Le 14 juillet, le journaliste de défense Jean-Dominique Merchet annonçait que le travail sur la prochaine loi de programmation militaire (LPM) ne serait pas précédé d’un travail de réflexion préparatoire (type livre blanc ou revue stratégique), mais serait effectué « dans l’intimité des équipes ». En pratique, le ministère des Armées est déjà au travail à un rythme accéléré pour conduire les travaux nécessaires à l’établissement des priorités budgétaires de la prochaine LPM, qui devrait couvrir la période 2024-2030 et être soumise au Parlement début 2023. Il s’agit d’une rupture avec la pratique courante des LPMs depuis la fin de la Guerre froide : la LPM 1995-2000 avait été précédée du Livre Blanc de 1994 ; la LPM 1997-2002, adoptée en 1996, faisait suite aux travaux préparatoires à la décision de professionnalisation des forces armées ; la LPM 2002-2008 avait été préparée entre 1999 et 2001 par le ministère de la Défense ; et les LPMs 2009-2014, 2014-2019 et 2019-2025 avaient chacune été précédées d’un Livre Blanc ou d’une Revue Stratégique (publiés en 2008, 2013 et 2017). Or, cette fois, le ministère des Armées dispose d’à peine quelques mois de travaux pour définir et chiffrer ses besoins pour une période de cinq ans.
Une LPM est fondamentalement un outil de programmation inventé pour prévoir des investissements pluriannuels importants, mais aussi pour signaler une trajectoire pour les armées : la programmation par cycle permet de disposer d’une relative visibilité sur l’évolution des formats. Or, le principe de base du droit budgétaire français est l’annualité. De ce fait, une LPM n’a pas de caractère normatif : elle doit être chaque année transposée dans les lois de finances annuelles, qui sont juridiquement contraignantes, tandis que des lois de finances rectificatives peuvent amender une loi de finances en cours d’exécution.
La LPM 2019-2025 ne précisait les ressources allouées aux armées que jusqu’en 2023, et les lois de finances annuelles ont jusque-là globalement respecté cette programmation. L’article 7 de la LPM 2019-2025 disposait que la trajectoire financière devait être actualisée en 2021 afin de prendre en compte les deux dernières annuités de la LPM. Toutefois, du fait des conséquences macroéconomiques imprévisibles de la crise COVID, le gouvernement de l’époque avait décidé de simplement procéder à un « ajustement » de la LPM via une procédure lui permettant de ne pas engager sa responsabilité. Cette manœuvre avait été vertement critiquée par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.
Le gouvernement pouvait donc maintenir le cadre de la LPM actuelle en faisant voter les budgets 2024 et 2025 dans les lois de finances annuelles, mais a décidé d’écourter la LPM 2019-2025 et de fixer un nouveau cadre pour la période 2024-2030. Évidemment, la transformation du contexte stratégique à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est mise en avant comme facteur déclencheur du changement de cadre législatif, mais il est également rapporté que cette nouvelle LPM est aussi fortement attendue par les industriels de défense, qui demandent une visibilité sur la trajectoire du format des armées (et donc sur l’évolution prévisible de leurs commandes) avant de consentir les investissements qui leur sont demandés pour la reconstitution des stocks (notamment de munitions) dans le contexte d’une soi-disant « économie de guerre » déclarée par le Président.
