Et si l’Ukraine perdait ?

Le Rubicon en code morse
Oct 23

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Le sommet de l’OTAN, qui s’est tenu à Washington du 9 au 11 juillet 2024, a, comme attendu, mis l’Ukraine au cœur de ses discussions. De nombreuses annonces ont été faites qui, bien qu’indispensables au soutien de l’Ukraine, ne constituent pas un changement de donne fondamental. De plus, tous les acteurs sont conscients du caractère précaire de ces annonces, le résultat des élections américaines du 5 novembre 2024 étant susceptible de modifier les orientations stratégiques à l’égard de ce conflit en cas de victoire républicaine. Enfin, si le constat a été fait par le président Biden dans ses propos introductifs que « Aujourd’hui, la Russie est en temps de guerre en ce qui concerne la production de défense », on ne peut pas en dire autant de l’Occident.

Or, si la Russie appréhende ce conflit comme une guerre totale mobilisant toutes les ressources de la nation, les Occidentaux, à l’exception de la Pologne, continuent à le considérer comme une guerre limitée à un endiguement mal défini de la Russie, ne justifiant pas un investissement financier massif en matière de production de défense. Il est dès lors à craindre le point d’aboutissement d’une telle dynamique : sans changement de posture profond et rapide côté occidental, l’Ukraine perdra.

Après une analyse du positionnement des acteurs au cours des six derniers mois et un bilan du sommet de Washington, il convient d’imaginer de manière prospective ce que signifierait concrètement pour l’Europe une défaite de l’Ukraine, avec pour conséquence immédiate un afflux de réfugiés susceptible de déstabiliser les États d’accueil au sein de l’Union européenne. Il convient également d’exposer les deux scénarios d’intervention potentiels qui en découleraient afin d’éviter cette défaite, sauf à laisser la Russie libre de poursuivre sa politique de reconstitution d’une sphère d’influence soviétique.

1/ Le « renoncement par défaut » occidental s’installe dans la durée 

Mon précédent article sur la stratégie de l’Occident en Ukraine annonçait un « renoncement par défaut » : une Ukraine en difficulté sur les plans humain et matériel, une Russie déterminée et entrée en économie de guerre, des États-Unis décidés à maintenir le caractère limité du conflit en raison de la priorité donnée à l’Asie, et une Europe confrontée à la faiblesse structurelle de ses capacités militaires et de son industrie de défense.

Chacun de ces quatre points s’est depuis confirmé. L’Ukraine fait face à une situation militaire qui s’est « considérablement détériorée » tant au centre qu’au nord du front. Face au manque de combattants, le Parlement a voté une loi autorisant l’enrôlement dans l’armée de certains prisonniers de droit commun, avec des conditions certes plus strictes que celles de la Russie, mais sans pouvoir empêcher un parallèle malheureux avec Wagner ; le manque d’équipements et de munitions souligne le degré de dépendance du pays à l’égard des choix stratégiques occidentaux. Côté russe, Vladimir Poutine a prêté serment le 7 mai 2024 pour un cinquième mandat à la tête de la Russie, jusqu’en 2030, après un simulacre d’élections parfaitement huilé. Il a réorganisé son administration, et la population apparaît résignée, voire loyale. Malgré de sévères revers en mer Noire, ses troupes grignotent progressivement les positions ukrainiennes grâce à une puissance de feu supérieure. Comme je l’indiquais en février, pour la Russie, « non seulement la victoire est plausible, mais la victoire totale est redevenue une option envisageable ».

