L’impact de la guerre en Ukraine en Asie centrale : instabilité, méfiance et perte d’influence russe

Le Rubicon en code morse
Déc 14

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L’Asie centrale (qui comprend le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan), région stratégique relativement stable située entre la Chine et la Russie et à proximité de l’Afghanistan, a été le théâtre de plusieurs événements violents en 2022 allant de soulèvements populaires au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan à des confrontations armées entre le Kirghizstan et le Tadjikistan.

L’année 2022 a ainsi commencé avec un soulèvement populaire sans précédent au Kazakhstan. Résidant dans ce pays depuis un peu plus de six ans, cette révolte m’a à la fois choquée et stupéfiée, à l’instar de nombreux citoyens et observateurs. Ce qui a le plus surpris en janvier, c’est l’étendue de la violence déployée par les manifestants et la réaction brutale des autorités.  Le soulèvement a débuté par des manifestations contre la hausse du prix du gaz liquéfié dans l’ouest du pays (région pétrolifère) qui se sont rapidement étendues dans plusieurs autres grandes villes. Sur fond de révolte populaire, des rumeurs de tentative de coup d’État ont également fait surface quelques jours plus tard et menèrent à l’arrestation de personnalités politiques connues comme l’ancien chef des services de sécurité, Karim Massimov. Dans l’ancienne capitale, Almaty, située à l’extrême sud du pays, les autorités ont vite perdu le contrôle. En plus des manifestants pacifiques qui se comptaient par milliers, la ville s’est retrouvée assaillie par des casseurs qui n’ont pas hésité à confronter violemment les forces de l’ordre. De conflit purement interne, on est rapidement passé à un enjeu de sécurité régionale quand le gouvernement kazakhstanais a sollicité l’aide de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) pour rétablir l’ordre. Se définissant à l’instar de l’OTAN comme une organisation de défense collective, l’OTSC est composée de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Tadjikistan et de la Russie. Après l’arrivée des troupes majoritairement russes, le 7 janvier, la situation s’est rapidement stabilisée sans que les troupes étrangères n’aient à tirer un seul coup de feu. Cette toute première « mission de paix » de l’OTSC au Kazakhstan en janvier 2022 a d’abord donné l’impression que la Russie assurait sa position géostratégique en Asie centrale. C’était juste avant que la guerre en Ukraine ne vienne brouiller les cartes et ne force les républiques centrasiatiques à revoir leurs allégeances.

Chasse gardée traditionnelle de la Russie, celle-ci, enlisée en Ukraine, n’a pu jouer adéquatement son rôle de puissance stabilisatrice dans la gestion de ces conflits. Et si l’invasion de l’Ukraine par la Russie contribuait au déclin de son importance en Asie centrale ? Il convient ici de discuter d’une part d’une diminution de la visibilité de la présence militaire russe dans la région et, d’autre part, de sa perte d’attrait comme partenaire stratégique et économique. Enfin, ce texte envisagera l’instabilité géopolitique et économique causée par la guerre en Ukraine qui devrait aussi être considérée comme un facteur de déstabilisation régionale, générant un cercle vicieux de violence au sein duquel l’instabilité engendre davantage d’instabilité.

Retrait stratégique russe

Malgré le succès de l’opération de paix en janvier, le refus de l’OTSC d’agir dans deux conflits ultérieurs impliquant ses membres témoigne de son dysfonctionnement et de la position affaiblie de la Russie dans la région. En effet, des violences frontalières, qui ont éclaté entre les forces de l’ordre du Kirghizstan et du Tadjikistan en septembre 2022, ont fait plus de 100 victimes et provoqué le déplacement d’environ 100 000 personnes. Ce conflit est le dernier d’une suite d’affrontements ayant eu lieu de façon sporadique depuis près d’une décennie. Si les premières escarmouches impliquaient des civils ayant des comptes à régler au sujet de l’accès à l’eau ou bien de l’utilisation de la route et se résorbaient rapidement sans faire de victimes, les affrontements récents sont bien plus inquiétants. À chaque renouvellement des hostilités, la force de frappe s’amplifie ainsi que l’étendue du territoire touché par la violence de chaque côté de la frontière.