Ce tempo accéléré est une regrettable occasion manquée de mener un véritable débat public sur notre modèle de défense, à un moment où l’invasion russe de l’Ukraine et les reconfigurations stratégiques imposent une refonte profonde du modèle d’armée élaboré depuis la fin de la Guerre froide. Cette refonte, du fait de sa nécessaire ampleur, devrait faire l’objet d’un véritable débat démocratique : préparer une LPM en cercle fermé, dans le contexte actuel, est un risque pour les relations civilo-militaires et, au final, les armées elles-mêmes. La force du modèle français de LPM est en effet de définir une programmation pluriannuelle donnant une forme de cohérence aux choix organiques des armées : pour être efficace, le modèle impose un diagnostic réaliste et un suivi dans la durée. Se précipiter pour faire adopter une LPM en 2023 revient à prendre le risque que celle-ci soit rapidement obsolète (perturbant la prévisibilité), et conduit à adopter en urgence des décisions relevant de choix politiques profonds, qui devraient faire l’objet d’une appropriation large par les responsables et la société. Ce travail de fond est d’autant plus important que la convergence de vues entre grands partis de gouvernement sur les fondamentaux des questions de défense est désormais effritée, avec un enracinement parlementaire de deux partis ayant des visions très différentes de ces questions : la France insoumise (LFI) et le Rassemblement National (RN). Précipiter le processus revient à risquer de radicaliser les oppositions politiques sur les questions de défense, ce qui serait une rupture avec la pratique de la Ve République, et un défi supplémentaire pour le lien armée-nation.
La nécessaire transformation du modèle d’armée français
Les forces armées françaises actuelles sont le résultat du croisement de trois dynamiques remontant à la fin de la Guerre froide. La première est la tendance générale de la transformation des forces armées occidentales vers des forces professionnelles expéditionnaires, sacrifiant la masse au profit de la déployabilité, correspondant ainsi au nouveau souci politique post-Guerre froide d’utiliser les forces armées dans une logique assurantielle de gestion des risques (au lieu d’une logique coercitive de dissuasion ou de contrainte d’un ennemi). Cette dynamique s’est par exemple traduite dans l’armée de terre par la victoire symbolique de l’ex-armée d’Afrique sur l’ex-armée métropolitaine. Comme l’écrit Jean-Dominique Merchet, « en ayant pris les rênes de la nouvelle armée professionnelle, grâce à son expérience préalable des régiments d’engagés et des interventions extérieures, la ‘colo’ [« coloniale »] a insufflé une part de son esprit à l’ancienne armée métropolitaine ». D’une manière générale, cette bascule vers une force expéditionnaire appuyée sur l’héritage de la « coloniale » a contribué à valoriser une « culture OPEX » au sein des armées conditionnant sélections, promotions et statut symbolique. Cette transformation a ainsi consisté à modifier le format et la fonction des armées sans ennemi clairement identifié, et donc à réfléchir en termes d’effets génériques à obtenir plus que d’adversaire à vaincre.
La deuxième tendance a été la tentative de minimiser l’impact des coupes successives dans les budgets de défense depuis 1991 tout en maintenant des capacités sur l’ensemble du spectre et en assurant des revenus minimums aux industriels de défense au nom de la souveraineté. La défense a comparativement été plus touchée par les réductions budgétaires successives que les autres ministères, et les responsables ont tenté d’en limiter les conséquences en développant des stratégies compensatoires, qui elles-mêmes ont généré d’autres problèmes. Catherine Hoeffler et Jean Joanna identifient trois types de stratégies compensatoires : la tentative de générer des ressources exceptionnelles (et donc aléatoires), par exemple par la vente de biens immobiliers ; le report de programmes d’armement (entraînant une hausse du coup unitaire des équipements) ; et la recatégorisation d’achats d’équipements en achats d’urgence sur étagère (créant des tensions avec la DGA et certains industriels). Malgré ces stratégies compensatoires (et parfois à cause d’elles), le format et « l’épaisseur » des armées n’ont fait que diminuer, conduisant certains à parler « d’armée d’échantillons » ou « d’armée bonzaï ».
Enfin, la troisième tendance a été l’acceptation du fait que toute opération militaire d’envergure ne pourrait être menée que dans le cadre d’une coalition dirigée par les États-Unis, dont on attendait qu’ils fournissent l’infrastructure logistique et de commandement nécessaire. Cette tendance était conforme à la politique étrangère française depuis 1945 « d’atlantisme réticent », consistant à tenter de trouver une rhétorique différente de celle des États-Unis tout en étant un allié fiable en pratique (générant d’ailleurs régulièrement une dissonance entre le discours parfois incendiaire et les actions concrètes). De ce point de vue, la participation française aux coalitions dirigées par Washington a été un levier supplémentaire de transformation des armées afin de démontrer l’utilité politique et militaire de Paris, notamment à la suite du choc provoqué par la relative contre-performance française durant la guerre du Golfe.
