Démocratie et interventions militaires dans l’espace CEDEAO : ce que nous enseigne le cas du Niger

Le Rubicon en code morse
Oct 12

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Annoncé comme imminent dans les jours ayant suivi le coup de force des militaires du 26 juillet, le déploiement d’une opération militaire de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) au Niger apparaît désormais très improbable. La faute aux difficultés logistiques et matérielles que revêt toute intervention de ce type, mais également aux nombreux obstacles rencontrés sur les plans politique et diplomatique. En se montrant prête à rétablir un président démocratiquement élu, et donc à défendre la démocratie, la CEDEAO s’attendait sans doute à ce que son projet d’opération reçoive un large soutien. Il n’en a rien été. Si l’opposition des juntes au pouvoir dans la région n’a rien d’étonnant, l’adhésion très limitée des populations, au Niger et ailleurs, l’est davantage. Celle-ci reflète des inquiétudes légitimes quant aux conséquences d’un conflit armé, mais également des doutes sur le projet d’appui à la démocratie porté par la CEDEAO. Cet état de fait doit nous interroger, comme l’appui populaire dont semblent bénéficier les putschistes à Niamey et dans le reste de la région.

La présente analyse vise précisément à interroger l’objectif affiché de l’intervention militaire – ie. le rétablissement de l’ordre constitutionnel. En replaçant ce projet dans son contexte régional et historique, cet article rappelle qu’il s’inscrit dans la longue tradition des initiatives de gestion de crise de la CEDEAO, une organisation souvent qualifiée de « pionnière » en matière de promotion (et de préservation) de l’état de droit. Mais il souligne aussi les angles morts de cette politique, en décalage avec les aspirations des populations, car appliquée de manière sélective et selon une définition restrictive de la démocratie.

 

Une réaction vigoureuse mais peu soutenue

La réaction de la CEDEAO au renversement du président Bazoum ne s’est pas fait attendre. Dès le 30 juillet, soit quatre jours après le coup de force des militaires dirigés par l’ex-chef de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tiani, les pays membres de la CEDEAO se réunissent pour un Sommet extraordinaire. Pour de nombreux dirigeants de la région, et au-delà, le coup au Niger constitue le « putsch de trop » et il est impératif d’envoyer un signal fort pour éviter une « contagion kaki ». Ceci d’autant plus que rien dans la situation du pays ne semblait justifier le renversement du chef d’État. En dépit des raisons mises en avant par les putschistes pour expliquer leur action, la gouvernance sécuritaire et économique du président renversé était perçue comme ayant apporté des résultats plutôt positifs. Dans ce contexte, la CEDEAO prend plusieurs mesures fortes : fermetures des frontières, suspension des transactions financières et commerciales, gel des avoirs du Niger, sanctions ciblées (gel des avoirs et interdiction de voyager) contre les militaires impliqués. Ces mesures se sont surtout accompagnées d’un ultimatum d’une semaine pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel, à défaut de quoi l’usage de la force sera envisagé.

Quelques semaines plus tard, le 31 août, le président nigérian, Bola Tinubu, jusqu’alors le plus fervent partisan d’une opération militaire, évoque une transition de 9 mois, signe que le rétablissement du président Bazoum dans ses fonctions n’est plus la seule option envisageable à ses yeux. Entre-temps, et alors que les putschistes sont restés inflexibles sur leur volonté de rester au pouvoir, les obstacles à l’intervention se sont multipliés. Outre les défis logistiques et matériels inhérents à une telle opération, de nombreuses voix se sont élevées pour protester contre l’option militaire, tout particulièrement parmi les dirigeants des États voisins (Burkina Faso, Mali, Algérie). Des doutes ont également été exprimés par l’Union africaine et certains partenaires extérieurs, les États-Unis en tête.

L’adhésion est également limitée à l’intérieur des pays de la région, y compris ceux appuyant le projet, comme en atteste l’avis défavorable à une intervention émis par le Sénat nigérian. Plus étonnant pour une opération supposée rétablir l’ordre constitutionnel, elle ne semble pas recueillir l’adhésion des populations de la région, pas même celle de nombreux partisans de la démocratie.

