La politique de la Russie vis-à-vis des « petits États »

Le Rubicon en code morse
Fév 01

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Alors que de nombreux États, avant tout occidentaux, prennent leurs distances avec la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine, celle-ci cherche à attirer de nouveaux partenaires afin de maintenir sa posture sur la scène internationale. Dans ce contexte, le soutien politique tacite apporté par la Chine ainsi que le soutien logistique, militaire et économique d’États comme l’Inde, la Turquie, l’Iran et la Corée du Nord s’avèrent être des atouts cruciaux. Dans le même temps, des puissances plus modestes se trouvent elles aussi dans le viseur de la politique étrangère russe.

La Russie cherche à assurer par divers moyens le ralliement autour d’elle de petits États tels que les pays de son voisinage immédiat, en Asie centrale et dans le Caucase du Sud, mais aussi des États d’Afrique, d’Asie et de l’Amérique latine. On entendra ici par « petits États » les pays qui sont conscients de leur différentiel de puissance, économique, diplomatique ou militaire et qui ajustent leur comportement en se fondant sur ces perceptions.

Si la Russie mobilise des leviers économiques afin d’affirmer sa présence dans ces régions, elle recourt également à une rhétorique anticoloniale pour reprendre à son compte le « mouvement libérateur anticolonial dirigé contre l’hégémonie unipolaire ». La dimension discursive de la politique étrangère russe lui sert d’outil de soft power qui vise à lui procurer des bénéfices politiques particulièrement nécessaires à l’heure actuelle. Or, non seulement son engagement reste limité dans son ampleur, mais la Russie peine également à convertir son capital économique et militaire, fragilisé par les difficultés rencontrées sur le front ukrainien, en succès politiques.

Une rhétorique aux accents anticoloniaux

Depuis le 24 février 2022, le discours officiel russe a pris des formes diverses afin de justifier son invasion de l’Ukraine. Évoquant tantôt les objectifs de la « démilitarisation et de la dénazification » de l’Ukraine, tantôt le « diktat des Etats-Unis » et des « élites politiques occidentales », ainsi que l’élargissement de l’OTAN, il vise le public à l’intérieur du pays, sensible aux références à la Seconde Guerre mondiale, mais aussi cette partie de la « communauté internationale » où le sentiment antioccidental et avant tout antiaméricain est fortement présent. En effet, à l’heure où la Russie voit le cercle de ses partenaires se rétrécir, elle cherche à diversifier ses liens extérieurs et éviter un isolement sur la scène internationale. Dans cette perspective, les petits États se trouvent parmi les destinataires de ce discours. Par une rhétorique anticoloniale, la Russie vise à rallier autour d’elle une coalition d’Etats avec l’objectif de la contestation des positions américaines. C’est cette force qui, selon Poutine, va « définir la future réalité géopolitique ».

Il est utile de rappeler que cette rhétorique ne constitue pas une nouveauté ; elle était déjà largement pratiquée par l’URSS. C’est en particulier après 1956 que la Russie s’introduit dans les pays récemment décolonisés, nouant des liens de coopération économique et technique, mais aussi militaires. Après le retrait entrepris dans les années 1990, la Russie marque son retour au début des années 2000 en rétablissant les anciennes amitiés et « anciennes affinités idéologiques ». Elle rejoint d’une certaine façon le narratif de la Chine qui se fixe, en tant que « pays en développement majeur », l’objectif du « renforcement de la solidarité et de la coopération », ainsi que la « protection des intérêts communs avec le monde en développement », tout en se distinguant de « certains pays », qui ont « foulé le sentier de la guerre, colonisation et pillage ».

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le discours anticolonial présente un outil de soft power par lequel la Russie cherche à compenser le coût porté à sa réputation internationale par l’invasion de l’Ukraine. D’après les sources de Meduza, média indépendant russe, la mission de la promotion de ce discours est confiée au Rossotroudnitchestvo, une agence d’État sous la direction du ministère des Affaires étrangères, et ses filiales – les « Maisons russes » – implantées dans différents pays, ainsi qu’à l’Institut d’expertise pour les recherches sociales (Экспертный институт социальных исследований), créé en 2017 et maintenant des liens étroits avec l’administration du président.

