La reprise du dialogue sino-américain et les limites de l’analogie avec la détente

Le Rubicon en code morse
Oct 11

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Le printemps et l’été 2023 ont semblé constituer une séquence de dialogue et d’apaisement entre les États-Unis et la Chine, ouverte par la rencontre entre Biden et Xi Jinping le 14 novembre 2022, en marge du G20 de Bali. L’accord conclu par les deux présidents stipulait de « maintenir une communication stratégique et de mener des consultations régulières ». Evan Medeiros, ancien conseiller de l’administration Obama pour la Chine, avait qualifié cette rencontre de « first superpower summit of the Cold War Version 2.0 ». Déjà, en 2021, Biden avait fait part à Xi de la nécessité « d’établir des garde-fous de bon sens » ; après Bali, il avait déclaré : « I’m not looking for conflict, I’m looking to manage this competition responsibly ». Le dialogue a ensuite été différé à cause de la crise liée au « ballon-espion » survolant les États-Unis et abattu en février 2023. Il a lieu au printemps et à l’été 2023, mais ne semble guère annoncer une détente durable, les comparaisons avec la précaire détente américano-soviétique des années 1970 étant très fragiles.

 

Chronologie des rencontres

En mars 2023, Xi critique « les pays occidentaux, qui, sous la houlette des États-Unis, ont mis en œuvre des mesures globales d’endiguement, d’encerclement et de répression à notre encontre, ce qui a entraîné des difficultés sans précédent pour le développement de notre pays ». Qin Gang, l’ancien ambassadeur à Washington devenu brièvement ministre des Affaires étrangères, surenchérit, expliquant que « lorsque les États-Unis disent qu’ils veulent « installer des garde-fous et éviter les conflits » dans les relations sino-américaines, cela signifie en réalité qu’ils exigent de la Chine qu’elle ne riposte pas lorsqu’elle est frappée ou réprimandée, ce qui est impossible ». Il reproche alors aux États-Unis d’assimiler la question de l’Ukraine à celle de Taïwan, et affirme que si les États-Unis « ne freinent pas et continuent à accélérer sur la mauvaise voie, aucun garde-fou ne pourra empêcher le déraillement, et il y aura certainement un conflit et une confrontation ». Pendant ce temps, le 30 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen déclare qu’il n’est ni viable, ni dans l’intérêt de l’Europe, de se découpler de la Chine, ajoutant : « nous devons nous concentrer sur la réduction des risques plutôt que sur le découplage ». Plusieurs visites de haut niveau de dirigeants des pays européens à Pékin (le chancelier allemand Scholz en décembre 2022, le Premier ministre espagnol Sanchez et le président français Macron en avril 2023) montrent que les alliés des États-Unis souhaitent apaiser les relations avec la Chine, après la séquence Covid.

En mai à Vienne, Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, rencontre Wang Yi, le chef de la diplomatie chinoise (il est depuis janvier 2023 directeur du bureau de la commission centrale des affaires étrangères du PCC). La Maison-Blanche fait savoir que « les deux parties ont eu des discussions franches, substantielles et constructives sur les questions clés des relations bilatérales entre les États-Unis et la Chine (…) Cette réunion s’inscrit dans le cadre des efforts déployés pour maintenir des lignes de communication ouvertes et gérer la concurrence de manière responsable ». Deux jours avant la rencontre Sullivan-Wang, l’ambassadeur américain Nicholas Burns avait rencontré Qin Gang à Pékin. Toutefois, lors du forum de Shangri-La, au début du mois de juin 2023, le ministre chinois de la Défense n’a pas dialogué avec celui des États-Unis, Lloyd Austin III, sans doute pour montrer qu’il n’appréciait pas les sanctions américaines qui le visent, depuis 2018, pour achats d’équipements militaires à la Russie. Le ministre, le général Li Shangfu (qui disparaît en septembre 2023), a profité de l’occasion pour critiquer la « mentalité de Guerre froide » des États-Unis, accusation coutumière de la part des dirigeants et des médias chinois. La Chine refuse les demandes américaines de rouvrir les canaux de communication entre militaires de haut niveau, que la Chine a fermés après la visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, en août 2022.