Les États-Unis, de leur côté, restent accaparés d’une part par la campagne électorale en vue des présidentielles du 5 novembre 2024 et, d’autre part, par un conflit de priorités entre l’Indopacifique, le Moyen-Orient et l’Ukraine. Cette dernière apparaît finalement la moins essentielle des trois. Après plus de six mois de débats, le Congrès avait fini par adopter fin avril un nouveau paquet de mesures d’assistance à l’Ukraine pour un montant de 61 milliards de dollars. Il s’agissait naturellement d’une excellente nouvelle pour l’Ukraine, à condition d’en apprécier la portée réelle. En effet, comme le montre l’analyse du CSIS par Mark Cancian et Chris Park, il y a un effet de trompe-l’œil dans ces 61 milliards de dollars. Ils se répartissent en réalité ainsi : 13,4 milliards pour la reconstitution des stocks américains, 7 milliards pour accroître les capacités de production américaines, 7,3 milliards pour financer le renforcement des forces américaines en Europe, 10 milliards d’aide économique et humanitaire, 1 milliard de dépenses diverses aux États-Unis, ainsi que 3, 3 milliards pour les activités de renseignement et des dépenses non chiffrées pour la formation. Concrètement, la fourniture de matériels et munitions se chiffrerait à environ 15 milliards, sous réserve que l’industrie soit en mesure de suivre le rythme de production. Non que ce montant soit faible, mais il y a loin de l’adoption de la mesure à sa concrétisation sur le terrain.

Côté européen enfin, la posture de passager clandestin de la puissance américaine n’est plus une option crédible compte tenu du niveau d’incertitude stratégique. Bien que ce constat soit de plus en plus partagé, rien n’est fait pour y remédier. La proposition formulée le 9 janvier 2024 par le commissaire européen Thierry Breton de créer un fonds de 100 milliards d’euros consacré à la défense s’est noyée dans les méandres de la campagne des élections européennes, sans même parler des conséquences pour l’influence française de la dissolution de cet été. Si les États membres de l’Union européenne ont décidé le 8 mai 2024 d’utiliser les bénéfices provenant des avoirs gelés de l’État russe pour acheter conjointement des armes pour l’Ukraine (3 milliards d’euros), la mobilisation politique et industrielle européenne afin d’offrir une solution alternative de soutien à l’Ukraine en cas de prise de recul américaine n’est clairement pas au rendez-vous. Aucun des grands pays européens, à l’exception de la Pologne, n’a annoncé une augmentation de son budget de défense à 3%. Faute d’argent, européen ou national, les États ne sont pas en mesure de passer des commandes aux industriels, qui eux-mêmes ne prendront pas le risque d’investir dans de nouvelles chaînes de production sans vision commerciale de long terme. Enfin, le dernier sondage de l’European Council on Foreign Relations montre une perception fataliste du conflit de la part de l’opinion publique européenne  : seulement 15% des sondés croient en une victoire de l’Ukraine, 40 % en une paix de compromis, et 17% en une victoire de la Russie, ces pourcentages étant plus favorables en cas de fourniture accrue d’armes et de munitions.

2/ Le sommet de l’OTAN de juillet 2024 à Washington : des avancées dans un contexte de forte incertitude

Dans ce contexte, le sommet de l’OTAN à Washington du 9 au 11 juillet 2024 s’est naturellement focalisé sur l’Ukraine. De nombreuses annonces ont été faites, pour les plus emblématiques :

  • la fourniture de cinq systèmes de défense aérienne supplémentaires (Patriot et SAMP/T),
  • l’établissement d’un programme OTAN de formation et d’assistance à la sécurité en faveur de l’Ukraine (NATO Security Assistance and Training for Ukraine – NSATU) afin de coordonner les livraisons d’équipements militaires ainsi que les activités de formation militaire organisées par les Alliés et leurs partenaires,
  • un engagement à aider durablement l’Ukraine à assurer sa sécurité en fournissant équipements, assistance et formations militaires pour un montant d’au moins 40 milliards d’euros pour l’année à venir.

Par ailleurs, les États-membres de l’OTAN ont entériné un nouvel engagement visant à accélérer le renforcement de leurs capacités et de leurs productions industrielles de défense (NATO Industrial Capacity Expansion Pledge) qui comporte le développement de plans nationaux de production de défense.

Si elles s’avèrent indispensables et utiles au soutien de l’Ukraine, ces différentes mesures ne constituent pas un point de bascule. En effet, l’engagement financier porte en pratique sur la seule année 2025. De plus, le programme de formation et d’assistance vise avant tout à « otaniser » le Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine déjà existant, par crainte de sa disparition subite en cas d’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis le 5 novembre prochain. Enfin, la promesse d’établissement de plans de production de défense nationaux, qui déclinent le plan d’action sur la production pour la défense adopté au sommet de Vilnius en juillet 2023, montre surtout le caractère laborieux de cette remontée en puissance (les plans du plan).

