La décision, entérinée le 21 juillet par l’Assemblée nationale bulgare, de fournir à l’Ukraine une centaine de véhicules de transport blindés met fin aux discussions sur l’attitude à adopter par le pays depuis l’offensive russe de février 2022. Jusque-là, l’aide militaire bulgare à l’Ukraine avait consisté en l’achat de matériels de guerre par l’Ukraine et d’autres pays occidentaux aux industries de défense bulgares.
Une telle décision n’a été rendue possible que grâce à une reconfiguration du paysage politique bulgare qui a conduit à la constitution d’une grande coalition composée des deux principaux partis pro-occidentaux. Cette nouvelle configuration tranche avec la période qui avait vu une succession, de 2014 à 2021, de coalitions instables formées autour du parti de centre droit GERB et gouvernées par Boiko Borissov.
Cette contribution propose de revenir sur les atermoiements de la politique étrangère bulgare vis-à-vis de la Russie depuis 2014. En se basant sur la théorie des rôles et le concept de contestation comme grille d’analyse, cette contribution défend la thèse que l’agression russe sur l’Ukraine en février 2022 a contribué à un tournant dans les choix de la politique étrangère bulgare qui a conduit au renforcement de ses engagements auprès des organisations euroatlantiques de sécurité et de défense.
Grille d’analyse : contestation et théorie des rôles
Le tournant de l’orientation géostratégique de la Bulgarie après l’agression russe de février 2022 peut être appréhendé au prisme des concepts de contestation et de la théorie des rôles en relations internationales. La théorie des rôles en relations internationales a été proposée, en 1970, par le politologue canadien Kavely Holsti. Cette approche propose de concevoir l’analyse des politiques étrangères au travers des différents rôles que les décideurs politiques attribuent à leurs pays et qui, en retour, affectent leurs orientations. Cette approche a été complétée par l’introduction du concept de contestation dans le choix de ces rôles soit en d’autres termes, la propension des acteurs domestiques à contester la sélection des rôles tant au niveau des opinions publiques, des partis politiques qu’au sein des administrations publiques impliquées dans la politique étrangère.
Cette contestation intérieure est surtout visible dans le cas de gouvernements de coalition, et tout spécialement lorsque ceux-ci incluent de plus petits partis politiques capables d’influer sur la définition des rôles. Cela dit, les chercheurs dans ce domaine mentionnent le risque de ne pas réduire la contestation à la seule définition des rôles, et que cette contestation peut aussi être partie d’un débat politique plus large.
2014-2021 : La Bulgarie à l’épreuve de la crise russo-ukrainienne
L’irruption de la crise russo-ukrainienne suite à l’annexion unilatérale de la Crimée par la Russie et le déclenchement des hostilités dans le Donbass peut être considérée comme le premier défi majeur de la politique étrangère bulgare depuis l’adhésion du pays à l’OTAN, en 2004, puis à l’Union européenne, en 2007. Cette crise a en effet créé un nouveau sentiment de vulnérabilité en Bulgarie, du fait de sa position géographique et de sa dépendance quasi totale vis-à-vis de la Russie en matière d’approvisionnement de gaz et de pétrole.
Sur le plan diplomatique, la Bulgarie a affiché son soutien complet aux accords de Minsk I et II de 2014 et 2015 ainsi qu’au format dit de Normandie établi en juin 2014 en vue de trouver une issue négociée au conflit dans l’est de l’Ukraine. Cela dit, la crise a placé le pays dans une délicate position entre ses engagements vis-à-vis de ses partenaires occidentaux et ses relations avec la Russie.
Trois raisons principales expliquent les difficultés pour la politique étrangère bulgare dans ce contexte. La première tient à la longue et tumultueuse relation entre les deux pays depuis la guerre russo-turque de 1877-1878, mettant fin de facto à la tutelle ottomane sur la Bulgarie (même si officiellement celle-ci perdura jusqu’en 1908). S’en sont suivies d’innombrables interventions russes dans la politique intérieure nationale, divisant les Bulgares en russophiles et russophobes. La deuxième tient aux difficultés historiques à formuler une politique étrangère autonome. À ce titre, la politique étrangère bulgare a souvent été qualifiée de preneuse de politiques au lieu de faiseuse de politiques. La troisième raison provient de l’impact des décisions prises à l’échelle européenne concernant les sanctions et la politique énergétique, qui présentaient le risque de raviver les divisions mentionnées plus haut.