Pékin souhaitait recevoir les responsables économiques avant le Secrétaire d’État Antony Blinken, mais l’administration Biden a insisté pour que celui-ci ouvre le bal des rencontres de haut niveau. La visite de Blinken en juin 2023 constitue la première visite en Chine d’un secrétaire d’État américain depuis cinq ans. Ce dernier martèle avant de partir « [that] intense competition requires sustained diplomacy to ensure that competition does not veer into confrontation or conflict ». À l’issue de la rencontre, le communiqué de la RPC indique que « la Chine s’engage à construire une relation stable, prévisible et constructive entre la Chine et les États-Unis ».

Blinken est suivi par Janet Yellen, la Secrétaire au Trésor, qui cherche à convaincre Pékin que les nombreuses mesures américaines bloquant l’accès à des technologies sensibles (notamment les semi-conducteurs), au nom de la sécurité nationale, n’ont pas pour objectif de nuire à l’économie chinoise. C’est aussi au printemps qu’Elon Musk et Bill Gates se rendent en Chine, et sont reçus par Xi Jinping. Les dirigeants chinois veulent utiliser Yellen pour infléchir les positions de l’administration Biden, d’autant qu’elle avait critiqué les droits de douane imposés par Trump. Depuis longtemps, le Trésor est l’agence gouvernementale qui cherche le plus à entretenir, et désormais à préserver, des relations amicales avec la Chine, qui détient une part de la dette américaine (même si la Chine n’est plus le premier créditeur étranger des États-Unis), et qui constitue un marché potentiel pour les services financiers américains. Le département du commerce et l’U.S. Trade Representative sont davantage hostiles, à cause de la nature de la concurrence chinoise et des conséquences pour l’emploi aux États-Unis. Yellen déclare que le monde est « big enough for both the United States and China to thrive », et que les États-Unis ne cherchent pas un combat de type « Winner Take All ». La partie chinoise explique que le développement de la Chine est « une opportunité plutôt qu’un défi pour les États-Unis, et un gain plutôt qu’un risque ».

Lors de sa visite en Chine (précédée de celle en Inde et suivie de celle au Vietnam), Yellen invite les États-Unis et la Chine à coopérer dans le financement de la lutte contre le changement climatique. Or, John Kerry, l’envoyé spécial de Biden pour le climat, arrive à Pékin juste après elle, pour quatre jours de négociations. La Chine et les États-Unis sont les deux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre, tandis que la consommation chinoise de charbon ne cesse d’augmenter, malgré une expansion impressionnante des énergies renouvelables. Au-delà des déclarations sur la nécessaire collaboration entre les deux pays face à cet enjeu global, celle-ci n’a pas été actée dans les détails. Kerry n’a pas obtenu d’audience avec Xi Jinping, lequel a plutôt envoyé comme signal que son pays fait cavalier seul dans ce domaine. Kerry s’est contenté de déclarer : « we got a long way with it », mais « we just ran out of administrative time and capacity to chase it down ».

C’est ensuite un « vieil ami » qui se rend en Chine, le centenaire Henry Kissinger, lequel avait ouvert en 1971 le processus de rapprochement sino-américain. L’expression « ami de la Chine », utilisée par les autorités chinoises, est fortement connotée : elle était utilisée par l’Union soviétique et la Chine de Mao Zedong pour qualifier des individus utiles à leur image internationale, notamment parce qu’ils n’étaient pas critiques à leur égard au terme de leurs voyages, scrupuleusement organisés, et combattaient dans leurs pays les « forces hostiles » aux régimes communistes. À plusieurs reprises, Kissinger a joué ce rôle, affirmant que « les relations entre les États-Unis et la Chine sont d’une importance vitale pour la paix et la prospérité des deux pays et du monde » et qu’un conflit entre eux conduirait à une « catastrophe ». L’Amérique et la Chine doivent donc « must learn to live together. They have less than ten years ». Wang Yi s’est empressé de dire que « la politique américaine à l’égard de la Chine a besoin d’une sagesse diplomatique à la Kissinger et d’un courage politique à la Nixon ». L’accueil de Kissinger, et son contraste avec celui de Kerry, montre que le réengagement du PCC se fera à ses propres conditions, en misant sur les personnalités et organisations qu’il aura choisies. Celles-ci sont flattées pour qu’elles pèsent sur les choix aux États-Unis, en répercutant le discours sur le respect mutuel, la coexistence pacifique et la coopération gagnant-gagnant. Pékin ne joue donc pas seulement sur les traditionnelles gauches marxistes, pacifistes et décoloniales, mais aussi sur les « réalistes » de type Kissinger, et les libéraux historiques, tel Joseph Nye, qui répète une nouvelle fois que ce qui le préoccupe dans la période actuelle, « is that we are focusing too much on the rivalry and not enough on the cooperation ».