Par ailleurs, la mise en œuvre de ces déclarations d’intention est fortement dépendante non seulement du résultat des présidentielles américaines, mais aussi des divergences stratégiques plus profondes entre Républicains et Démocrates, susceptibles de s’exprimer en cas de changement d’administration. Les premiers reprochent aux seconds de ne pas avoir de vision claire du point de sortie du conflit russo-ukrainien, condamnant les États-Unis à un engagement sans fin qui les détourne d’autres priorités, au premier chef la Chine. Cette divergence est bien illustrée par la conférence de presse du Secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, et du chef d’état-major des armées, le général Brown, à l’issue de la réunion du Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine, dit de Ramstein, le 26 avril 2024. À la question « Quelle est votre stratégie ? », Lloyd Austin a répondu : « Notre objectif est de voir une Ukraine démocratique, indépendante et souveraine, capable de se défendre et de dissuader toute agression à l’avenir », avant d’enchaîner sur ce dont l’Ukraine a besoin au quotidien. À la question « l’Ukraine peut-elle gagner ? », le général Brown a répondu : « L’essentiel est de veiller à ce que l’Ukraine puisse se défendre ». Pour les analystes républicains, ces réponses révèlent une inadéquation entre des fins inconnues et des moyens limités.

3/ Le plus important déplacement de population en Europe depuis 1945

Au vu de cette dichotomie entre effort total russe et effort limité occidental à l’Ukraine, qu’adviendrait-il si le soutien à cette dernière venait à manquer ?  Le gouvernement de Kyiv compte environ 30 millions de personnes encore sous son autorité en Ukraine. Or, la première conséquence d’une défaite, au sens d’une rupture du front, serait un exil massif de la population ukrainienne, entre 10 et 20 millions de personnes. Le point de repère existe déjà puisque 8 millions de personnes avaient cherché refuge à l’étranger suite au déclenchement des opérations militaires russes, pourtant empêchées par les forces armées ukrainiennes en février-mars 2022 (6,5 millions y sont toujours selon l’ONU). Une victoire russe, entraînant la mise en place d’un régime autocratique frère à Kyiv, et donc la bascule vers une autocratie s’inscrivant dans la durée, aurait pour effet un changement d’échelle. Le départ de dix millions de personnes constitue un plancher minimaliste etil semble plus réaliste de prévoir 15 à 20 millions de réfugiés.

D’une part, les motivations ukrainiennes seraient aisées à comprendre puisque la population sait déjà à quoi s’en tenir : du massacre de Boutcha aux centres de torture de Kherson et d’Izioum, de la déportation d’enfants à l’utilisation massive du viol comme arme de guerre, la Russie a annoncé la couleur. Tous ceux impliqués d’une quelconque manière dans la défense de l’Ukraine depuis février 2022, ainsi que leurs familles et leurs proches, se sentiraient légitimement menacés, mais cela va bien au-delà puisqu’il s’agirait aussi de faire un choix existentiel sur les perspectives de long terme pour sa vie et celles de ses enfants : un avenir russe ou un avenir occidental ? Selon la Commission européenne, près de 20% des enfants ukrainiens étaient réfugiés en Europe en mars 2023. De plus, ce mouvement serait selon toute vraisemblance encouragé par une Russie qui cherche à conquérir des territoires plus que des populations, comme l’ont montré le nettoyage ethnique de la Crimée et les « évacuations » dans les territoires occupés depuis février 2022. Ainsi, entre début 2014 et fin 2019, environ 140.000 Ukrainiens et Tatars de Crimée ont quitté la péninsule, tandis que quelque 250.000 personnes ont quitté la Russie pour s’installer en Crimée. De manière compréhensible, la Russie n’aurait aucun intérêt à conserver une population massivement hostile, génératrice d’actes de résistance. Elle ne pourra qu’encourager les Ukrainiens à un départ en masse avec l’idée d’une déstabilisation consécutive des pays frontaliers et plus largement de l’Union européenne.