Lors des premières sanctions européennes adoptées en mars 2014, les partis politiques bulgares mirent près d’un mois pour s’accorder sur leur soutien, et seulement suite aux efforts déployés par le président Rossen Plevneliev, issu du parti de centre droit « Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie » (GERB). L’opposition initiale aux sanctions provenait des socialistes bulgares, du petit parti de gauche, le parti « Alternative pour la renaissance bulgare » (ABV) issu des socialistes participant à la coalition gouvernementale, ainsi que de l’extrême droite prorusse représentée par le parti ATAKA. Finalement, seul ce dernier refusa de se joindre à ce consensus.
La situation était d’autant plus compliquée que le pays était gouverné par un gouvernement dit de technocrates, résultat d’une coalition entre le parti socialiste et le parti pro-occidental proche de la minorité turque du « Mouvement des Droits et Libertés » (MDL) et soutenu de l’extérieur par le parti ATAKA. Ce gouvernement fut confronté, dès sa formation en mai 2013, à une contestation considérable qui donna lieu à d’importantes vagues de manifestations dans le pays. La défaite cuisante des socialistes aux élections européennes de mai 2014 suivie du lâchage du parti MDL conduisirent à la démission du gouvernement et à la convocation de nouvelles élections en octobre.
En matière de politique étrangère, celle-ci resta, durant la période des gouvernements dirigés par Boiko Borissov, de 2014 à 2021, l’apanage du Premier ministre. Cette situation s’explique par la position hégémonique de son parti GERB dans les différentes coalitions À la suite des élections d’octobre 2014, Borissov s’allia avec un autre parti de centre droit appelé « Bloc réformateur » et avec le petit parti prorusse de gauche ABV. En 2016, ce dernier décidait de quitter la coalition pour des raisons de politique intérieure laissant Borissov gouverner sans majorité et dans la nécessité de compter sur le soutien des petits partis de la droite nationaliste réunis au sein du « Front patriotique ».
En 2017, la victoire de Rumen Radev, candidat aux vues pro-russes et soutenu par les socialistes, aux élections présidentielles poussa Borissov à démissionner. S’en suivirent de nouvelles élections en mars 2017 qui débouchèrent sur une courte victoire de son parti GERB, ne lui permettant pas cependant d’être en mesure de disposer d’une majorité à l’Assemblée nationale bulgare. Ceci l’amena à former une coalition avec la droite nationaliste et l’extrême droite réunies cette fois au sein des « Patriotes unis » et disposant d’une majorité d’un siège à l’Assemblée nationale. La présence de ces partis au gouvernement était toutefois limitée aux représentants de la droite nationaliste aux vues plus pro-occidentales que ceux du parti ATAKA qui fut expulsé de cette coalition en 2019 sans que cela remette en question le maintien du gouvernement. Au plan intérieur, le troisième gouvernement dirigé par Borissov fit face à une opposition grandissante sur fond de stagnation économique et de multiplication d’affaires de corruption qui donnèrent lieu à nouvelle vague de manifestations durant l’été 2021.
Dans ce contexte politique instable, et afin d’éviter que la question des sanctions n’affaiblisse ses coalitions, Borissov utilisa, en ce qui concerne les sanctions prises à l’encontre de la Russie, une stratégie que nous avons qualifiée d’autonomie de façade vis-à-vis des décisions européennes. Celle-ci consista à continuer à approuver les différents trains de sanctions à Bruxelles tout en les critiquant devant son opinion publique nationale. En mars 2018, alors que la Bulgarie exerçait la présidence tournante de l’UE, Borissov refusa de suivre ses Alliés de l’OTAN et de l’UE en n’expulsant pas de diplomates russes suite à l’empoisonnement au Novichok des Skripal à Londres.
La deuxième question épineuse dans les relations russo-bulgares après le déclenchement de la crise russo-ukrainienne de 2014 était celle de la politique énergétique du pays. La dépendance du pays vis-à-vis de la Russie était jusqu’en avril 2022 quasi-totale : 90% du gaz et 80% du pétrole importés étaient fournis par la Russie. Pour réduire cette dépendance, les gouvernements bulgares poursuivirent une double approche. D’une part, la Bulgarie soutint le projet South Stream, réplique russe du North Stream, destiné à contourner l’Ukraine et, d’autre part, elle afficha également son intérêt au projet NABUCCO soutenu par les Occidentaux.
Le Premier ministre, Borissov, mais également ses prédécesseurs, n’ont jamais caché leur soutien au projet de South Stream. Le projet était devenu, toutefois, de plus en plus incertain à la fois pour des raisons légales découlant des règles européennes en matière de concurrence, notamment en matière d’accès aux gazoducs par des parties tierces, et de la situation politico-stratégique créée par la crise ukrainienne. En décembre 2014, les Russes mirent fin au projet non sans en rejeter la responsabilité de l’échec sur les Bulgares. Ces derniers, par décision du gouvernement Borissov, se rallièrent ensuite au projet alternatif russo-turc appelé Turkish Stream et inauguré en janvier 2020 non sans poursuivre le développement d’interconnexions gazières avec la Grèce, la Roumanie et la Hongrie.
