elles-mêmes peu à voir avec le droit international. Il demeure très difficile de garantir une solidarité internationale face à l’agression, quelle que soit la construction juridique de celle-ci et des obligations qui sont censées en découler. De fait certains États du Sud global, pourtant longtemps à la pointe de la définition du crime d’agression, rechignent à sortir d’une posture de neutralité. Et même les États les plus engagés au côté de l’Ukraine diffèrent dans l’étendue du soutien qu’ils sont prêts à accorder.

Victoire et providence

Or c’est là, justement, que le bât blesse. Non seulement la volonté internationale n’est pas infinie (même si, assurément, elle est forte), mais de surcroît elle ne saurait être nécessairement suffisante même à son plus fort. Le salut de la norme internationale dépend également d’éléments largement contingents et exogènes qui tiennent à l’issue, hasardeuse, des combats : par exemple, la question de savoir si l’Ukraine pourra mener avec succès une offensive sans précédent pour reprendre la totalité (si c’est bien de la totalité dont il s’agit) de son territoire. Or sauf à croire à une sorte de providence internationale (les États qui sont dans leur bon droit finissent toujours par gagner), il n’y a aucune raison de penser que l’État en légitime défense ait plus de raison de l’emporter que l’État agresseur de ce seul fait. C’est donc une chose de « vouloir » que l’Etat exerçant sa légitime défense l’emporte, mais aucune caractéristique du système international ne permet de présager d’une telle victoire sur le principe : la victoire n’est pas un dû.

Quant à l’engagement de la responsabilité de l’État russe ou des individus responsables d’une guerre d’agression, outre le fait qu’elle serait un piètre lot de consolation en cas d’incapacité de l’Ukraine à se réintégrer par ailleurs effectivement dans ses frontières, elle reste assez hypothétique. Entre manque de compétence, immunités et divisions internationales, le temps n’est pas venu où le Président Poutine aura à répondre de ses actes. Surtout, la mise en œuvre de mécanismes judiciaires dépend à son tour de coalitions politiques incertaines. Le droit international est donc soupçonné de proclamer des principes qu’il n’a pas les moyens de mettre en œuvre, au risque de creuser un peu plus le décalage entre attentes et réalité et de faire le lit, en définitive, du scepticisme et du populisme à son égard. Il y aurait même un danger d’« aléa moral » à cette situation : le risque d’un surinvestissement de l’État attaqué dans le droit international l’incitant à un comportement en définitive sous-optimal de son point de vue, du fait d’une surévaluation de la bonne volonté internationale, prise au mot de ses visées juridiques.

On risque donc de se retrouver dans une situation où le droit international endosse la nécessité impérieuse de répondre fortement à l’agression, mais en même temps ne dispose pas réellement des moyens de son ambition, offrant ultimement moins une garantie internationale de non-agression qu’une sorte de soutien inégal à son importance. Ce décalage, concevons-le, pourrait mener à la pire des issues intermédiaires : d’une part, l’État agressé, porté par son bon droit à mener son combat jusqu’au bout à un coût humain et matériel considérable, aura relativement moins de raisons de négocier ; alors que, d’autre part, rien ne garantit qu’en dernier recours le système international ait les moyens de ses ambitions et puisse faire respecter le principe du non-recours à la force à son égard. L’Ukraine pourrait ainsi se retrouver – on ne l’espère pas – dans la situation de s’être battue comme si une victoire absolue était la seule issue possible en droit international, pour se rendre compte par la suite que la « communauté internationale » est bien plus encline à marchander ses propres interdits qu’elle ne le laisse supposer. L’Etat en légitime défense serait ainsi sacrifié à l’idéalisme tronqué du droit international : incité à une attitude paroxystique, il pourrait finir par payer chèrement le fait d’avoir pris à la lettre un droit international lui ayant fait miroiter une victoire qu’il serait en définitive impuissant à lui garantir.