 

Coexistence, détente : des termes et des comparaisons à manier avec précaution

Ces visites font écho aux multiples prescriptions appelant à une relation stabilisée de coexistence entre États-Unis et Chine, pour éviter une catastrophe (avec août 1914 comme repoussoir), et reproduire d’une manière ou d’une autre les relations soviéto-américaines durant la détente qui, de facto, a duré de 1955 jusqu’à la fin de la Guerre froide, entre 1989 et 1991. Avant les élections américaines de 2020, Jake Sullivan et Curt Campbell, l’initiateur de la stratégie Indo-Pacifique sous Obama, en avaient appelé à une « compétition sans catastrophe », les États-Unis pouvant à la fois faire face au défi de la Chine tout en coexistant avec elle. Un certain nombre de « réalistes » aux États-Unis, qui condamnent à la fois les excès interventionnistes de leur pays durant la Guerre froide et son hubris militariste et globaliste depuis les années 1990, appellent à en revenir à la sage politique qu’aurait prônée George Kennan, à savoir une combinaison de « patience, de sacrifice et de retenue », accompagnée d’une « diplomatie sérieuse ». Plus assertif, le spécialiste de la marine chinoise Andrew Erickson propose une « coexistence compétitive », avec ces mots d’ordre : « don’t suppress China wholesale, oppose its harmful behaviors ; accept risk and friction to recalibrate Chinese actions threatening American interests ; hold ground in contested areas to thwart Chinese dominance ; reduce tensions and pursue shared interests as much as Beijing is willing to do so ».

Selon l’éditorialiste David Ignatius, cette « coexistence compétitive » doit être « un cadre pour un engagement constructif ». Des « libéraux » continuent de croire aux vertus de l’interdépendance, voire aux atouts des États-Unis dans la compétition économique et des idées. Michael Doyle, vétéran de la science politique, espère qu’une « paix froide » évitera aux mondes les affres de la Guerre froide, quand d’autres constatent l’émergence d’une « paix armée » (comme dans les années 1875-1914), notamment dans le domaine naval. Le mantra aronien pour qualifier la Guerre froide, « paix impossible, guerre improbable », est repris et amendé, avec des inquiétudes.

La guerre semble un peu plus probable, malgré les appels à « gérer la compétition stratégique », avec l’espoir de parvenir à une « stabilité stratégique » qui éviterait une guerre catastrophique. La question de la probabilité de la guerre renvoie aussi aux causes de la Première Guerre mondiale : l’historiographie actuelle fait valoir que celle-ci était moins probable qu’on ne le pensait, et donc que les décideurs ont une responsabilité déterminante dans son déclenchement[1]. Il était beaucoup question de « détente » en Europe en 1913 et au début de 1914. La politique des États-Unis est résumée par Ralph Cossa en « trois choses à faire et une à ne pas faire ». Selon lui, « the three do’s are cooperate whenever possible, compete where appropriate, and confront when necessary. The fourth C, the don’t, is to avoid direct conflict until or unless it is thrust upon us ».

La notion de « coexistence pacifique » a été théorisée dès les années 1920 en Union soviétique, dans le but de stabiliser le régime bolchevique après la guerre civile. Elle est réutilisée par Khrouchtchev dans la seconde moitié des années 1950. Le terme « détente » est utilisé à partir de 1955, lorsque l’Ouest et l’Est recommencent à se parler, après la mort de Staline et la fin de la guerre de Corée (1953). L’expression désigne souvent une période, les années 1970, symbolisée par les sommets américano-soviétiques, les accords SALT, les exportations de céréales américaines, la coopération dans l’espace, et les accords d’Helsinki en 1975 ; toutefois, les dernières années de cette décennie voient un déclin de cette détente, même si elle se poursuit en Europe.