Le résultat de la convergence de ces trois tendances est que, comme l’écrit Michel Goya, « le modèle de force professionnel n’a cessé de se contracter du fait de la crise des ciseaux entre des ressources déclinantes et l’acquisition d’équipements majeurs à un coût représentant entre deux et quatre fois celui des précédents. Le modèle est devenu à la fois réduit, sur-asymétrique lorsqu’il s’est agi de combattre des petits groupes combattants irréguliers (des avions Rafale contre des pickups) et insuffisant pour faire à face à des adversaires de grande dimension ». En somme, notre modèle d’armée est inadapté au contexte stratégique actuel, marqué par le risque d’engagements majeurs et la dominante de la défensive (et donc le retour des stratégies d’attrition et d’épuisement).
L’invasion de l’Ukraine par la Russie offre une fenêtre d’opportunité politique pour repenser profondément ce modèle, mais cela ne peut se faire avec le rythme accéléré imposé par la préparation de la nouvelle LPM.
Les conséquences politiques des choix militaires
Les forces armées françaises sont confrontées à de nombreux défis, dont les réponses ne peuvent être laissées à l’entre-soi des cabinets. Il ne s’agit pas ici d’être exhaustif, mais de donner plusieurs illustrations des problèmes potentiels générés par un processus de LPM précipité.
Le premier défi concerne le modèle d’armée et les choix capacitaires effectués. Certains dans les états-majors peuvent se rassurer en se disant, comme nous avons pu l’entendre, que « la guerre en Ukraine valide tous nos choix capacitaires », mais cette attitude est profondément risquée. La guerre n’en est qu’à ses débuts et prétendre en tirer des conclusions définitives sur des modèles capacitaires est irréaliste, notamment du fait du « problème de Diagoras ». Toutes proportions gardées, nous sommes dans la situation d’un État qui, en octobre 1940, aurait à imaginer un modèle de forces seulement à partir de l’observation des campagnes de Norvège et de France. Nous savons bien, avec le recul, que prendre des engagements irrévocables à partir de ces deux campagnes reviendrait à exclure de l’analyse des leçons militaires de la Seconde Guerre mondiale des évènements aussi majeurs que Stalingrad, Midway, Bagration, Overlord et Hiroshima. Le défi est d’autant plus grand qu’historiquement, les armées ont de grandes difficultés à tirer des leçons pertinentes des guerres dans lesquelles elles ne sont pas impliquées, et ont tendance à se servir des expériences étrangères pour valider leurs propres préconceptions. Mener une analyse précipitée de la guerre en Ukraine et en déduire un modèle de forces est donc à ce stade prématuré : on peut au mieux identifier des leçons tactiques et quelques leçons opérationnelles, mais certainement pas de conclusions sur l’évolution du caractère de la guerre. Il faudrait prendre le temps de la réflexion et de l’analyse, ce qui est rendu impossible par le calendrier contraint de la présentation d’une LPM au Parlement début 2023. La tentation, naturelle, sera donc de modifier à la marge le modèle actuel du fait du phénomène de « dépendance au chemin emprunté » qui caractérise les politiques publiques. En d’autres termes, une LPM résultant d’un processus accéléré risque fort de ne pas être à la hauteur des enjeux en apportant seulement des modifications incrémentales aux plans déjà existants, tout en étant potentiellement rapidement caduque. Se précipiter pour adopter une LPM vulnérable aux développements stratégiques est un risque politique pour le gouvernement à ne pas négliger, tout en créant une vulnérabilité pour les armées, qui pourraient faire face à un problème de cohérence capacitaire en cas de besoin de remise à plat du modèle plus tôt que prévu.