Dans cette hypothèse, nous assisterions au plus important déplacement de population en Europe depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Ainsi, entre 1945 et 1950, environ 12 millions d’Allemands avaient fui ou été expulsés du centre-est de l’Europe vers l’Allemagne et l’Autriche occupées par les quatre puissances alliées. Les pays de l’Union européenne seraient-ils à même de faire face à un tel afflux, tant en termes d’acceptabilité politique que de gestion opérationnelle ? Les pays frontaliers de l’Ukraine connaissent déjà des tensions sociales liées à l’afflux de produits ukrainiens et voient leurs capacités d’accueil saturées par les réfugiés actuels : ils seraient clairement déstabilisés par un nouvel afflux massif – ce qui correspondrait à l’objectif de la Russie. Dès lors, un mécanisme européen de répartition serait inévitablement mis en place dans une logique de prise en charge partagée, même s’il serait rapidement débordé par le mouvement naturel de réfugiés cherchant un toit et de la nourriture. Ainsi, dans l’hypothèse de 15 à 20 millions de réfugiés ukrainiens en Europe, la France serait amenée à en accueillir 1,5 à 2 millions d’une manière ou d’une autre, contre 68.260 officiellement aujourd’hui. Dans le contexte d’incertitude politique que connaît notre pays, cela contribuerait assurément à nourrir l’instabilité sur de nombreuses politiques publiques (protection sociale, logement). Cette hypothèse de travail est-elle seulement considérée au niveau de l’Union européenne et des États membres ? À ma connaissance, non. Au contraire, l’Union européenne reste sur un mécanisme de protection temporaire des réfugiés ukrainiens qui fait l’objet d’une prorogation annuelle (présentement jusqu’au 4 mars 2025). Il conviendrait pourtant de disposer de plans de contingence relativement élaborés au vu du risque encouru.

4/ Poser une limite à la Russie : deux scénarios d’intervention

Compte tenu de ce risque majeur pour la stabilité de l’Union européenne et de ses États membres, et dans l’éventualité d’un effondrement du front, quels seraient les scénarios envisageables afin de poser une limite à la Russie ? Le président de la République, Emmanuel Macron, a précisé les conditions d’une potentielle intervention au sol dans une interview donnée le 2 mai 2024 à The Economist : « Si les Russes devaient aller percer les lignes de front, s’il y avait une demande ukrainienne, on devrait légitimement se poser la question. […] Quelle crédibilité pour les Européens qui auraient dépensé des milliards, qui auraient dit que c’est la survie du continent qui se jouait là et qui ne se seraient pas donné les moyens de stopper la Russie ? Donc oui, nous ne devons rien exclure ». Si le principe est clair, les nombreuses conditions mentionnées démontrent que la réaction européenne ne serait à tout le moins pas immédiate, si tant est qu’elle se concrétise. Au demeurant, un effondrement du front est-il envisageable ? La tentation de répondre par la négative est forte, mais les difficultés ukrainiennes en matière de ressources humaines, de matériels et de munitions sont réelles, ainsi que nous l’avons présenté plus haut. En perspective historique, la rapidité du dénouement de la Première guerre mondiale entre août et novembre 1918 par la dislocation du dispositif allemand en seulement trois mois en illustre la possibilité. Reconnaissons qu’il est très difficile de se prononcer. Néanmoins, cela n’exclut pas de l’imaginer afin de pouvoir y faire face.

Dès lors, quels seraient les scénarios sur lesquels réfléchir ?