Cette détente résulte de nombreux facteurs, qui n’existent guère pour les relations sino-américaines. Les États-Unis et l’Union soviétique connaissent des difficultés depuis la fin des années 1960. Les premiers sont embourbés dans la guerre au Vietnam, et comptent sur Moscou et Pékin pour pousser Hanoi à négocier, afin de pouvoir mettre un terme au conflit sans perdre la face. Les vingt ans de guerre américaine en Afghanistan ne sont en rien comparables, et les États-Unis ont évacué le pays en août 2021, même s’ils s’inquiètent de l’influence chinoise à Kaboul. En revanche, les États-Unis connaissent de nouveau des difficultés économiques, des tensions sociales et raciales, et une polarisation politique assimilée à la crise profonde de la démocratie. Mais l’Europe occidentale et le Japon ne semblent plus, comme dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1990, des concurrents économiques potentiels, abusant de la protection des États-Unis. De son côté, la Chine post-Covid n’a pas connu le rebond économique escompté, et les analystes sont devenus plus pessimistes sur ses fondamentaux. C’est au début des années 1970 que les systèmes communistes à l’Est ont semblé difficilement réformables, et voués à la stagnation après une croissance extensive de rattrapage. L’intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie en 1968-69 témoignait de l’épuisement idéologique du communisme. Ainsi, les difficultés internes de deux pays rivaux seraient un moteur de la détente, hier et aujourd’hui. Mais chacun suspecte l’autre d’être agressif pour masquer ces mêmes difficultés. Les réflexions sont nombreuses aux États-Unis pour savoir quelles conséquences ces dernières pourraient avoir sur le comportement chinois, même si l’hypothèse de la guerre de diversion apparaît peu probable.

En même temps, l’absence de réaction occidentale à la mise au pas de la Tchécoslovaquie (à la différence de l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, malgré sa concomitance avec l’opération franco-anglo-israélienne à Suez) rassurait Moscou sur le maintien de sa domination dans sa sphère d’influence. Or, aujourd’hui, la logique des sphères d’influence réservées est contestée aux États-Unis, à la fois pour la Russie (à l’égard de l’Ukraine), et pour la Chine (à Taïwan et en mer de Chine du Sud). Les pays qui ont vécu sous domination soviétique en Europe centrale et de l’Est rappellent en permanence que l’Occident a prospéré en négligeant leur sort, cumulant immoralité et lâcheté. De plus, l’Asie du Sud-est est économiquement et stratégiquement plus importante pour les États-Unis que ne l’étaient alors ces pays (et la péninsule indochinoise). La possible sphère d’influence à la chinoise est assimilée à la Sphère de Coprospérité asiatique établie par le Japon durant la Seconde Guerre mondiale et au slogan « l’Asie aux Asiatiques », avec leurs dimensions anti-occidentales, voire antiblanches. Les propos récents de Wang Yi ont suscité bien des commentaires : « nous devons savoir où se trouvent nos racines » a-t-il dit, appelant le Japon et la Corée du Sud à collaborer avec la Chine pour « prospérer ensemble, revitaliser l’Asie de l’Est, revitaliser l’Asie et profiter au monde entier ».

Lorsqu’Henry Wang Huiyao, fondateur du Centre pour la Chine et la mondialisation, a déclaré qu’il faudrait un miracle pour améliorer les relations entre la Chine et les États-Unis, mais que le moins pire serait un accord en coulisses pour résoudre leurs différends sans recourir à la guerre, il mentionne « un pacte de non-agression similaire à celui conclu entre l’Union soviétique et l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale ». Au-delà de ce pacte de sinistre mémoire, c’est une référence aux multiples partages de sphères d’intérêts, pratiqués par la Russie, puis l’URSS, notamment avec le Japon, et au détriment de la Chine. Or, les États-Unis refusent traditionnellement ce type de pratique, et estiment même qu’eux-mêmes ont dans l’histoire protégé la Chine face aux manœuvres compétitives et collaboratives entre la Russie (puis l’URSS) et le Japon. Toutefois, les États-Unis craignent toute « finlandisation » de l’Asie comme ils craignaient celle de l’Europe au profit de Moscou, tandis que les alliés des États-Unis craignent une forme de « Yalta », assimilé à tort comme un partage de l’Europe. En fait, en 1945, Roosevelt a bien cédé des terres japonaises et de l’allié chinois, pour prix de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon.