L’OTSC a également ignoré la demande d’intervention formulée par l’Arménie à la suite d’une attaque frontalière de l’Azerbaïdjan le 12 septembre ayant fait plus de 300 victimes. À l’instar du Kazakhstan en janvier 2022, les gouvernements de l’Arménie et du Kirghizstan ont invoqué l’article 4 du traité de sécurité collective stipulant que « si l’un des États parties est soumis à une agression de la part d’un État ou d’un groupe d’États, cela sera alors considéré comme une agression contre tous les États parties au présent traité », mais leurs demandes sont restées lettre morte. Preuve de leur désenchantement face à l’inaction de l’organisation, le Kirghizstan et l’Arménie ont annulé leur participation aux exercices militaires conjoints de l’OTSC qui ont eu lieu au Kazakhstan en septembre et en octobre. Le 23 novembre dernier lors d’une rencontre de l’OTSC à Erevan en Arménie, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan a même refusé de signer une déclaration de l’organisation concernant les mesures à adopter face au conflit avec l’Azerbaïdjan et a brusquement quitté la table de discussion. Cet épisode renforce une fois de plus l’image d’une organisation dysfonctionnelle incapable d’assurer la stabilité de ses membres.

Autre preuve du repli stratégique de la Russie dans la région, le redéploiement de plus de 1 500 militaires russes de leur base militaire au Tadjikistan vers l’Ukraine. Établie à l’époque soviétique, il s’agit de la plus grande base militaire russe située à l’extérieur du territoire de la Fédération de Russie, qui compte en temps normal environ 5 000 soldats, contribuant à maintenir la sécurité à la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan. Ce transfert historique des troupes mène à une diminution de la présence russe dans la région. Or, entre-temps, la Chine prend du terrain dans la région, notamment au Tadjikistan qui a approuvé en 2021, la construction d’une base militaire chinoise sur son territoire, aussi située près de la frontière afghane.

Des liens économiques mis à l’épreuve

Plus de trente ans après l’éclatement de l’URSS, les pays d’Asie centrale continuent d’entretenir d’étroites relations avec l’ancienne métropole ¾ Moscou. Deux d’entre eux, le Kirghizstan et le Kazakhstan, sont unis au sein de l’Union économique eurasiatique (UEE) qui comprend aussi l’Arménie, la Biélorussie et la Russie. Cette union qui sous-entend un marché commun garantissant une libre circulation des biens et des personnes connaît une progression certaine. En 2021, le volume d’échanges a augmenté de 72,6 milliards $USD, soit 31% de plus qu’en 2020. Cependant, 60 % des échanges commerciaux de l’Union sont effectués entre le Bélarus et la Russie alors que la part d’échanges avec les autres pays est assez négligeable. On fait face ici à un scénario postcolonial assez typique dans lequel les anciennes colonies que sont les républiques centrasiatiques sont davantage économiquement dépendantes de Moscou que l’inverse. Depuis février, les sanctions imposées envers la Russie affectent non seulement à la Russie, mais également ses partenaires économiques. À titre d’exemple, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Banque mondiale avait prévu une croissance du PIB arménien de 5,3 % en 2022, prévision maintenant révisée à la baisse à 1,2 %. En mars 2022, la Russie elle-même a violé les ententes du traité de libre-échange et suspendu ses exportations de blé et de farine vers les membres de l’UEE en mars 2022, ce qui met une pression certaine sur le Kirghizstan qui importe ses céréales principalement de Russie. Les effets économiques indésirables ne sont cependant pas uniquement liés aux sanctions.

Depuis que le gouvernement russe a annoncé une conscription partielle pour la guerre en Ukraine le 21 septembre, près de 700 000 personnes ont quitté la Russie selon les chiffres officiels russes. Parmi ceux-ci, environ 300 000 sont entrés au Kazakhstan et on estime qu’un peu plus de la moitié (174 000) est restée alors que les autres ont migré vers de tiers pays. Certains aimeraient voir cette émigration massive comme le début d’une dissidence politique en Russie, d’autres la voient comme motivée par le seul intérêt personnel et les tensions avec les populations locales sont déjà visibles.