Les raisons du soutien limité à l’approche de la CEDEAO sont diverses et divergent en fonction des acteurs considérés. Certains, tant au Niger que dans la région, ont fait valoir une opposition de principe à l’idée d’une intervention militaire (et des sanctions), considérant que l’issue de la crise ne devait pas être imposée par des acteurs extérieurs. D’autres ont vu ressurgir le spectre de l’intervention en Libye et se sont inquiétés des risques de déstabilisation régionale suscités par une telle opération. Mais, au sein des populations, l’hostilité envers l’approche de la CEDEAO s’est également nourrie des doutes sur la stratégie de promotion de la démocratie portée par les chefs d’État de la région.

 

La CEDEAO, organisation pionnière en matière de protection de l’état de droit

Un détour par l’histoire permet de mieux comprendre l’approche de la CEDEAO. Des indépendances à la fin de la Guerre froide, la conception dite westphalienne de la sécurité, qui fait de l’État l’horizon indépassable de la politique internationale, a constitué la matrice intellectuelle sur laquelle reposait l’action de l’ensemble des organisations africaines.

Appliquant à la lettre le principe de non-ingérence, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) ne s’est que très rarement impliquée dans les conflits internes traversés par ses membres, même en cas de crise humanitaire majeure, et n’a jamais remis en cause la légitimité de régimes issus de coups d’État.

De même en Afrique de l’Ouest, la CEDEAO a longtemps refusé de s’ingérer dans les affaires internes de ses membres. Créée en 1975 pour favoriser la coopération économique, l’organisation n’a développé ses instruments de gestion des crises que de manière prudente et progressive. Le Protocole de 1981 relatif à l’assistance mutuelle en matière de défense prévoyait la possibilité de constituer une force commune, mais seulement en appui d’un État confronté à une menace extérieure. L’hypothèse d’une intervention dans un contexte de guerre civile n’était pas envisagée.

La fin de la Guerre froide change la donne et conduit les organisations africaines à adopter une nouvelle culture de la sécurité, parfois qualifiée de post-westphalienne. Faisant siens les concepts de responsabilité de protéger et de sécurité humaine, l’Acte constitutif de l’Union africaine (UA), signé en 2000, consacre en son article IV le droit d’intervention dans un État membre en cas de crime de guerre, génocide ou crime contre l’humanité. La protection de la démocratie est également érigée en objectif prioritaire, la remise en cause de l’état de droit et de l’ordre constitutionnel étant considérée comme un facteur d’instabilité. Dès le Sommet d’Alger de juillet 1999, les chefs d’État africains expriment leur rejet des changements inconstitutionnels de gouvernement.

Les organisations sous-régionales révisent également leurs doctrines et instruments en matière de gestion des crises. C’est le cas de la CEDEAO qui ouvre la voie sur le continent. Le Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité, adopté en 1999, définit un large éventail de situations où la CEDEAO est habilitée à agir, y compris les conflits internes, mais également en cas de remise en cause de l’État de droit, de renversement ou de tentative de renversement d’un gouvernement démocratiquement élu. Deux ans plus tard, l’organisation complète son édifice institutionnel avec l’adoption d’un Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance.

La promptitude de la CEDEAO à réagir en cas de changements inconstitutionnels vient consolider sa réputation de protectrice de l’état de droit. L’opération militaire de la CEDEAO en Gambie en 2017 représente sans doute l’action de l’organisation la plus probante en la matière. L’intervention de soldats sénégalais, ghanéens et nigérians permet le départ du président Yahya Jammeh qui refusait de reconnaître les résultats des élections ayant donné vainqueur son rival Adama Barrow. Plus tôt, d’autres opérations militaires de la CEDEAO avaient contribué à rétablir l’ordre constitutionnel, notamment en Sierra Leone (1998) et en Guinée-Bissao (2012). En d’autres circonstances, l’organisation a contribué au même objectif à travers des actions de médiation (notamment au Burkina Faso en 2014-2015 ou en Guinée en 2018-2019), parfois accompagnées de menaces explicites d’un recours à la force comme en Côte d’Ivoire en 2010-2011 et au Mali en 2012.