  • Le premier est lié à la géographie de l’Ukraine, traversée par le Dniepr, qui constitue une ligne d’arrêt inévitable pour tout mouvement russe. Ce fleuve sépare l’Ukraine de l’Ouest et l’Ukraine de l’Est et coupe en deux la capitale du pays (toute ressemblance avec une situation ayant existé avant 1989 serait purement fortuite). Le scénario consisterait à faire de ce fleuve une limite indépassable par la Russie, sauf à déclencher une intervention occidentale, essentiellement aérienne. L’obstacle naturel et la difficulté de franchissement entraînerait inévitablement une coupure dans la dynamique des combats. Pour le pouvoir russe, ce scénario serait bien sûr inacceptable, en empêchant la conquête de villes clés (Kyiv, Odessa), et le rétablissement de sa suprématie sur la mer Noire. De plus, il est contournable via la longue frontière de l’Ukraine avec la Biélorussie, ainsi que cela a été démontré en février et mars 2022. Néanmoins, cette situation répondrait clairement aux conditions énoncées par le président de la République.
  • Le second scénario est lié à l’histoire et consisterait en la sanctuarisation d’un réduit ukrainien sous protection occidentale autour de Lviv et des Carpates, sorte d’écran entre une Russie expansionniste et les frontières des pays membres de l’Union européenne et de l’OTAN (Pologne, Slovaquie, Hongrie, Roumanie). Ce scénario consisterait à s’engager militairement, y compris au sol, sur la défense de ce périmètre, permettant ainsi de préserver l’existence d’un gouvernement ukrainien indépendant et démocratique. Ce scénario correspondrait au retour de la Russie à la frontière de 1921, avant que Staline ne la déplace vers l’Ouest entre 1939 et 1945 en annexant deux provinces polonaises (Volynie et Galicie), la Ruthénie tchécoslovaque et la Bucovine roumaine. Cette frontière existe déjà sur les cartes d’histoire, ce qui en facilite la délimitation et la garantie, et elle a un sens pour la Russie. La seule existence d’une Ukraine indépendante et démocratique constituerait naturellement une provocation du point de vue russe, mais il existe bien deux Corées depuis 1953, et ce serait une bien maigre concession eu égard aux gains réalisés par la Russie.

Toutefois, tous les scénarios renvoient à la même problématique de l’unité d’action occidentale entre Américains et Européens. Si les États-Unis, qui coordonnent les efforts et fournissent l’essentiel de l’aide militaire (équipements comme renseignements), refusent de s’engager plus avant pour des raisons à la fois politiques et stratégiques, les Européens pourraient-ils intervenir seuls ? Le problème est connu depuis longtemps, et l’intervention en Libye de 2011 en avait fourni une parfaite illustration. D’une part il y a une absence d’unité politique sur l’idée même d’intervenir, comme en témoigne la formation de deux camps suite à l’intervention d’E. Macron sur le fait même de ne rien exclure. D’autre part, les armées européennes manquent de matériels, de munitions et des fameux « enablers » ou multiplicateurs de force (transport stratégique, ravitaillement en vol, renseignement satellitaire) permettant d’intervenir et habituellement fournis par les États-Unis. Les deux partis, démocrate et républicain, ont exclu un engagement au sol de troupes américaines, la priorité allant à l’Indopacifique. Les Européens seraient-ils à même de faire sans les Américains ou avec leur seul soutien stratégico-logistique ? On peut en douter, mais c’est le cœur du débat sur la souveraineté européenne.

5/ Vers une sphère d’influence « soviétique » ? Géorgie, Moldavie et Pays baltes en ligne de mire

Enfin, toujours dans l’hypothèse d’une défaite de l’Ukraine face à la Russie, même dans le scénario de la frontière de 1921, quels seraient les mouvements ultérieurs de cette dernière à même d’être anticipés ? À nouveau, les choses sont claires : l’objectif de Vladimir Poutine est de reconstituer une sphère d’influence correspondant au périmètre de l’ex-Union soviétique, en la justifiant sur une base linguistico-géographique et par la protection de minorités russophones. Il se réfère ainsi en permanence « aux vieilles terres russes de l’Ouest », dressant des parallèles entre ses ambitions pour la Russie et les réalisations du tsar Pierre le Grand. Les étapes suivantes seraient fort logiquement la Géorgie, la Moldavie et les trois Pays baltes.