Cet exode significatif met beaucoup de pression sur les pays voisins. Les prix des loyers flambent et il devient difficile de se loger, surtout dans les zones frontalières. Dans les villes frontalières d’Aktobe et d’Ouralsk, le prix du loyer a augmenté de 34 % par rapport aux semaines précédentes. Les hôtels et les locations Airbnb sont complets. Il a même été signalé que des « réfugiés » avaient été hébergés dans des cinémas et des garderies par des citoyens bienveillants. Les Kazakhstanais locaux assistent à cette migration massive avec des sentiments mitigés. Certains sont sympathiques et tentent d’aider tandis que d’autres s’inquiètent des conséquences économiques que cette migration de masse pourrait avoir sur les communautés locales, mais doutent également de la sincérité des exilés. Compte tenu de la colonisation russe et soviétique, cet afflux de Russes au Kazakhstan rappelle pour certains de douloureux souvenirs et provoque de l’hostilité.

Le Kazakhstan possède une économie relativement forte en raison de ses revenus pétroliers et d’une industrie de la construction en plein essor dans la capitale, mais les salaires restent bas et l’inflation frappe durement le pouvoir d’achat des gens ordinaires. Ceci dit, le Kazakhstan pourrait aussi profiter des sanctions. Depuis le début de l’année 2022, plus de 50 entreprises internationales ont déjà délocalisé leurs siège/filiales basés en Russie vers le Kazakhstan.

Méfiance face au « grand frère » russe

Malgré le fait qu’ils soient les alliés traditionnels de la Russie, les pays d’Asie centrale ont eu tendance à développer une politique étrangère multivectorielle et ont des relations multilatérales cordiales et diversifiées avec les pays occidentaux. Dans le contexte actuel, ceci complique l’éventail de leurs stratégies diplomatiques de peur de s’aliéner la Russie. Signe de la position délicate dans laquelle les cinq Républiques se retrouvent, les représentants de ces cinq pays se sont abstenus de voter lors des votes de l’Assemblée générale des Nations Unies en mars 2022, qui visait à condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à condamner l’annexion des territoires ukrainiens à la Fédération de Russie et plus récemment à l’adoption d’une résolution obligeant la Russie à compenser financièrement l’Ukraine pour les dommages occasionnés par la guerre. Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, est allé encore plus loin lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg en juin 2022. Dans le cadre d’une discussion à deux avec Vladimir Poutine assis à ses côtés, Tokaïev, a réitéré que le Kazakhstan ne reconnaîtrait pas l’indépendance de Lugansk et Donetsk. Plus précisément, celui-ci affirmé que  « si le droit d’une nation à l’autodétermination est réalisé, plus de 500 États émergeront sur la Terre et ce sera le chaos. Pour cette raison, nous ne reconnaissons ni Taïwan, ni le Kosovo, ni l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Selon toute vraisemblance, ce principe sera appliqué aux entités quasi-étatiques, qui, à notre avis, sont Louhansk et Donetsk ». Poutine est resté impassible devant cette déclaration qui a été sans aucun doute mal reçue dans les cercles du pouvoir et dans les médias russes qui ont vivement critiqué Tokaïev. Diplomate d’expérience, Tokaïev avait certainement pesé le pour et le contre de ces remarques audacieuses qui séduisent une certaine partie de la population du Kazakhstan qui favorise la neutralité. Selon un récent sondage, 59 % des Kazakhstanais ont une position neutre face à au conflit alors que l’Ukraine et la Russie reçoivent respectivement le soutien de 22 % et 13 % de la population. 6 % de la population a affirmé avoir du mal à répondre à la question. Les remarques de Kassym-Jomart Tokaïev n’ont pas empêché de réunir les deux présidents à nouveau dans la capitale kazakhe Astana dans le cadre de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie en octobre.

À cette occasion, ce fut au tour du Président du Tadjikistan, Emomali Rahmon, de faire des déclarations audacieuses. Sans ouvertement critiquer Poutine et/ou la guerre en Ukraine, Rahmon a tenu à rappeler à la Russie que l’appui des républiques centre-asiatiques n’était pas inconditionnel. Il a ainsi déclaré: « nous avons toujours respecté les intérêts de notre principal partenaire stratégique [La Russie]. Nous voulons également le respect », en faisant référence aux conséquences négatives de l’invasion de l’Ukraine sur l’économie du Tadjikistan. Malgré ces propos ayant des airs de défi, observateurs et intellectuels tadjiks sont bien peu convaincus de la sincérité de Rahmon étant donné non seulement la forte dépendance de l’économie tadjike envers les transferts des millions de travailleurs migrants, qui représentent près de 30% du PIB du Tadjikistan, mais aussi compte tenu du soutien des autorités russes dans la persécution des opposants politiques tadjikes, fréquemment extradés illégalement de la Russie vers le Tadjikistan.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a créé un grand malaise en Asie centrale non seulement parce qu’elle bouscule l’équilibre stratégique, mais par le climat de méfiance qu’elle a installé. Bien que ce scénario soit peu probable à court/moyen terme, le Kazakhstan serait le pays le plus vulnérable aux visées expansionnistes russes en raison notamment de leur frontière commune longue de 7644km, mais surtout de par la forte présence d’une minorité ethnique russe représentant environ 18% de la population totale du pays, surtout concentrée dans les régions frontalières avec la Russie. Dans le passé, certains politiciens russes ont d’ailleurs remis en question la légitimité de l’État kazakh.