La détente durant la Guerre froide a été rendue possible par la construction du Mur de Berlin en 1961, qui en définitive préservait Berlin-Ouest, puis par la détente interallemande et la reconnaissance internationale des deux États allemands. La question de Taïwan est fort différente. Elle n’est pas le produit d’accords internationaux entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. A la limite, le modus vivendi traditionnel (pas d’usage de la force par Pékin vs pas de soutien à l’indépendance de Taïwan par Washington) pourrait être un imparfait équivalent. États-Unis et Chine s’accusent mutuellement de le remettre en cause. La République de Chine n’est plus reconnue que par douze États, et Pékin s’efforce d’empêcher son entrée dans des organisations internationales. Pour la République populaire, la seule issue est l’unification. Taïwan est devenu pour les États-Unis, comme Berlin-Ouest jadis, le symbole de la liberté. La différence est que l’URSS était satisfaite territorialement des règlements de 1945, ce qui n’est pas le cas de la Chine, puissance révisionniste dont l’objectif est de laver les « humiliations passées ». Aux États-Unis, des voix critiquent l’exagération de l’importance stratégique de Taïwan et de l’agressivité de la Chine, qui risquent de la provoquer, ou tout simplement en appellent à la prudence. Les visites aux États-Unis annoncées, de candidats à la présidentielle taïwanaise de 2024, créent un certain malaise.

La séquence décrite plus haut peut tout simplement s’inscrite dans une étroite fenêtre d’opportunité, liée aux élections présidentielles de 2024 aux États-Unis, même si, en son temps, Nixon a joué de son image d’homme de la détente pour les élections de 1972. Il existe deux hypothèses. La première est que les Chinois sont persuadés que 2024 verra une surenchère antichinoise entre les candidats, et donc qu’il y aura un blocage des relations ; les avancées doivent être effectuées dans les quelques mois précédant la campagne. La seconde hypothèse est que Biden veut profiter de 2023 pour gagner du crédit en vue de sa réélection, en montrant qu’il est le plus apte à gérer les liens compliqués avec la Chine. Là aussi, la concurrence pourrait jouer, Donald Trump faisant l’éloge de Xi Jinping lors d’une réunion publique avec un animateur de Fox News, le 18 juillet : « il dirige 1,4 milliard de personnes d’une main de fer. Intelligent, brillant, tout est parfait. Il n’y a personne comme lui à Hollywood. J’ai obtenu que les Chinois nous versent 28 milliards de dollars parce qu’ils ont berné nos agriculteurs pendant des années ».

Un facteur majeur de la détente des années 1970 n’existe pas aujourd’hui. Pékin estimait alors que Moscou voulait la détente à l’Ouest pour se concentrer sur l’Extrême-Orient, après la brève guerre sino-soviétique de 1969, tout en misant sur l’Inde et le Vietnam (voire l’Afghanistan) pour encercler la Chine. Désormais, celle-ci ne voit plus de menace russe, constante depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la fin de la Guerre froide, et peut se concentrer sur la menace venue de l’Est. L’Eurasie continentale est même un atout, si ce n’est une sphère d’influence en constitution, nonobstant la menace « terroriste » islamiste à l’Ouest. Si, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, la Chine poussait les États-Unis à être plus déterminés et actifs face aux ambitions soviétiques, ces derniers devaient tenir compte de la volonté de détente de leurs alliés européens. Elle était généralisée, non seulement à travers l’Ostpolitik allemande, mais à travers celles de la France, du Royaume-Uni, de l’Italie, de l’Autriche ou bien du Vatican. Malgré des stratégies officielles plus fermes, comme récemment celle de l’Allemagne, l’alignement des Pays-Bas sur la politique technologie coercitive des États-Unis à l’égard de la Chine, et le raidissement des pays d’Europe centrale jadis tentés par le flirt avec Pékin, les pays européens semblent craindre une polarisation et une escalade sino-américaine davantage que la dépendance économique à l’égard de la Chine. L’UE exporte deux fois plus que les États-Unis vers la Chine, ce qui n’empêche pas son déficit commercial avec elle de se creuser toujours plus. Néanmoins, le modèle de l’Ostpolitik, assez largement reproduit par l’Allemagne à l’égard de la Russie et de la Chine depuis les 1990, est largement discrédité depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Il en est de même des politiques d’engagement pratiquées par les États-Unis à l’égard de la Chine depuis les années 1970.