Si toutes ces initiatives doivent faire l’objet d’un examen critique, la CEDEAO peut mettre en avant ces précédents pour crédibiliser son engagement en matière de protection de l’état de droit. Il est vrai que les coups d’État ont été particulièrement nombreux en Afrique de l’Ouest, rendant les dirigeants de la région très attentifs à cette menace. Aussi, l’implication croissante de la CEDEAO dans ce domaine est allée de pair avec une accélération du processus de démocratisation dans la région. Ce processus est désormais battu en brèche, mais il a fait de la défense de la démocratie un intérêt direct pour nombre de dirigeants ouest-africains.

Il est intéressant de noter que la prévalence d’un type de régime ou système politique dans une région – qu’il s’agisse de démocraties ou de monarchies – a généralement eu tendance à conduire à l’édification de systèmes de coopération interétatique visant à en défendre les valeurs. Ce constat est valable pour l’Afrique de l’Ouest aujourd’hui, comme il l’était pour l’Europe au début du XIXe siècle. Le Concert européen mis en place en Europe en 1815, sous l’égide du prince autrichien Metternich, visait ainsi à défendre les monarchies contre les soulèvements révolutionnaires, si nécessaire grâce à des déploiements de troupes par des pays voisins. De même sur le continent américain, le remplacement pendant la décennie 1990 des militaires à la tête de nombreux pays par des civils a conduit l’Organisation des États Américains à se doter de divers outils de promotion de la démocratie, dont la Charte démocratique interaméricaine adoptée en 2001.

L’action de la CEDEAO apparaît particulièrement novatrice lorsqu’on la compare avec celle d’autres organisations sous-régionales du continent. Par exemple, confrontée au coup d’État du 30 août au Gabon, la réaction de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC) a été beaucoup plus prudente. L’organisation a condamné « la prise de pouvoir par les forces de défense et de sécurité » et désigné le Président de la République centrafricaine Faustin-Archange Touadéra comme facilitateur du processus politique. Mais aucune mesure coercitive, ni sanctions ni intervention militaire, n’a été prise, ni même envisagée.

Certes, la situation est différente au Niger et au Gabon où, au regard du régime renversé, les putschistes pourront s’enorgueillir, au moins un temps, d’avoir été les « sauveurs » de la démocratie. Mais la prudence de la réaction de la CEEAC tient également aux caractéristiques de l’organisation, dotée d’outils moins développés en matière de promotion de la démocratie et composée d’États dirigés par des régimes moins démocratiques que ceux de la CEDEAO.

 

L’approche sélective de la CEDEAO

Si la CEDEAO n’a pas à pâlir de la comparaison avec d’autres organisations, son action n’est toutefois pas dénuée d’ambiguïtés. Tout d’abord, ses décisions, comme celles de toute organisation interétatique, sont le fruit de rapports de force politiques, nourris des intérêts de ses États membres. Ses initiatives en matière de gestion de crise sont donc tributaires de plusieurs facteurs, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une intervention militaire : volonté politique des membres, présence d’une nation cadre, disponibilité de troupes, difficultés du terrain d’intervention et, bien souvent, appui logistique et financier de la part de partenaires extérieurs.

La conjonction de ces différents éléments se traduit par une application sélective des principes et doctrines de l’organisation, en matière de promotion de la démocratie comme sur tout autre sujet. Ainsi l’organisation s’est montrée plus ferme au Niger qu’elle ne l’avait été lors des coups d’État qui se sont déroulés ces trois dernières années, au Mali, en Guinée et au Burkina Faso, où l’option militaire n’a pas été sérieusement envisagée et où, en dépit des sanctions adoptées, les putschistes sont toujours en place. Le coup au Niger a, lui, été vécu comme un test de la détermination des chefs d’État de la région à préserver l’état de droit, d’où des mesures plus fortes qu’à l’accoutumée.