Le discours anticolonial est avant tout destiné aux États du continent africain où la présence russe s’est élargie depuis ces dernières années. Ainsi, en décembre 2022, Vladimir Poutine a chargé le ministère des Sciences et de l’Enseignement supérieur d’inclure dans les programmes universitaires les recherches portant sur l’histoire et les conséquences de la politique coloniale des États européens en Afrique. De même, le président russe a demandé aux historiens de préparer des rapports et des informations sur le même sujet en vue du sommet Russie-Afrique qui aura lieu en juillet 2023. Sur le terrain, les réseaux sociaux et les médias de masse constituent également un outil puissant qui contribue à diffuser le discours anticolonial russe, tout en « [dépeignant] les partenaires occidentaux, et plus particulièrement la France, en termes négatifs ».

Cette rhétorique a été reprise par Sergueï Lavrov lors de sa visite dans deux pays de l’Asie du Sud en août 2022, en Birmanie et au Cambodge. Après un échange avec son homologue birman Wunna Maung Lwin, le chef de la diplomatie russe a réitéré sa « haute considération pour le positionnement de la Birmanie sur la scène internationale » qui démontre sa compréhension des causes des événements en Ukraine résidant « avant tout dans la volonté de l’Occident […] de profiter de sa capacité à faire ce qu’il veut à n’importe quel point du globe ». Les dirigeants de la Birmanie ont en effet déclaré que l’armée russe a « fait ce qui était justifié pour maintenir la souveraineté de son pays ».

Une présence en expansion dans les petits États

Le discours anticolonial tenu par la Russie ne saurait à lui seul lui assurer la solidarité et l’allégeance politique des petits États. Il est donc accompagné de son engagement économique et politique actif dans ces régions et cela depuis les années 2000. De cette façon, la Russie maintient ses liens de proximité avec les anciennes républiques soviétiques, notamment en Asie centrale et en Arménie. États membres de la Communauté des États indépendants (CEI), « moyen de divorce civilisé » mis en place à la suite de la chute de l’URSS, ils participent par ailleurs à d’autres initiatives régionales russes, à savoir l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et de l’Union économique eurasiatique (UEEA). Leur adhésion à ces organisations leur procure certains avantages pragmatiques – en échange de solidarité ou, du moins, de neutralité politique. A cet égard, l’OTSC fonctionne comme une « carte de réduction » sur les achats d’armes russes, en plus de constituer un mécanisme de soutien à des régimes politiques jugés loyaux. C’est ainsi que ses forces de maintien de la paix ont été déployées au Kazakhstan en janvier 2022 dans le contexte des soulèvements populaires et de ce qu’on présume avoir été une tentative de coup d’état avortée, assurant par cela la « position géostratégique [de la Russie] en Asie centrale […] juste avant que la guerre en Ukraine ne vienne brouiller les cartes ».

A son tour, l’UEEA facilite l’accès des marchandises et de main-d’œuvre aux marchés de ses États membres et favorise ainsi les échanges commerciaux à l’échelle régionale. Malgré le contexte économique défavorable, le volume d’échanges commerciaux entre les pays membres de l’UEEA a augmenté de 12,8% durant les dix premiers mois de 2022 en comparaison avec 2021, année où  il avait atteint 72,6 milliards de dollars (en augmentation de 31,9% par rapport à 2020). Une tendance semblable s’observe dans les relations entre la Russie et deux États d’Asie centrale qui ne font pas partie de l’Union eurasiatique, à savoir le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, dont les échanges commerciaux avec la Russie ont augmenté de 22% (durant les huit premiers mois de 2022) et de 40% (durant les neuf premiers mois de 2022) respectivement. La Russie maintient également sa présence militaire dans plusieurs de ces pays, avec des bases et installations militaires au Kazakhstan, au Kirghizistan, au Tadjikistan, de même qu’en Arménie.

De surcroît, la Russie cherche à s’implanter dans des pays plus éloignés en Amérique latine, Asie et Afrique, en nouant des partenariats commerciaux et en leur fournissant des armements. Ainsi, ses plus gros clients, l’Inde et la Chine avec respectivement 7 et 5,3 milliards de dollars d’achats d’armes entre 2017 et 2021, sont suivis par l’Algérie (2,8 milliards), l’Égypte (3,2 milliards), le Vietnam (1 milliard) et le Kazakhstan (1 milliard). Durant la même période, 61% des exportations d’armes de la Russie ont eu pour destination les pays d’Asie et d’Océanie, 20% les pays du Moyen-Orient et 14% les pays d’Afrique. La Russie demeure l’un des fournisseurs d’armes principaux pour les pays d’Asie du Sud-Est, parmi lesquels se trouvent la Birmanie, le Laos et le Thaïlande. En outre, la Russie projette son influence dans le domaine militaire et de sécurité à travers ses sociétés militaires privées et avant tout le Groupe Wagner, avec à sa tête Evgueny Prigojine, proche comme jamais du Kremlin à l’heure de la guerre en Ukraine. Les mercenaires de Wagner ont notamment été déployés en Libye, au Mali, au Soudan, au Mozambique, à Madagascar, en République centrafricaine, en Syrie, en Ukraine et au Yémen, dans l’objectif de « protection des élites gouvernantes ou émergeantes et des infrastructures critiques » de ces États.