Invasion de février 2022 : l’amorce d’un tournant
L’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 prend place dans un paysage politique bulgare quelque peu remanié, résultat d’une succession d’élections qui ont lieu de 2021 à 2023. Ces élections s’expliquent par l’incapacité de Borissov, Premier ministre sortant, à constituer une coalition viable, résultat de l’opposition grandissante à son égard. Ces élections voient aussi l’irruption de trois nouveaux partis politiques, dans l’ordre chronologique : « Il y a un tel peuple » (ITN) parti populiste créé autour du chanteur et homme de télévision, Slavi Trifonov ; « Poursuivons le changement » (PLC) parti pro-occidental et anticorruption créé autour de Kyril Petkov et Asen Vassiliev ; et le parti « Renaissance » parti d’extrême droite résolument prorusse.
En novembre 2021, les élections législatives marquent la victoire du nouveau parti PLC avec plus de 25% des suffrages devant le GERB, celui-ci recueillant 22% des voix. S’ensuit la formation d’un gouvernement avec Kiril Petkov comme Premier ministre et regroupant un autre parti de centre droit appelé « Bulgarie démocratique » (BD), les socialistes et le parti populiste ITN. Ce curieux attelage était avant tout justifié par l’opposition de ces partis envers les partis GERB et MDL et non par des convergences de vues en matière de politique étrangère.
L’agression russe contre l’Ukraine va rapidement tester la coalition au pouvoir qui restait divisée sur la position à adopter. Si les partis PLC et BD étaient résolument pro-occidentaux, le parti ITN était davantage concerné par la question des relations entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord tout en dénonçant l’inflation galopante dans le pays alors que le parti socialiste était franchement prorusse. Dans cette optique, les socialistes pouvaient compter sur le soutien du président Rumen Radev qu’ils avaient soutenu durant l’élection présidentielle de novembre 2021.
L’agression russe conduit également à un changement d’attitudes de l’opinion publique nationale vis-à-vis du président Poutine et de la Russie. Selon un sondage, effectué en mars 2022, la popularité de Poutine passait de près de 60% à 32 % alors que le soutien aux sanctions atteignait plus de 63%. Cela étant, la prolongation du conflit combinée à la détérioration des conditions économiques a contribué à une baisse significative du soutien à l’Ukraine. Un autre sondage, cette fois effectué en novembre 2022, montre une baisse de ce soutien (moins 32% par rapport à avril 2022) et un engouement certain (67%) pour une position de neutralité du pays dans le conflit.
En février 2022, le ministre de la défense bulgare, Stefan Yanev, par ailleurs proche du président Radev dont il était l’ancien chef de cabinet est contraint de démissionner suite à ses propos refusant d’utiliser le mot de « guerre » pour caractériser la situation en Ukraine. Yanev décidera par la suite de lancer un nouveau parti « Réveil bulgare » aux succès électoraux contrastés. Aux élections d’octobre 2022, celui-ci obtient 12 députés, mais aucun ne fut réélu lors du scrutin d’avril 2023.
Toutefois les deux questions qui dominent l’agenda politique la Bulgarie au printemps 2022 sont celles des prix de l’énergie et de son approvisionnement, ainsi que l’aide militaire à octroyer à l’Ukraine.
Concernant les approvisionnements en gaz, Gazprom annonçait, le 27 avril 2022, la suspension de ses livraisons de gaz à la Pologne et à la Bulgarie suite au refus des deux pays de régler leurs achats en roubles au lieu de dollars ou d’euros. Cette décision intervenait alors que la question d’une aide militaire de la Bulgarie à l’Ukraine était en discussion et à la veille de la visite du Premier ministre bulgare à Kiev. Si cette décision ne mettait pas en péril l’approvisionnement de la Bulgarie qui pouvait compter sur ses stocks et le nouveau gazoduc avec la Grèce, celle-ci contribua à alimenter une hausse spectaculaire des prix de l’énergie durant l’été. Quant aux approvisionnements en pétrole, la Bulgarie, de même que la Hongrie et la Slovaquie bénéficient d’une dérogation sur l’interdiction de l’importation de pétrole russe. Cette dérogation est d’application jusqu’en décembre 2024. Il faut souligner ici la situation particulière de Lukoil qui bénéficie d’une position de quasi-monopole sur l’importation et la distribution d’hydrocarbures dans le pays. Durant l’été 2023, le gouvernement bulgare a pris les premières décisions en vue de presser Lukoil à céder ses activités dans le pays.