 

Quelle stratégie pour quelle démocratie ?

Ces fluctuations dans l’approche de l’organisation alimentent les doutes sur la sincérité de certains chefs d’État lorsqu’ils proclament leur attachement à la démocratie. Mais ces doutes se nourrissent également de la vision restrictive portée par l’organisation en matière de promotion de la démocratie. Le Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance endossé par la CEDEAO en 2001 fait référence à différents types de menaces à l’état de droit. Il dispose que « toute accession au pouvoir doit se faire à travers des élections libres, honnêtes, et transparentes » et que « tout changement anticonstitutionnel est interdit de même que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir ».

En pratique néanmoins, l’organisation s’est montrée plus prompte à intervenir face à des coups de force militaires qu’à d’autres types de menaces à la démocratie, qu’il s’agisse d’élections à la transparence contestable (au Bénin ou au Togo, par exemple) ou de manipulations constitutionnelles par des chefs d’État souhaitant prolonger leur séjour au pouvoir (Guinée). Autrement dit, les dirigeants de la région apparaissent davantage disposés à agir pour défendre leurs pairs que pour dénoncer leurs agissements. De même, aujourd’hui, la vigueur de la réaction face au coup d’État au Niger peut apparaître comme la réaction de dirigeants avant tout soucieux d’envoyer un signal à tous les militaires tentés d’imiter leurs homologues nigériens, et donc de se protéger eux-mêmes.

Indépendamment du choix qui sera fait concernant l’intervention militaire au Niger, la priorité à terme pour la CEDEAO sera d’ajuster ses pratiques et instruments en matière de promotion de la démocratie. En 2015, la CEDEAO a étudié une proposition visant à limiter le nombre de mandats pour les présidents de tous les pays membres. L’idée a reçu l’appui de certains chefs d’État, mais d’autres s’y sont opposés.

Limiter le nombre de mandats et lutter contre les « coups d’État constitutionnels » seraient des mesures utiles contre l’instabilité dans la région. Elle permettrait aussi de crédibiliser davantage la posture de l’organisation et de renouer avec les populations. Si l’adhésion aux principes démocratiques demeure forte sur le continent, les populations expriment une insatisfaction croissante vis-à-vis de la manière dont certains régimes démocratiques fonctionnent et dont les dirigeants tendent à empêcher toute alternance politique. Aussi perçoivent-elles souvent ces régimes comme incapables de lutter contre la corruption, la pauvreté ou le terrorisme. Une réaction énergique à la crise nigérienne peut être salutaire, mais elle devrait être accompagnée d’autres mesures de fond capables de donner un nouveau souffle à l’« agenda démocratique » de la CEDEAO et de démontrer sa capacité à prendre en compte le mécontentement qui s’affirme au sein des sociétés civiles.

Enfin, cette situation doit aussi interpeller les partenaires extérieurs de la CEDEAO. Car le désenchantement démocratique rendu manifeste par la crise au Niger est aussi un désenchantement vis-à-vis des pays occidentaux. Depuis longtemps déjà, leur focalisation sur la simple tenue d’élections comme gage d’obtention d’un « brevet démocratique » et l’attention moindre portée à d’autres aspects du processus de démocratisation (alternance du pouvoir, liberté d’information, critères de citoyenneté, pluralisme politique, séparation des pouvoirs, etc.) ont été soulignées. Une clarification s’impose, à défaut de quoi leur image continuera de se détériorer quand la « révolution conservatrice » portée par la Russie et la Chine gagnera du terrain.

 

Crédit photo : US Africa Command

Auteurs en code morse

Romain Esmenjaud

Romain Esmenjaud est titulaire d’un doctorat de l’Institut de Hautes Etudes Internationales et de Développement de Genève (IHEID) et chercheur associé à l’Institut Français de Géopolitique (IFG Lab). Il est spécialiste des questions de paix, de sécurité et de gestion des conflits en Afrique subsaharienne. Il a travaillé sur ces questions au sein de l’OCDE et de l’ONU.

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