Quelques grands enjeux structurants peuvent néanmoins déjà être identifiés, et celui qui revient le plus souvent est le besoin de masse sur le champ de bataille. Le problème n’est évidemment pas nouveau et avait déjà été relevé depuis un certain temps. Par exemple, dans son document « Action Terrestre Future » de 2016, l’armée de terre listait la masse comme « facteur de supériorité opérationnelle » et identifiait deux moyens de générer cette masse : l’appui sur des acteurs extérieurs (forces locales, acteurs privés, coalitions) et la technologie comme gain d’efficience. Or, les limites de ces moyens comme fournisseurs de masse sont bien connues. L’appui sur des partenaires et alliés extérieurs suppose une restriction de notre liberté d’action intrinsèque à la coopération avec des acteurs ayant leur propre agenda politico-militaire. Toute coopération militaire multinationale doit surmonter une tension intrinsèque entre, d’un côté, la logique de l’efficacité militaire supposant une intégration aussi importante que possible des forces alliées (chaîne de commandement unique, interopérabilité maximale, etc.) et, de l’autre, la logique politique consistant à maintenir une autonomie de décision sur l’emploi de ses propres troupes. Chercher à compenser l’absence de masse par des coalitions impliquera nécessairement une convergence plus ou moins consentie entre nos objectifs politiques et ceux de nos partenaires, et donc des renoncements. De son côté, le recours à la technologie implique un surcoût financier et est potentiellement créateur de frictions organisationnelles diminuant l’efficacité militaire. Les deux moyens identifiés sont ainsi des voies à explorer, mais ne sont pas sans conséquences.
La vraie solution pour augmenter la masse ne peut être qu’une réévaluation à la hausse du format des armées, ce qui signifie nécessairement plus de matériels, plus d’unités et plus de militaires, et constitue une gageure en soi. Sans même parler des aspects budgétaires, les armées ont déjà des difficultés à recruter, et des postes de spécialistes formellement ouverts ne sont pas pourvus. Si une hausse du format des armées était décidée et effectivement financée, elle se heurterait presque certainement au problème du manque de candidats. Afin de compenser l’absence de volontaires, la solution est historiquement le recours à la conscription, une mesure sérieusement envisagée par plusieurs pays européens. Si le diagnostic d’un besoin de masse afin de générer la puissance militaire nécessaire à la défense des intérêts de la France fait consensus, alors le temps est peut-être venu de revenir sur la suspension du service militaire obligatoire décidée par Jacques Chirac. Mais cette mesure, qui suppose de sortir de force du marché du travail et d’assujettir aux devoirs militaires des dizaines de milliers de jeunes Français par an, ne peut être prise qu’à l’issue d’un débat national qui est le seul à pouvoir légitimer une décision de cette ampleur. Revenir à une armée partiellement composée de conscrits (qui pourraient être fournis par une partie seulement, et non pas la totalité, d’une classe d’âge) est conforme au modèle républicain du citoyen en armes, et constitue la réponse au besoin de masse. En d’autres termes, si les autorités politiques sont cohérentes avec leur évaluation de la transformation du paysage stratégique, elles doivent envisager cette solution, quitte à la rejeter à l’issue d’un débat politique ayant soupesé les risques et avantages de la mesure, mais qui aura au moins permis un diagnostic partagé des forces et des faiblesses de la France dans le contexte international. En l’état actuel du contexte politique, il nous semble que le coût politique d’une telle mesure serait probablement trop important, mais dans ce cas, il est nécessaire d’expliquer à la nation pourquoi ses forces armées continueront à ne disposer que d’une masse structurellement limitée en dépit d’un besoin identifié, et que nos objectifs politiques seront nécessairement contraints dans le cadre d’une coalition. Ce débat, selon nous nécessaire, est évidemment impossible avec un calendrier de LPM accéléré qui va définir un modèle de force jusqu’à la fin de la décennie.