Dans les années 1970, la détente a été renforcée par une interdépendance économique croissante entre l’Ouest et l’Est, qui s’est muée à partir des années 1980 en dépendance du second à l’égard du premier. Les Armes de la Paix de Samuel Pisar, publié en 1971, valorisait cette interdépendance économique. Or, aujourd’hui, l’interdépendance économique du camp occidental avec la Chine est critiquée, car elle entraîne une dépendance du premier à l’égard de la seconde. Des deux côtés, on cherche à la limiter au nom de la sécurité, à la définition de plus en plus large (et bien plus qu’à l’époque de la Guerre froide), et elle est « arsenalisée » par des sanctions, des restrictions, et des politiques industrielles. Les liens ne sont pas croissants, comme avec l’URSS, mais décroissants. Il en est de même de certains liens humains, les étudiants et touristes américains se faisant rares en Chine. Ce qui n’empêche pas Pékin, comme l’URSS dès les années 1920 ou la Chine de Mao, de chercher à séduire l’Occident par les perspectives du marché chinois, par exemple les géants pharmaceutiques américains misant sur le vieillissement de la population chinoise, ou les entreprises du luxe, qui prospèrent grâce à son enrichissement. De même, la détente prenait acte d’une lente amélioration de l’opinion aux États-Unis à l’égard de l’URSS ; aujourd’hui, au contraire, l’image de la Chine s’est profondément et rapidement détériorée aux États-Unis, sans que les « faucons » hostiles à Pékin et entretenant une panique anti-chinoise en soient les seuls responsables. En Chine, il semble que les opinions négatives sur les États-Unis (plus encore chez les jeunes et membres du PCC) soient bien ancrées, bien plus que sur les Européens (notamment l’Allemagne). Des formes d’accord mutuel et transactionnel sont dès lors espérées afin de désamorcer l’hostilité mutuelle et la ferveur nationaliste, mais au risque de se faire accuser de faiblesse. L’hostilité à la détente avec l’URSS est devenue dans la seconde moitié des années 1970 une ressource politique dont a profité Ronald Reagan.

La détente entre les États-Unis et l’Union soviétique était essentielle pour le statut de cette dernière. Les sommets bilatéraux en étaient le symbole, comme les critiques du « condominium américano-soviétique ». La Chine, comme l’Union soviétique, est obsédée par ce statut. La Chine prétend ne plus vouloir se faire humilier ou faire la leçon, comme par le passé. Yang Jiechi, le prédécesseur de Wang Yi, martela à Blinken et Sullivan à Anchorage en mars 2021 : « So let me say here that, in front of the Chinese side, the United States does not have the qualification to say that it wants to speak to China from a position of strength ». Les rencontres du printemps et de l’été 2023 en Chine ont eu pour objectif de faire des États-Unis des demandeurs (voire faire penser qu’ils supplient), comme Nixon en 1972, dont la conduite aurait montré, selon Pékin, qu’il reconnaissait ses erreurs passées. L’Union soviétique était certaine que l’évolution de la « corrélation des forces » internationale obligeait les États-Unis à accepter la parité, même si, en réalité, ces derniers ne l’ont jamais acceptée. La confiance de Xi Jinping découle de la conviction que le monde se trouve dans un état de « profonds changements à une échelle jamais vue depuis un siècle », et que le monde occidental, centré sur les États-Unis, est en train de s’effondrer. Il estime que les États-Unis décadents, divisés en interne, victimes de surexpansion impériale, et à la tête d’une gouvernance mondiale qui a échoué, céderont la place à la Chine, devenue puissante et dotée d’un leadership moral et d’une centralité historique. La Chine se trouverait donc dans « une période d’opportunités stratégiques importantes ». Le traditionnel dilemme de sécurité se double donc d’un dilemme de puissance. La Chine est intransigeante afin de persuader les Américains de coexister avec une Chine forte, et est persuadée depuis longtemps que les États-Unis font tout leur possible pour empêcher la Chine de les rattraper, sans rappeler que l’hégémonie américaine lui a permis d’avoir une croissance inédite dans l’histoire. Les États-Unis sont intransigeants pour éviter que la Chine prenne confiance et profite de leurs faiblesses ou de leur inaction pour les dépasser. Comme le rappelle l’historien Adam Tooze, « l’Amérique accueille favorablement la modernisation économique de la Chine et refuse le piège de Thucydide tant que le développement de la Chine se poursuit selon des lignes qui n’empiètent pas sur le leadership et la sécurité nationale des États-Unis ».