Le vote au parlement bulgare d’une aide militaire directe à l’Ukraine et réclamée par les partis pro-occidentaux a ravivé les divisions au sein du gouvernement Petkov. De retour de son déplacement à Kiev du 28 avril 2022, le Premier ministre Petkov partage avec les députés une lettre du président Zelensky qui demandait juste la possibilité de réparer le matériel ukrainien endommagé et non une aide militaire proprement dite. Les socialistes, opposés en principe à une aide militaire finissent par se rallier au vote, qui a lieu le 4 mai, d’un soutien conforme aux demandes ukrainiennes. Seule l’extrême droite du parti « Renaissance » votera contre.
Le 22 juin 2022, le gouvernement, miné par des divisions internes sur la Russie et la Macédoine du Nord, finit par tomber suite à la défection du parti populiste d’ITN de la coalition. De nouvelles élections sont convoquées pour le 2 octobre. Celles-ci voient la victoire du parti GERB (24%) sur le parti PLC (19%) alors que l’extrême droite du parti « Renaissance » fait en finit à la quatrième place avec 9%. Cela dit, suite au refus des deux premiers partis de travailler ensemble, aucune coalition n’a pu se dégager et de nouvelles élections sont convoquées pour avril 2023.
Entre-temps, la Bulgarie est gouvernée par un gouvernement d’affaires courantes. Cela a renforcé la position du président Rumen Radev qui représentait, dans ce cas de figure, la Bulgarie dans les sommets internationaux tant au niveau du Conseil européen que des sommets de l’OTAN. Le président en profite ainsi pour partager ses positions prorusses appelant à un arrêt des hostilités et dénonçant les risques d’escalade suite aux décisions occidentales non sans causer des manifestations d’opposition dans le pays.
Les élections d’avril 2023 débouchent, cette fois, sur une courte victoire du Parti GERB (26,54%) sur son rival de PLC en cartel avec BD (24,61%) alors que le parti d’extrême droite « Renaissance » parvient à décrocher la troisième place avec plus de 14% des suffrages. Cette situation inédite amène les deux premiers partis à finalement trouver un terrain d’entente pour gouverner ensemble, mettant fin à un cycle de plus de cinq élections en deux ans. Si rien ne dit que cette coalition réussira à se maintenir compte tenu des tensions existantes entre les deux partis, celle-ci préfigure une nouvelle pratique dans la politique bulgare de constituer un gouvernement bénéficiant d’une large majorité à l’Assemblée nationale. Cette coalition a également permis de consolider le camp pro-occidental dans la politique nationale.
C’est dans ce contexte que la Bulgarie décide, le 21 juillet, l’octroi d’une aide militaire directe à l’Ukraine sous la forme de la livraison d’une centaine de véhicules blindés issus de la réserve du ministère de l’Intérieur. Cette décision a suscité de vives critiques du président Radev qui en avait fait part au président Zelensky lors de sa visite à Sofia le 6 juillet.
Conclusion
L’évolution de la politique étrangère bulgare depuis le déclenchement de la crise russo-ukrainienne de 2014 peut se diviser en deux périodes.
Durant la période de 2014 à 2021, les décisions des gouvernements conduits par Borissov reflètent le choix du rôle de balancier dans la politique étrangère du pays vis-à-vis de la Russie. Le choix de ce rôle peut s’expliquer par l’état de la situation politique intérieure qui combinait la dépendance du gouvernement à de petits partis aux vues prorusses ainsi que la division de l’opinion publique, sans compter les enjeux économiques en matière d’énergie.
La période, de 2021 jusqu’à la fin du printemps 2022, marque les premiers signes d’un tournant de la politique étrangère bulgare en vue d’une affirmation de ses choix pro-occidentaux. Cette période peut être considérée comme une période de transition qui s’explique par la grande instabilité intérieure et la présence du parti socialiste au sein du gouvernement Petkov sans compter le rôle joué par le président Radev. Cela étant, le premier ministre Petkov pouvait compter sur des majorités alternatives constituées des partis pro-occidentaux restés dans l’opposition pour voter d’importantes décisions concernant la condamnation de l’agression russe et le soutien à l’Ukraine.
Depuis les élections de 2023, la constitution d’une grande coalition entre les deux plus grands partis pro-occidentaux a permis de confirmer ce virage comme reflété dans la décision, certes modeste et symbolique, d’une aide militaire bulgare à l’Ukraine. Paradoxalement, la contestation de la politique pro-occidentale venant du principal parti d’extrême droite, du président Radev et des socialistes, au lieu de le contrecarrer, a contribué à l’affirmation du choix de soutien des politiques occidentales vis-à-vis de la Russie de la politique étrangère bulgare.
Crédits photo : North Atlantic Treaty Organization
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