Autre enjeu ayant été mis à l’agenda politique récemment : le besoin de développer les « forces morales » de la nation, notion vague mais globalement comprise dans les armées comme la capacité à faire face à l’adversité en cas de conflit. Dans son discours du 13 juillet 2022, le Président Emmanuel Macron a fait le lien entre le développement de ces « forces morales » et l’engagement des armées dans la mise en place du service national universel (SNU) qu’il appelle de ses vœux. D’autres ont déjà relevé la pensée magique qui consiste à croire qu’un internat de deux semaines pour jeunes adultes va subitement faciliter la cohésion sociale, et ont insisté sur l’effet contre-productif de la mesure. Mais le train est lancé et, pour le Président, les armées vont devoir contribuer à la mise en place du dispositif, ce qui suppose des ressources à allouer et donc des arbitrages budgétaires. Là encore, il est pour le moins inconséquent de faire adopter en vitesse des mesures budgétaires qui vont contraindre les armées et allonger la liste de leurs missions sans s’être assurés d’un consensus transpartisan minimal sur le sujet. Les chercheurs en sciences sociales ont depuis longtemps montré que les Français sont, comparativement aux autres pays développés, bien plus sujets à la méfiance envers leurs concitoyens et l’État. Cette défiance va de pair avec un incivisme plus fréquent entraînant un cercle vicieux : le manque de confiance des Français entrave leurs capacités de coopération, ce qui entraîne l’État à tout réglementer et à vider de son contenu le dialogue social. L’écart entre le discours méritocratique des autorités et la réalité aristocratique du fonctionnement de la société crée un fort ressentiment, qui se diffuse dans toutes les catégories de population. Comme l’écrit Luc Rouban dans Les Raisons de la Défiance,
« il n’est pas indifférent que le quart des cadres ou des professions libérales considère en 2021 que la société les traite avec mépris, qu’une minorité seulement de fonctionnaires croient à la méritocratie en France, que moins de la moitié des membres des catégories supérieures aient confiance dans les statistiques officielles fournies par le gouvernement ou que la moitié des Français interrogés ne se sentent appartenir à aucune communauté, ni nationale, ni religieuse, ni d’origine. Si la République est menacée, elle l’est sans doute bien plus par cette anomie que par l’intégration de minorités dans des groupes séparatistes ».
Avant de forcer les armées à consacrer des ressources à un SNU qui est fondamentalement du cosplay militaire sans aucune utilité opérationnelle pour les armées, en croisant les doigts pour que l’ordre serré renforce magiquement la cohésion nationale, ne vaudrait-il pas mieux patienter et avoir un véritable débat politique sur la meilleure façon de susciter la confiance des citoyens entre eux et envers l’État ? Là encore, la précipitation risque de graver dans le marbre dans la loi budgétaire des mesures inutiles, voire contre-productives.
Autre défi qui ne devrait pas faire l’économie d’un débat : le changement en cours de modèle d’utilisation de la force. Comme mentionné précédemment, les forces armées occidentales ont, depuis la fin de la Guerre froide, été employées dans une logique assurantielle comme des forces de police internationale servant à minimiser les risques tels que le « terrorisme », les « États faillis » ou les « conflits ethniques ». Le basculement en cours les voit revenir à une conception plus classique d’emploi de la force militaire, servant à dissuader, contraindre ou se défendre face à une menace, c’est-à-dire un ennemi identifié doté d’une intention hostile. Cela signifie que les forces armées françaises ne pourront plus être l’outil rassurant que les responsables politiques pouvaient déployer pour montrer qu’ils « font quelque chose » pour assurer la sécurité des Français. Entre une menace avérée et un risque éventuel, c’est la première qui doit l’emporter dans la planification sous peine d’épuiser les ressources. Pour donner un exemple, dans un monde où des grandes puissances étatiques sont des menaces réelles, il faudra se poser la question de l’opportunité d’opérations telles que « Serval », qui relèvent de la gestion du risque terroriste à moyen terme pour la France. Or, ce changement de logique implique que des risques potentiels vont parfois se matérialiser au détriment des intérêts des Français. Est-on sûrs de vouloir acter un tel changement de posture sans débat public préalable permettant de s’assurer d’un consensus minimal en faveur d’un risque plus élevé ? Les responsables politiques sont-ils prêts à assumer de dire à la population qu’une opération contre-terroriste n’a pas pu être menée parce que les ressources étaient employées à décourager la Russie ? Ou pensent-ils que les armées pourront tout faire, ce qui serait profondément irresponsable ?