L’Union soviétique a obtenu cette parité notamment grâce à un gigantesque effort nucléaire. Dans ce domaine, la Chine est loin derrière les États-Unis (et la Russie), malgré les projections alarmistes, et malgré les interrogations sur des changements de stratégie nucléaire, quoique plusieurs spécialistes estiment que « peu d’éléments indiquent que la Chine a modifié sa stratégie nucléaire au détriment des représailles assurées ». De plus, les comptages et les stratégies sont plus compliqués qu’à l’époque de la Guerre froide, puisque la Chine doit intégrer le nucléaire de l’Inde, et les États-Unis ceux de la Russie, de la Chine et de la Corée du Nord.

Enfin, il n’y a pas vraiment de culture de négociations de contrôle des armements et de gestion de crise entre Washington et Pékin, comme il y en avait entre Washington et Moscou – même s’il ne faut pas exagérer leur impact ni leurs limites au cours de plusieurs crises de la seconde moitié de la Guerre froide. L’enjeu de Taïwan est parfois comparé (à tort) à celui de Cuba, mais aucune des quatre crises sur Taïwan depuis 1954 n’a produit de protocoles de gestion. Sullivan a déclaré avoir averti ses homologues chinois au cours des deux dernières années que les communications avaient permis de réduire le risque nucléaire russe dans la guerre en Ukraine, même si Pékin affirme avoir joué aussi un rôle auprès du Kremlin. Le conseiller de Biden ajoute : « nous n’avons pas cela avec la Chine, et c’est intrinsèquement déstabilisant (…). C’est quelque chose que nous devons générer, par le biais d’un dialogue intensif entre les États-Unis et la Chine ». Mais en expliquant auparavant qu’« il faut un degré de maturité stratégique pour accepter qu’il faille maintenir des lignes de communication ouvertes tout en agissant pour être compétitif », il a semblé accuser Pékin d’immaturité. Nombre d’analystes de la Chine considèrent que pour Pékin, la crise n’est pas un problème à gérer, mais une opportunité, d’autant que la « gestion de crise » légitimerait une ingérence des États-Unis dans le théâtre même où la Chine utilise les incidents pour faire avancer ses intérêts.

La détente durant la Guerre froide n’a jamais mis un frein réel à la rivalité et à la compétition entre les États-Unis et l’Union soviétique. Même les relations privilégiées entre Bill Clinton et Boris Eltsine durant les années 1990 sont rétrospectivement interprétées à Moscou et à Pékin comme un piège, tandis que les États-Unis ont l’impression que la séquence « post-Guerre froide » est terminée. La Chine dénonce l’encerclement par les États-Unis et l’« otanisation » de l’Asie, tout en reprenant sa tradition maoïste de « contre-encerclement » par le « Sud global » et d’isolement des États-Unis en cherchant à séduire leurs alliés. La détente ne peut qu’être interprétée à Pékin comme un moyen alternatif pour freiner l’inévitable affirmation de puissance de la Chine. Comme toujours, les négociations entre adversaires montrent leurs limites, puisqu’il ne faut pas paraître faible ni permettre à l’adversaire de gagner du temps. D’autant que les Américains rappellent régulièrement que Zhou Enlai a jadis défini la diplomatie comme « la poursuite de la guerre par d’autres moyens ».