Sur le plan commercial, les entreprises russes cherchent également à s’établir sur les marchés internationaux, à l’instar de Rosatom, géant nucléaire russe, chargé entre autres des projets de construction des centrales nucléaires au Bangladesh, en Biélorussie, en Égypte et en Hongrie. De même, ses compagnies pétrolières réalisent des projets à l’international, comme c’est le cas, pour en nommer quelques-uns, pour Gazprom en Algérie, au Bangladesh, en Bolivie, en Libye, au Vietnam et en Ouzbékistan et pour Lukoil au Cameroun, en Égypte, au Ghana et au Nigéria. Par ailleurs, la Russie s’investit dans la filière minière, notamment en Afrique, avec des entreprises comme Evraz, Renova et Alrosa, Finalement, la Russie n’hésite pas à passer l’éponge sur les crédits octroyés aux économies en difficulté. Selon le président russe, la Russie a effacé une somme équivalente à 20 milliards de dollars de dette des États africains, mais aussi annulé une partie des dettes des pays d’Asie centrale, notamment le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, ainsi que d’autres États.

Les bénéfices, réels et escomptés

Tous ces efforts ne relèvent bien évidemment pas que d’une forme d’altruisme politique mais visent également à procurer à la Russie des avantages pragmatiques. Au sein des organisations internationales où la logique de puissance est concurrencée par la logique du nombre, le ralliement des petits États constitue un atout crucial. Si les votes au sein de l’ONU depuis le début de l’invasion de l’Ukraine ont largement été en défaveur de la Russie, celle-ci arrive toutefois à obtenir quelques votes négatifs ou, surtout, des votes d’abstention de la part des États dans lesquels elle exerce son influence politique. Ainsi, lors du vote au sein de l’Assemblée générale du 2 mars, résultant en 5 votes négatifs et 35 abstentions, des États comme l’Algérie, l’Angola, Cuba, le Congo et d’autres ont préféré l’abstention à la condamnation de la Russie. Le soutien des petits États a été encore plus déterminant à l’occasion du vote du 7 avril 2022 portant sur l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, qui a recueilli 24 votes contre et 58 abstentions. En plus des pays autoritaires à l’instar de l’Iran et la Chine et ses alliés proche comme le Bélarus, ce sont donc majoritairement les petits États qui ont attribué un vote favorable à la Russie. On compte parmi eux essentiellement les pays d’Asie centrale et d’Afrique, mais aussi quelques États d’Asie du Sud-Est (comme le Laos) et d’Amérique latine (Bolivie, Cuba, Nicaragua).

Sur la scène internationale, le soutien apporté par ces petits États contribue à dissiper l’image d’une Russie isolée politiquement et à renforcer ses prétentions de chef de file des pays sujets au « joug colonial » de l’Occident. Sergueï Lavrov n’a d’ailleurs pas oublié de remercier ses « collègues africains », qui n’« approuvent pas des tentatives flagrantes des États-Unis et leurs satellites européens de dicter leur volonté à tout le monde », pour leur soutien et leur « positionnement réfléchi concernant les événements en Ukraine ». En effet, grâce à ses efforts diplomatiques, la Russie a réussi à susciter une attitude positive envers soi-même dans certains États d’Afrique en se positionnant comme « une sorte de troisième voie », entre les pays occidentaux, « généralement perçus comme intrusifs sur la question des droits humains », et la Chine, « dont beaucoup dans la région souhaiteraient desserrer l’étreinte ». De la même façon, ce sont les États d’Asie centrale qui sont devenus dans le contexte de la guerre en Ukraine des interlocuteurs privilégiés des dirigeants russes. Dans la logique de la posture de neutralité formelle et de  « solidarité pragmatique », ils maintiennent des échanges et rencontres réguliers avec les représentants de la Russie et continuent d’assister aux réunions des organisations régionales comme l’OTSC, la CEI et l’UEEA.

