Frédéric Grare, chercheur au National Security College de Canberra, revient pour Le Rubicon sur la réconciliation franco-australienne après la crise des sous-marins de 2021 et le rôle croissant de l’Australie comme acteur stratégique dans l’Indo-Pacifique, alors que le pays est tiraillé entre son alliance avec les États-Unis et ses intérêts économiques avec la Chine. En Asie du Sud, il décrypte aussi la rivalité indo-pakistanaise et la quête d’autonomie de l’Inde face aux grandes puissances.
Le Rubicon : Vous êtes actuellement Senior Research Fellow au National Security College à Canberra en Australie. Pourquoi avoir rejoint cette institution et quelles sont vos tâches au quotidien ?
Frédéric Grare : J’ai rejoint le National Security College à la suite de la décision conjointe des ministères français et australien des Affaires étrangères de créer un programme franco-australien d’étude de l’Indo-Pacifique. Ce programme s’inscrivait dans le cadre de la feuille de route bilatérale signée en décembre 2023, qui structure le processus de réconciliation franco-australienne autour d’un certain nombre d’activités. Dans ce contexte, le programme d’études sur l’Indo-Pacifique est destiné à créer des opportunités d’échanges et de projets académiques. La sensibilisation du public sur l’environnement stratégique et économique de l’Indo-Pacifique, l’organisation de dialogues rassemblant experts et officiels s’inscrivent par exemple dans cette feuille de route. Ils définissent l’ensemble de mes activités quotidiennes.
L’Australie a fait la une des informations françaises en septembre 2021 après l’annulation brutale du contrat entre Naval Group et l’État australien. Ce contrat portait sur la construction de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle au profit de la marine australienne, dérivés des sous-marins nucléaires Barracuda. Pouvez-vous nous rappeler les causes de cette annulation ? Les deux pays ont-ils actuellement dépassé cette crise ?
L’annulation du contrat des 12 sous-marins dérivés du Barracuda a été la conséquence de la conclusion par l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni de l’arrangement AUKUS dont le premier pilier prévoyait l’achat de sous-marins à propulsion nucléaire de classe Virginia par l’Australie. Cette dernière et la France travaillent aujourd’hui à recréer la confiance brisée par l’annulation du contrat. Donc oui, la crise en elle-même est derrière nous, mais il serait sans doute exagéré d’en conclure que ses conséquences sont totalement effacées, et ce, d’autant plus que la confiance n’a historiquement jamais caractérisé les relations entre les deux pays. L’intensité de la crise consécutive à l’annonce d’AUKUS pâlit au regard de l’hostilité que générèrent en leur temps les essais nucléaires français dans le Pacifique. De ce point de vue, la période entre la signature du contrat et son annulation avait constitué une parenthèse dans une longue histoire de suspicion mutuelle.
Les Australiens sont-ils satisfaits du nouveau programme qu’ils ont choisi ?
L’Australie doit donc acheter des sous-marins à propulsion nucléaire de classe Virginia, prélude à la construction conjointe par les trois pays de sous-marins AUKUS, également à propulsion nucléaire. Ce programme génère toutefois une relative inquiétude en raison de nombreuses incertitudes. Ces dernières ne sont pas de nature politique. Elles sont liées au rythme actuel de la production de sous-marins à propulsion nucléaire par les États-Unis, qui ne permet pas même aux Américains d’assurer à ce stade le renouvellement de leur propre flotte.
L’Australie est une île-continent quelque peu à l’écart du continent asiatique. Cette situation particulière influe-t-elle sur sa posture stratégique ? Privilégie-t-elle la défense de son territoire ou désire-t-elle être un acteur asiatique qui s’implique dans la lutte contre le réchauffement climatique, protège ses intérêts économiques, assure la sécurité des flux et participe à la stabilité de cette très large région ?
En fait, l’Australie cherche à assurer sa propre défense, mais se considère aussi comme un acteur asiatique. Elle entend bien entendu assurer la défense de son territoire, même si elle n’envisage pas de menace d’invasion. Elle craint plutôt des formes de coercition. Elle a saisi que si elle veut éviter ou limiter ce type de mésaventure, elle doit prévenir la pénétration chinoise dans le Pacifique sud et l’Asie du Sud-Est. Canberra peut tenter de le faire en répondant à toute demande des États de ces régions, par exemple contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. De telles actions sont susceptibles de renforcer son influence. L’Australie entend donc participer à la stabilité de ces zones et assurer la sécurité des flux de cette manière. Mais elle entretient parallèlement un dialogue suivi avec la Chine, qui est de très loin son premier partenaire commercial, comme pour beaucoup de pays en Asie.