Pour Suisheng Zhao, « les deux parties affirment qu’elles veulent arrêter la spirale descendante et donner une assise à leurs relations, mais aucune d’entre elles n’est prête à faire le moindre compromis pour rencontrer l’autre à mi-chemin ». Comme dans les années 1970 pour l’Union soviétique, l’optimisme chinois se mêle au pessimisme, les États-Unis faisant obstacle au « sens de l’histoire », par la coercition. Dès lors, Xi a appelé le parti à « être prêt à résister à des vents violents, à des eaux agitées et même à des tempêtes dangereuses » et à « poursuivre le combat », qui est « une belle tradition et une caractéristique distincte de la diplomatie chinoise ». Pékin demande des actes, et non des discours, et dresse la liste des actes nécessaires du côté américain pour espérer une détente, comme il y en a eu jadis vis-à-vis de l’URSS, ou à l’égard de l’Australie dont le gouvernement travailliste tente un apaisement avec la Chine. Et enfin, le soutien américain à l’Ukraine contre la Russie est interprété à Pékin comme un signal qui lui est envoyé, et un moyen d’affaiblir la Chine en humiliant la Russie. À moins qu’un des objectifs (sans doute illusoire) de ce nouveau dialogue soit pour Washington d’amener la Chine, non seulement à limiter son soutien à la Russie, mais aussi à peser sur Poutine pour faciliter la paix. Voire à modérer la Corée du Nord.

Fareed Zakarya rappelle qu’il faut être deux pour danser le tango, et que la Chine ne semble pas vouloir aller sur la piste. Une des raisons de l’absence de Xi Jinping au sommet du G20 en Inde en septembre 2023 est qu’il ne souhaitait sans doute pas rencontrer Biden. Certes, des rencontres sino-américaines à des niveaux intermédiaires ont lieu en septembre, laissant espérer une rencontre Xi-Biden en novembre lors du sommet de l’APEC à San Francisco. Mais les espoirs d’une « fenêtre d’opportunité » pour « demeurer sur les rails » et pour annoncer des « délivrables » de coopération à court terme restent modestes, et ne ressemblent pas à ceux qui accompagnaient les sommets Reagan-Gorbatchev à partir de 1985. Xi Jinping n’est pas Reagan, négociant après avoir renforcé la position de son pays, et encore moins Gorbatchev, soucieux de secouer son pays pour le réformer. La Chine ne semble guère sensible à la compartimentalisation entre les 3 C, les secteurs de coopération, de concurrence et de conflit ; tout est intégré, au contraire, dans une stratégie globale, comme ce le fut aux grandes heures de Mao, même si la séduction et la propagande permettent de faire croire aux plus naïfs que c’est Pékin qui est de bonne foi pour la coopération et la paix.

 

[1] Pierre Grosser, « Les causes de la première guerre mondiale comme exercice d’historiographie impliquée », In : Sébastien-Yves Laurent & alii (dir.), La conflictualité armée. Approches interdisciplinaires, Pedone, 2021

 

Crédit : Reuters / Lintao Zhang

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Pierre Grosser

Pierre Grosser (@PierreGrosser) est agrégé et docteur en histoire, membre du Centre d’Histoire de Sciences Po. Il enseigne à Sciences Po depuis 1989. Il a été directeur des études de l’Institut diplomatique du ministère des Affaires étrangères de 2001 à 2009. Parmi ses dernières publications : Traiter avec le diable ? Les vrais défis de la diplomatie au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013 ; L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre histoire du XXe siècle, Odile Jacob, 2e ed. 2019 ; Pourquoi la Seconde Guerre mondiale ? 2e édition, Archipoche, 2022 ; L’autre Guerre froide ? La confrontation États-Unis/Chine, CNRS éditions, 2023, et sous sa direction, Histoire mondiale des relations internationales depuis 1900, Bouquins, parution le 19 octobre 2023.

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