Sur recommandation de la Commission européenne, les 27 États membres de l’Union européenne réunis en sommet européen ont accordé à la Moldavie le 23 juin 2022 et à la Géorgie le 14 décembre 2023 le statut de candidat officiel à l’adhésion à l’Union européenne. Ce statut est une forme de « baiser de la mort », aggravant l’hostilité du pouvoir russe et désignant ces deux pays comme des cibles prioritaires après l’Ukraine. Ne bénéficiant d’aucune garantie de sécurité, ces deux pays seront livrés à eux-mêmes. Pour la Géorgie, il n’y aurait pas d’échappatoire : le pays est indéfendable face à la Russie, même par l’OTAN en comptant sur une participation américaine. La Turquie, seul pays de l’OTAN frontalier de la Géorgie, n’a aucunement l’intention de se voir impliquée dans un conflit armé avec la Russie à sa frontière. Son attitude de neutralité prudente, voire complaisante, dans le conflit ukrainien le prouve déjà abondamment. Pour l’Union européenne seule, espérer réussir en Géorgie après un échec en Ukraine n’aurait aucune espèce de crédibilité : il ne serait pas possible de sauver le soldat géorgien. S’agissant de la Moldavie, le pays est déjà soumis à une forte pression par la présence de forces militaires russes en Transnistrie depuis 1992 et l’orientation pro-russe de la région autonome gagaouze au sud du pays. Néanmoins, l’échappatoire existe et a déjà été mise en œuvre entre 1920 et 1940, à savoir la réunion avec la Roumanie en se séparant des régions pro-russes.Au prix d’un abandon de la forme étatique et d’une réduction territoriale, la population moldave entrerait dans l’OTAN et l’Union européenne, revenant ainsi presque à la frontière de 1921. À défaut, sans garantie de sécurité, l’option géorgienne s’imposerait également pour la Moldavie.

Pour les Pays baltes, la dynamique se présente sous un angle très différent puisque ces trois pays sont déjà membres de l’OTAN et de l’Union européenne, et donc couverts par les clauses de défense mutuelle de ces deux organisations. Ils disposent en permanence sur leur sol de troupes alliées, à raison d’un groupement tactique dans chacun des Pays baltes, la France étant engagée en Estonie. Ces déploiements ont pour fonction de modifier le calcul stratégique russe en élevant le coût d’une potentielle agression : l’obligation de tuer des soldats de nombreux pays de l’OTAN en cas d’attaque constitue le fil déclencheur d’une réaction solidaire, ce que Moscou a bien intégré. Le dispositif est donc dissuasif et crédible. Les deux bémols à cette situation plus rassurante sont connus : côté OTAN, la solidité du mécanisme repose sur la fiabilité de l’engagement américain, or on le sait inégal depuis la présidence de Donald Trump ; côté européen, cela pose à nouveau la question de la capacité des États à agir en autonomie sur le plan militaire, fût-ce avec un accompagnement stratégique américain comme en Ukraine. Les pays de l’UE seraient-ils capables de faire pour les Baltes ce qu’ils n’ont pas fait pour l’Ukraine ? De façon légitime, c’est la question obsessionnelle de ces trois pays, qui n’ont pas les moyens humains et matériels de se défendre seuls.

***

En définitive, une défaite ukrainienne aurait des conséquences immédiatement dramatiques pour l’Union européenne et ses États membres qu’il convient d’anticiper à travers une planification adéquate et crédible, tant en matière d’accueil d’un flux massif de réfugiés que d’établissement d lignes d’arrêt potentielles sur le territoire ukrainien. La réflexion sur ces dernières offrirait la possibilité à la fois d’engager un dialogue stratégique a priori avec la Russie sur la base d’un signalement clair, et de tester dès à présent la fiabilité américaine, sachant que l’échéance du 5 novembre sera déterminante à cet égard.

Cette réflexion prospective amène une conclusion essentielle : croire dans la possibilité de mener une guerre limitée contre un adversaire qui mène une guerre totale constitue une erreur d’appréciation stratégique qui conduit inéluctablement à la défaite – comme l’ont montré les guerres d’Indochine puis du Vietnam. L’Occident mène actuellement cette guerre limitée, les États-Unis par choix de priorité stratégique, et les pays européens par obligation du fait d’une insuffisance de moyens, ce qui condamne ces derniers à un impuissant suivisme. L’investissement européen en matière de défense est une urgence absolue, indépendamment des choix stratégiques américains : que ce soit pour défendre l’Ukraine ou le territoire de l’Union européenne a en réalité peu d’importance. Le passage à l’acte n’est plus une option si nous voulons conserver la maîtrise de notre avenir.

Auteurs en code morse

Olivier Sueur

Olivier Sueur (@SueurOlivier), expert en résilience et affaires stratégiques, est ancien sous-directeur OTAN, Union européenne et ONU au sein du Ministère des Armées. Il est professeur à Sciences Po et chercheur associé à l’Institut d’études de géopolitique appliquée.

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