La « communauté internationale », quant à elle, pourrait être prise à son propre piège : dans une situation où la guerre se doit de répondre à la guerre jusqu’à éteindre les effets d’une agression, la seule solution est toujours plus de guerre. Par une sorte de remarquable effet pervers, le droit international de la paix et de la sécurité internationales, inventé pour mettre fin à la guerre, non seulement ne peut pas s’en passer, mais radicalise objectivement son incidence. Cette dépendance de l’interdiction de la guerre à la guerre, la manière dont elle structure de plus en plus la réponse internationale en l’orientant vers toujours plus de lutte armée, laisse présager un monde où l’interdiction du recours à la force n’est galvanisée qu’au prix du sang périodiquement versé. Ce serait l’occasion d’un bien grand désarroi pour le projet du droit international, surtout s’ils s’avérait que des modalités de prévention et de règlement pacifique des conflits existaient qui auraient pu obtenir plus de succès.

Conclusion : le mieux est l’ennemi du bien ?

Soyons clairs : il s’agissait ici uniquement de manière réaliste d’inventorier les potentiels effets pervers du jus contra bellum sur la dynamique des conflits. Ces effets pervers doivent bien s’entendre toutes choses égales par ailleurs et notamment de la nature des conflits et des forces en présence. Le droit international n’est qu’un élément parmi d’autres d’une crise majeure dont les ressorts sont multiples. Sur le plan normatif, en outre, le fait de s’interroger sur les effets pervers de la prohibition de l’agression ne remet pas en question la validité axiologique par ailleurs du projet de proscrire l’agression et d’en faire, à terme, un lointain souvenir. À l’intérieur de sa logique propre, la condamnation de l’agression invoque bien les plus hauts idéaux du droit international.

D’une certaine manière, radicaliser l’intensité des enjeux et l’intensité des combats contre l’agression est exactement ce que le droit international post-Seconde Guerre mondiale a toujours entendu faire : un régime d’interdiction de la force certes proclamé ab initio, mais qui ne se construira pas du jour au lendemain et, sans doute, sans que l’on se batte pour lui au prix du sang. Qui se plaindra, dans ce contexte, que de nombreux États soutiennent l’Ukraine manifestement agressée par la Russie et en droit de s’attendre à une certaine solidarité. De fait, des gains militaires ukrainiens significatifs pourraient bien avoir pour effet à terme de mettre la pression sur la Russie pour que celle-ci vienne à la table de négociation. Et il ne faut sans doute pas sous-estimer la possibilité d’un pragmatisme ukrainien quand le moment viendra de pivoter vers une démarche plus souple.

En même temps, l’attention aux circonstances politiques concrètes des conflits et la sensibilité aux effets pervers de tout régime prohibitif – notamment d’un régime prohibitif incomplet et hésitant – doivent inciter à réévaluer périodiquement ses coûts réels, notamment pour ceux qui sont en première ligne des combats. La poursuite d’une stratégie guerrière à outrance pourra s’avérer payante, mais elle risque aussi d’épuiser tant l’Ukraine que ses soutiens et pourrait en définitive exposer leurs faiblesses, au prix en définitive d’une résolution en catimini. Elle attire l’attention sur le risque de rendements décroissants dans l’utilisation de la force, et l’importance de jauger tout investissement militaire à l’aune de ce qui peut être obtenu politiquement, plutôt que sur la base d’une matrice issue du droit international.

Rappelons que, entre un droit international impératif, mais paradoxalement précaire et le cynisme impérial de la conquête, toute une tradition intermédiaire du droit international s’oriente vers la résolution des conflits en fournissant aux parties des outils adaptés (médiation, statuts territoriaux inédits, protection des minorités ou encore maintien de la paix). L’attention à cette tradition toute en compromis et courage diplomatique (voir par exemple ici) rappelle que le long terme de la région ne peut s’inscrire que dans des destins pacifiés. La question, en définitive, sera de savoir si cette approche tournée vers le « règlement des différends » et la négociation d’une part, et une approche tournée vers la condamnation sans faille de l’agression à travers un cadre impératif d’autre part, peuvent aujourd’hui être conciliées.

 

Crédits photo : Michael Behlin

Auteurs en code morse

Frédéric Mégret

Frédéric Mégret (@fredericmegret) est professeur de droit, titulaire d’une Chaire William Dawson et co-directeur du Centre des droits de la personne et du pluralisme juridique à la Faculté de droit de l’Université McGill, au Canada. Il a notamment co-dirigé les ouvrages The United Nations and Human Rights: A Critical Appraisal (Oxford University Press, 2020), The Dawn of a Discipline: International Criminal Justice and its Early Exponents (Cambridge University Press, 2020) et The Oxford Handbook of International Criminal Law (Oxford University Press, 2020).

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