Dans le même registre, les responsables civils et militaires français rappellent régulièrement, comme le faisait le CEMA récemment, que « la pierre angulaire de notre capacité de défense collective est l’OTAN ». De fait, en fonction des scenarii, les États européens devraient dépenser annuellement jusqu’à 357 milliards de dollars pour compenser un retrait américain de l’OTAN et les trous capacitaires prendraient entre 10 à 20 ans à être comblés : en pratique, l’Europe ne peut toujours pas se défendre sans les États-Unis et n’est certainement pas prête à consentir aux investissements nécessaires. Si à titre personnel nous souscrivons à cette importance de la relation transatlantique, il n’en reste pas moins qu’environ 56% des suffrages exprimés lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 se sont portés sur des partis ayant explicitement dans leur programme une sortie partielle ou complète de l’OTAN. Certes, ce n’est probablement pas la raison principale pour laquelle les électeurs votent pour ces partis, mais le phénomène est révélateur du fait que l’appartenance à l’Alliance, censément le fondement de notre défense collective, est vue comme secondaire par le public et donc « sacrifiable » à d’autres enjeux. Une enquête récente montrait ainsi que si un référendum était organisé, 50% des Français voteraient pour maintenir leur pays dans l’Alliance, 15% voteraient contre, et 35% n’ont pas d’opinion. Le chiffre en faveur de l’OTAN est le deuxième plus bas des membres de l’Alliance, derrière la Slovaquie (46%) et à égalité avec le Monténégro. Récemment, les sénateurs d’extrême-droite et d’extrême-gauche se sont rejoints dans un bel élan d’unanimisme pour s’opposer à l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Alliance lors du vote sur le sujet. À l’assemblée, les élus LFI ont voté contre l’entrée de ces deux pays tandis que les députés RN se sont abstenus. Et la constitution est ainsi faite que si un candidat issu d’un parti opposé à l’appartenance de la France à l’OTAN arrivait à la présidence de la République, il pourrait très facilement sortir le pays de l’Alliance pour signifier son attachement à la « souveraineté » ou à « l’indépendance » du pays. Ce serait à n’en point douter du gaullisme au rabais aux conséquences désastreuses pour la crédibilité internationale de la France, mais la réalité est que cette mesure aurait un faible coût politique interne. Si l’on considère réellement que l’OTAN est la pierre angulaire de notre défense collective, comme c’est le cas depuis 1949, alors ne faudrait-il pas produire un vrai travail politique sur le sujet afin de normaliser le rapport du pays à l’Alliance ? Et quelle meilleure opportunité qu’un vrai débat sur notre modèle de défense rendu nécessaire par la principale menace à la sécurité européenne depuis la fin de la Guerre froide ?