Par ailleurs, la Russie mobilise le soutien de petits États afin de délégitimer et contrecarrer les sanctions des pays occidentaux. C’est ainsi que lors de son déplacement de juillet 2022 en Afrique, notamment en Égypte, en République Démocratique du Congo, en Ouganda et en Éthiopie, Sergueï Lavrov a attribué la responsabilité de la crise alimentaire actuelle aux sanctions introduites par les États occidentaux contre la Russie, sans pour autant mentionner son blocus des couloirs maritimes céréaliers. De plus, afin d’atténuer l’impact négatifs de ces dernières, le gouvernement russe a autorisé depuis le 6 mai les « importations parallèles », laissant une voie ouverte aux livraisons des marchandises sans l’autorisation de leur détenteur de droits. Selon le premier vice-directeur du Service fédéral des douanes, entre mai et octobre 2022 un volume de marchandises équivalent à 12,6 milliards de dollars a été importé en Russie de cette façon, transitant essentiellement par le Kazakhstan, l’Arménie et le Belarus, de même que la Turquie et la Chine. La portée de cette mesure reste toutefois à relativiser et le montant des produits importés reste incomparable aux chiffres des années précédentes (environ 4%).

Un bilan mitigé

Si les projets de la Russie envers les petits États se veulent ambitieux, elle rencontre plusieurs obstacles dans leur réalisation, alors que son discours n’est pas reçu de la même façon par tous les destinataires. A la lumière de la guerre en Ukraine, l’on peut se demander si les moyens à la disposition de la Russie, financiers comme militaires, sont suffisants pour qu’elle puisse atteindre ses objectifs. Malgré ses investissements importants, la Russie est devancée de loin par les États-Unis, l’UE et la Chine en matière d’échanges commerciaux avec les pays d’Afrique et les pays de l’ASEAN. En outre, comme depuis février 2022 la priorité est donnée à son effort militaire en Ukraine, les positions de la Russie se voient affaiblies ailleurs. Elle aurait ainsi redéployé une partie de son personnel militaire depuis les bases militaires du Kirghizistan et du Tadjikistan vers le front ukrainien.

Par ailleurs, face à l’épuisement de ses stocks de munitions et sous le poids des sanctions posées par le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act, qui ont entre autres touché les États achetant des armes auprès de la Russie, ses exportations sont, depuis plusieurs années, en baisse. Selon les données du SIPRI, le montant de ses exportations d’armes est passé de 7,9 milliards à 5,5 milliards entre 2013 et 2014 et ne cesse de diminuer depuis lors, de l’ordre de 26% entre 2012-2016 et 2017-2021. De même, les difficultés opérationnelles rencontrées par l’armée russe sur le front ukrainien ont largement déconstruit le mythe de la deuxième puissance militaire mondiale, portant un coup à sa réputation de pourvoyeur de sécurité. Dans cette perspective, le dysfonctionnement de l’OTSC et la fragilisation des positions de la Russie dans le Caucase présentent une illustration flagrante de son affaiblissement. Si ses forces de maintien de la paix restent déployées dans le Haut-Karabakh, elles sont critiquées à la fois par l’Arménie – pour leur inefficacité – et par l’Azerbaïdjan – pour une complicité présumée avec la partie adverse. Des manifestations appelant au retrait de l’Arménie de l’OTSC ont par ailleurs eu lieu à Erevan en novembre 2022, jour où la capitale accueillait le sommet de cette organisation en présence de Vladimir Poutine.

De même, la Russie ne parvient pas toujours à convertir son capital économique et militaire en succès politiques, comme l’atteste le cas du Venezuela. Malgré son soutien explicite à l’opération militaire russe et des accusations dirigées contre les États-Unis et l’OTAN, cela n’empêche pas Nicolas Maduro de poursuivre le rapprochement avec Washington qui se dessine depuis mars 2022. Les États-Unis, soucieux de limiter le cercle d’interlocuteurs de Moscou, ont assoupli le régime des sanctions imposé à Caracas et ont autorisé en juin le groupe pétrolier italien Eni et l’espagnol Repsol à expédier du pétrole depuis le Venezuela vers l’Europe, avant d’octroyer en novembre une licence pour l’extraction du pétrole dans ce pays à l’américain Chevron.