Comment cela se traduit-il pour son modèle de force ? Est-il projetable ?
Tout le débat sur les sous-marins AUKUS tourne autour de cette question. La capacité de projection de force de l’Australie est à la fois réelle et limitée. Sa flotte de sous-marins est par exemple largement obsolète. Les sous-marins à propulsion nucléaire qu’elle est supposée se procurer dans le cadre de l’arrangement AUKUS sont destinés à pallier cette carence. Leur acquisition s’insère dans le cadre d’une intégration des capacités de la Royal Australian Navy (RNA) avec celles de l’US Navy. On peut aisément imaginer que les objectifs de la RNA ne relèveraient pas de la seule volonté australienne. Notons aussi que certains experts ont suggéré d’acheter les futurs bombardiers B-21 américains pour disposer d’une puissance de frappe à distance. Leurs voix restent isolées pour l’instant, ne serait-ce que du fait du coût de tels aéronefs.
Dans l’esprit des stratégistes actuels, notamment occidentaux, des affrontements autour de Taiwan pourrait amener l’Australie à tenir le rôle particulier de base arrière logistique, voire de tremplin pour assister les États-Unis. L’Australie pourrait devenir dans ce cas une cible militaire et potentiellement essuyer des tirs de missiles. La population australienne en est-elle consciente ? Y a-t-il un débat à ce sujet ?
L’Australie tient déjà le rôle de base arrière logistique et de tremplin potentiel pour assister les États-Unis, et ce rôle ne fera que se renforcer dans les années à venir. La crainte de conséquences militaires est toutefois un phénomène nouveau. Elle existait déjà chez quelques stratégistes, mais elle ne s’est étendue que récemment à l’ensemble de la population. La circumnavigation de l’Australie par un groupe de navires de guerre chinois, la Task Force 107, pendant l’hiver 2025 a joué un rôle important pour alimenter cette nouvelle dynamique. Il convient toutefois de ne pas exagérer l’importance de cette inquiétude à ce stade.
Justement, cette année, des navires de guerre chinois ont conduit des manœuvres dans la mer de Tasmanie, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, allant jusqu’à tirer des munitions réelles. Quelle est finalement la perception australienne de la Chine ? Partenaire économique incontournable ou menace sévère pour l’avenir du pays ?
Cet épisode des tirs à munitions réelles lors des manœuvres chinoises a sans nul doute renforcé la perception d’une Chine menaçante. Il a conforté les partisans d’une intégration qui soit toujours plus forte avec les forces américaines dans la région. Mais les Australiens vivent depuis longtemps dans une relative schizophrénie, la Chine étant perçue à la fois comme partenaire économique incontournable et comme menace. À ce dernier titre, elle est source d’interférences et de désinformation, avec la présence importante d’une diaspora chinoise en Australie, qui rend le traitement de ces questions toujours plus délicat et sensible. Mais la Chine est également le premier partenaire commercial de l’Australie. Encore récemment, Don Farrell, ministre australien du Commerce et du Tourisme, affirmait que son gouvernement ne suivrait pas l’administration Trump dans sa politique commerciale à l’égard de la Chine.
Venons-en donc à la relation avec les États-Unis. Malgré son intérêt à ménager les Australiens, il semble que Washington se conduise avec Canberra comme avec les capitales européennes, en exigeant une hausse sensible du budget de défense. Le secrétaire américain à la Défense Pete Hegseth réclamait par exemple en juin dernier que les dépenses militaires atteignent 3,5 % du produit intérieur brut (PIB) dès que possible. Dans le même temps, les produits australiens exportés vers les États-Unis sont frappés par de nouvelles taxes. Comment qualifieriez-vous l’état actuel des relations américano-australiennes ?