Enfin, un débat honnête est nécessaire du fait de l’effet d’éviction entraîné par une hausse éventuelle des dépenses de défense. Les fondamentaux macro-économiques de l’économie française ne sont pas bons : l’industrie française est structurellement incapable de répondre à la demande ; l’endettement de l’État couplé à la hausse des taux d’intérêt va limiter la capacité de la puissance publique à soutenir les ménages et les entreprises ; les compétences des jeunes et des adultes continuent de baisser, conduisant à un mauvais taux d’emploi et des difficultés de recrutement ; et il n’y a presque plus de gains de productivité, donc de possibilité de croissance de long terme. L’attractivité du pays est ainsi fortement pénalisée par la faiblesse des compétences tandis qu’une croissance presque nulle rend la solvabilité de la dette ou le soutien au pouvoir d’achat très difficile. Dans ce contexte, les dépenses de défense vont forcément rentrer en concurrence avec d’autres types de dépenses publiques alors que les défis sont nombreux : pensons à l’effort financier nécessaire pour réduire les risques liés au changement climatique, à la crise actuelle de l’hôpital ou au changement de modèle de société induit par le vieillissement de la population. Dans un rapport de mai 2022, la Cour des Comptes relevait ainsi très justement que la dégradation structurelle des finances publiques françaises et l’ampleur des enjeux à venir allait forcer à des choix politiques forcément déchirants. Là encore, plutôt que de se précipiter pour faire adopter une LPM qui risque d’être détricotée à coups de lois de finances annuelles et rectificatives en fonction de l’évolution de la situation macro-économique et du débat politique, ne vaudrait-il pas mieux prendre le temps d’un débat public forgeant un consensus national minimum sur le rôle attendu de la France dans le monde et des moyens nécessaires à y consacrer, quitte à revoir à la baisse les ambitions internationales du pays ?
Le modèle d’armée mérite un débat approfondi
Comme on le voit, un certain nombre des défis posés au modèle d’armée, et auxquels la LPM est censée apporter une réponse au moins partielle, nécessitent en fait un véritable débat politique pour s’assurer de leur acceptation. Idéalement, il serait probablement plus sage de laisser la LPM actuelle aller jusqu’à son terme initial et d’inscrire les budgets prévus dans les lois de finance 2024 et 2025, afin de préparer correctement la prochaine LPM en menant les débats publics nécessaires. Cette mesure devrait même contribuer à rassurer les industriels eux-mêmes. Après tout, la LPM 2019-2025 est historiquement exceptionnelle dans le sens où elle a été jusqu’ici globalement respectée (ce qui était loin d’être le cas de la grande majorité des autres LPMs), et l’État est depuis plusieurs années fortement engagé dans le soutien aux exportations : ce passif devrait valoir au Président actuel et à son gouvernement un peu de crédit et un degré de confiance de la part des industriels. Et ceux-ci devraient voir qu’une LPM 2026-2031 consensuelle, bâtie sur une vision partagée du rôle de la France et des moyens à y consacrer est bien plus rassurante pour leur programmation qu’une LPM 2024-2030 qui ne sera pas à la hauteur des enjeux, sera en concurrence avec d’autres dépenses publiques que les oppositions s’empresseront de politiser, et sera donc bien plus vulnérable à des ajustements à la baisse en cours de route. On pourra arguer de l’urgence à adapter notre modèle d’armée du fait du changement de contexte stratégique, mais dans ce cas rien n’empêche le gouvernement de montrer sa prise de conscience des enjeux en allant au-delà de la trajectoire financière prévue pour 2024 et 2025 lors du dépôt des lois de finances annuelles.
En pratique, les travaux étant lancés, la prochaine étape sera le passage devant le Parlement, qui ne peut refuser le dépôt d’un texte. Il est absolument fondamental que les parlementaires soient prêts à questionner le projet de loi en demandant explicitement :
- Les missions des forces armées. À ce titre, il pourrait être utile de demander une hiérarchisation des cinq « fonctions stratégiques » (connaissance et anticipation, prévention, dissuasion, protection, intervention). En particulier, la place de la protection et de l’intervention dans les missions des armées doit être explicitée par rapport à la dissuasion, et la prévention, tandis que la fonction connaissance et anticipation devrait être vue comme transverse.
- Les scénarios crédibles d’emploi de la force militaire. Sommes-nous prêts à intervenir contre la Chine et aux côtés des États-Unis s’ils nous le demandent en cas de crise majeure ? Si oui, quels moyens voulons-nous y dédier ? Sommes-nous prêts à intervenir face aux forces russes en Ukraine si Moscou réussissait à percer le front ? Etc.
- L’effet d’éviction de la dépense de défense sur les autres dépenses de l’État, au regard des grands enjeux de société prévisibles ? Sommes-nous réellement prêts à consentir à ces sacrifices ?