Finalement, la rhétorique anticoloniale employée par la Russie ne parle pas à tous ses destinataires et avant tout aux pays de ce qu’elle appelle son « étranger proche », dont font partie les États d’Asie centrale. En effet, ceux-ci – en particulier la génération n’ayant pas vécu sous l’URSS – voient la Russie elle-même comme une puissance colonisatrice et ils ne peuvent donc que fortement ressentir toute l’ambivalence de son discours. En outre, les discussions sur la décolonisation se sont révélées sous un nouveau jour dans les pays de la région à la lumière de la guerre en Ukraine. Par conséquent, bien qu’ils gardent une posture neutre vis-à-vis de l’opération militaire russe, ils n’hésitent pas à montrer leur désapprobation de façon implicite et de rehausser leur posture vis-à-vis de la Russie, comme l’attestent les déclarations du président kazakhstanais Kassym-Zhomart Tokaïev concernant les « quasi-territoires que sont Louhansk et Donetsk » ou bien celles du président tadjkistanais Emomali Rahmon appelant à plus de respect et d’égalité envers les pays de la région de la part de Moscou. Par ailleurs, le Kirghizistan a lui aussi marqué ses distances avec la Russie, en refusant de participer aux entraînements militaires de l’OTSC Roubej-22 (« Frontière-22 ») qui ont eu lieu au Tadjikistan en octobre 2022. Dans le même temps, alors que les États d’Asie centrale préfèrent de plus en plus s’abstenir au sein de l’ONU, ils cherchent activement à pousser plus loin leur coopération avec les États désignés comme « non-amicaux » par la Russie et apportent de l’aide humanitaire à l’Ukraine. En Afrique aussi, la rhétorique anticoloniale russe ne trouve pas d’écho dans tous les pays. Le discours remarqué du représentant du Kenya Martin Kimani, prononcé au Conseil de sécurité de l’ONU le 21 février 2022, en est la preuve. En rappelant l’influence du passé colonial sur son pays, le diplomate kényan a réitéré son soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et a fermement condamné « la tendance […] des États puissants, y compris les membres du Conseil de sécurité, à enfreindre la loi internationale avec peu de considération ».

***

A l’heure où l’issue du conflit ukrainien paraît incertaine et où différents scénarios sont évoqués, les contours des alliances et des partenariats d’après-guerre commencent déjà à se dessiner et les petits États se trouvent aujourd’hui au cœur de ce chantier politique. . Alors que la crise sanitaire a remis en lumière les inégalités entre États qui persistent toujours sur la scène internationale – on l’a vu notamment avec la question de l’accès aux vaccins – et que le contexte politique actuel impose des contraintes supplémentaires aux économies nationales, les petits États se retrouvent dans une position très fragile. De l’endettement démesuré à la crise alimentaire, ces problèmes risquent de déboucher sur des crises sociales et politiques, mettant en péril leurs populations.

Dans ces conditions, les petits États, dont une grande partie sont des héritiers du passé colonial, sont aujourd’hui sensibles au discours appelant à l’émancipation et à la libération tenu par la Russie, bien que ses véritables intentions soient toutes autres. Cette rhétorique exploite à son tour le sentiment « anti- » : anti-occidental, anti-américain ou anti-français (par exemple au Mali, au Burkina Faso et au Niger), tout en faisant « converger des « récits russes » et des « récits locaux » ». Si aujourd’hui, comme le démontre l’engagement politique de la Russie dans certains pays, la recevabilité de cette rhétorique reste relative, leurs élites politiques pourraient y voir une alternative à la présence occidentale et un moyen de préserver leur pouvoir, à l’instar du Mali et du Soudan qui se sont étroitement rapprochés de la Russie à la suite des coups d’états militaires qui y ont eu lieu en 2021. Dès lors, il est important de répondre à l’ « amer sentiment » d’incompréhension, voire de colère des petits États et d’élaborer une stratégie cohérente à leur égard pour réinstaurer un dialogue de confiance, tout en remettant ces pays au cœur des préoccupations de la communauté internationale. Si l’ordre international doit changer – comme le revendiquent aujourd’hui la Chine et la Russie – ce n’est pas en redistribuant une nouvelle fois le pouvoir entre les « grandes puissances », mais plutôt en le partageant avec les « petits États ».

 

Crédits photo : Myanmar News Agency

Auteurs en code morse

Aleksandra Bolonina

Aleksandra Bolonina est doctorante au centre Thucydide et chargée des travaux dirigés à l’Université Paris Panthéon Assas. Aleksandra travaille sur les relations sino-russes en Asie centrale, en lien avec l’Union eurasiatique et la Belt and Road Initiative. Elle s’intéresse en particulier au phénomène du régionalisme autoritaire et aux perspectives d’intégration intrarégionale en Asie centrale.

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