Toutefois, les relations entre la Russie et les pays centrasiatiques sont très différentes de celles que la Russie entretenait avec l’Ukraine. D’une part, les liens avec la Russie sont établis de façon très formelle, notamment à travers une union économique et une organisation de défense collective, et il est peu probable qu’une hostilité grandisse au point de menacer les accords de défense actuels. D’autre part, des pays comme le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont très dépendants de Moscou sur le plan économique puisqu’une grande part de leur économie repose sur les redevances de travailleurs migrants en Russie. Au Tadjikistan, ces redevances représentent près de 30 % du PIB. Depuis le début de la guerre en Ukraine en février, Vladimir Poutine a effectué plusieurs visites dans la région, notamment dans le cadre du sommet des chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai à Samarcande en Ouzbékistan en septembre, ainsi que dans le cadre du sommet de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie qui a eu lieu dans la capitale kazakhe, Astana, en octobre.

Gestion des conflits internes et frontaliers inefficace

Malgré la multiplication des rencontres, des ententes et des échanges de bons principes, les pays de la région traversent toutefois une vague d’instabilité sans précédent. En plus du soulèvement populaire au Kazakhstan en janvier, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan ont aussi fait face à des mobilisations citoyennes importantes qui ont été réprimées dans le sang. Dans les deux cas, les manifestations ont eu lieu dans les régions autonomes du Karapalkastan en Ouzbékistan et du Gorno-Badakhshan au Tadjikistan, et avaient pour objet la protection des droits liés à l’autonomie politique. Ces événements n’ont pas nécessairement de liens directs avec la guerre en Ukraine, mais témoignent néanmoins du climat d’instabilité qui règne dans la région et de l’absence de mécanismes de résolution des conflits.

On pourrait croire que la Chine, ayant des intérêts commerciaux et stratégiques incontestables dans la région, pourrait être tentée de combler le vide dans la distribution du pouvoir. Celle-ci semble pourtant étonnamment peu encline à jouer ce rôle. L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui regroupe quatre pays d’Asie centrale (le Turkménistan n’en fait pas partie) et la Russie, mais qui est dominée par la Chine, est restée muette au sujet des confrontations violentes entre le Kirghizstan et le Tadjikistan qui ont eu lieu au moment même où les chefs des États membres de l’OCS étaient réunis à l’occasion du sommet à Samarcande, en Ouzbékistan. Visiblement, les organisations de sécurité régionale semblent incapables ou peu disposées à s’immiscer dans les conflits de la région. Les conséquences de ce vide de pouvoir pourraient mener au renforcement de la coopération régionale entre les pays d’Asie centrale construite autour de valeurs autoritaires ou bien encore à l’établissement de nouveaux partenariats stratégiques avec la Turquie qui démontre un intérêt de plus en plus soutenu pour la région. Les républiques centrasiatiques pourraient envisager de renforcer les liens entre elles, mais auraient surtout intérêt à miser sur les réformes visant à améliorer le niveau de vie de leurs concitoyens et la représentativité des systèmes politiques, préoccupations qui sont au cœur des récentes mobilisations citoyennes. En attendant une solution durable, l’instabilité ambiante risque de générer un cercle vicieux d’insécurité.

 

 

Crédits photo : présidence de la Fédération de la Russie

Auteurs en code morse

Hélène Thibault

Hélène Thibault (@helthib) est professeure agrégée au département de science politique de l’Université Nazarbayev au Kazakhstan et membre du Réseau Political Economy of Education Research (PEER). Ses travaux de recherche portent principalement sur les identités religieuses et de genre et sur l’autoritarisme en Asie centrale.

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