Des missions et des scénarios découlent des modèles de force et des capacités associées. Les membres de la représentation nationale doivent avoir mûri leur réflexion sur ce sujet avant l’examen du projet de LPM, sans quoi le risque sera grand d’endosser un projet incrémental, et pas à la hauteur de l’aggiornamento nécessaire.
En fonction de la qualité du projet de LPM, les parlementaires doivent être prêts à aller jusqu’à le rejeter, ce qui sera un signal politique fort de l’absence (éventuelle) de maturité et d’ambition du texte proposé, mais n’empêchera pas le gouvernement d’inscrire les budgets de défense qu’il souhaite dans la loi de finances annuelle.
Entretemps, les partis politiques doivent eux-mêmes initier le travail politique sur les questions de défense. Le RN a déjà commencé, en faisant un lien entre la guerre en Ukraine, les sanctions, et la hausse du coût de la vie (comme si le responsable principal n’était pas M. Poutine du fait de l’invasion qu’il a choisi de déclencher…). Les autres partis doivent, le plus tôt possible, expliciter leurs positions et y associer leurs militants et diffusant leur doctrine sur le sujet : il est important qu’une mobilisation des élus nationaux sur cette question ait lieu afin de mettre le sujet à l’agenda politique. L’organisation d’un débat télévisé entre porte-paroles des partis sur le sujet pourrait avoir lieu, à l’horizon de décembre 2022 et donc en amont de l’examen de la LPM. Ces mesures sont concentrées sur l’automne 2022, mais devraient permettre l’émergence d’un véritable et nécessaire débat public sur le sens de notre modèle d’armée.
Il peut être tentant pour l’exécutif de se préserver un domaine de compétence exclusive avec la défense, forçant le calendrier et maquillant des choix profondément politiques derrière des mesures techniques, mais cette attitude place les armées à la merci d’un revirement brutal de politique. De la même manière que l’on fait la guerre avec l’armée que l’on a et pas celle que l’on désire, il faut bâtir une politique de défense avec la situation politique que l’on a, et pas celle dont on rêve. La bizarrerie de notre système institutionnel fait que le vainqueur de l’élection présidentielle, qui dispose d’un pouvoir exécutif particulièrement développé, n’a attiré sur son nom que 27,85% des suffrages exprimés au premier tour (sans même prendre en compte l’abstention). Il n’était donc pas le premier choix d’environ trois quarts de l’électorat, et il ne dispose pas d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Dans ce contexte, adopter en vitesse des mesures consolidant un modèle d’armée spécifique est en fait prendre un risque de fragmentation politique sur les questions de défense : sans travail politique préalable permettant de dégager une forme de consensus, les oppositions auront beau jeu de politiser les questions de défense en prenant par principe le contre-pied du gouvernement. À moyen terme, cela revient à réduire la cohésion nationale sur le sujet.
Au contraire, il serait certainement politiquement opportun pour le gouvernement de s’appuyer, dans le cadre de la préparation d’une LPM, sur les travaux conduits par les parlementaires et les considérer comme autant de briques utiles à la rédaction d’un nouveau Livre Blanc (ou revue stratégique). En associant le Parlement à la préparation des travaux, ce qui suppose donc de décaler le calendrier prévu, le risque de fragmentation politique sur les questions de défense sera réduit : dans le contexte politique actuel, l’exécutif ne peut (et ne doit) plus faire comme si un large consensus entourait encore les questions de défense.
Pour toutes ces raisons, il faut repousser le calendrier de présentation de la future LPM devant le Parlement, afin de laisser le temps au débat politique nécessaire pour résoudre les questions profondes posées par le nouveau contexte stratégique. Faute de quoi, la prochaine LPM aura toutes les chances de ne pas être à la hauteur des enjeux et d’être rapidement obsolète, fragilisant ainsi les armées.
Crédit : Eliot Blondet/ABACAPRESS.COM
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