Les relations australo-américaines reposent sur un quid pro quo. Les décideurs à Canberra comprennent que les États-Unis ont beaucoup plus besoin de l’Australie que des Australiens, mais ils considèrent que leur protection est assurée par une présence américaine qu’ils s’efforcent donc de favoriser. Dans ce contexte, les manœuvres politiques américaines (tarifs, pressions pour augmenter les dépenses militaires) sont génératrices d’anxiété et comprises comme partout dans le monde comme une tentative d’extorsion. Elles génèrent un malaise qu’il convient toutefois de taire en raison de la dépendance sécuritaire quasi exclusive vis-à-vis des États-Unis.
D’un point de vue plus politique, le mouvement de polarisation qui gagne les démocraties occidentales est-il aussi perceptible en Australie ?
La polarisation politique qui gagne les démocraties occidentales semble moins forte en Australie qu’ailleurs. Sans doute est-ce dû à la prégnance d’un bipartisme, quand bien même les indépendants – c’est-à-dire les partis autres que le Parti travailliste australien (ALP) et le Parti libéral d’Australie (LP) qui dominent traditionnellement la scène politique – semblent gagner du terrain à chaque élection. Les partis politiques paraissent encore jouer un rôle de canalisation et d’agrégation de la demande sociale qu’il ont en partie perdu ailleurs. Il n’y a toutefois aucune raison de penser que l’Australie soit à l’abri d’une évolution semblable à terme, quand bien même la richesse du pays le protège partiellement d’une érosion rapide de la légitimité du politique.
Certains chercheurs australiens ont joué un rôle significatif pour diffuser le terme de « stratégie indopacifique ». Pouvez-vous nous rappeler l’origine de ce terme ?
Les chercheurs australiens n’ont pas inventé le concept d’« Indo-Pacifique », même si leurs travaux, notamment ceux de Rory Medcalf, actuel directeur du National Security College, ont contribué à le populariser. Le terme d’Indo-Pacifique est né en 1924 de la volonté du géographe allemand Karl Haushofer de forger – par le moyen de l’océanographie, de l’ethnographie et de la philologie – une vision intégrée, politique et résolument anticoloniale des océans Indien et Pacifique. Il tentait ainsi de saper intellectuellement les positions des rivaux occidentaux de l’Allemagne. Le terme fut repris au milieu des années 2000 par le Japon (2007) et l’Australie (2013). Ces acteurs cherchaient l’un et l’autre à articuler leur forte dépendance économique vis-à-vis de la Chine avec leurs alliances stratégiques tournées vers les États-Unis, le tout dans un contexte de rivalité croissante entre Pékin et Washington.
De fait, l’Indo-Pacifique est d’abord un concept stratégique. C’est un instrument d’analyse stratégique, un moyen pour les gouvernements de façonner l’environnement international pour servir leurs objectifs politiques dans des circonstances particulières. Le but est de façonner et valoriser une solidarité à géométrie variable, de plus ou moins grande intensité, entre États, pour garantir ses intérêts de sécurité. C’est ce que rappelait du reste Allan Gyngell, ancien directeur aujourd’hui décédé de l’Office of National Assessment australien (devenu en 2017 Office of National Intelligence). Il ne peut exister une vision unique de l’Indo-Pacifique, il y en a autant que de nations.
À quoi correspond ce concept aujourd’hui ? Pourquoi s’est-il imposé aussi rapidement dans les relations internationales ?
Le concept qui prévaut aujourd’hui est très largement influencé par la signification fortement antichinoise que les États-Unis lui ont conférée en 2017, lors de son adoption comme politique officielle pendant la première présidence de Donald Trump. Le terme est aujourd’hui en partie victime de son succès. En effet, sous l’administration Trump 1, l’Indo-Pacifique représentait un vecteur de coalition antichinoise, ce qui rassurait la majorité des alliés des États-Unis d’un point de vue sécuritaire et répondait aux craintes que suscitait la Chine du point de vue de son ascendance économique sur eux. Mais cela repose là encore sur un quid pro quo. La plupart des États ayant adopté le concept et élaboré une stratégie indopacifique ne veulent ni être absorbés ni broyés par cette compétition entre les deux grandes puissances. Ils espèrent à la fois se préserver des conséquences de la rivalité sino-américaine et conserver leur coopération avec les États-Unis.
Comment la Chine réagit-elle ?
La Chine a réagi au concept d’Indo-Pacifique avec une hostilité mesurée. Elle en a très vite saisi le caractère inamical, interprétant le concept comme la volonté de contrer l’initiative Belt and Road (les Nouvelles Routes de la soie). Elle a mis en garde consécutivement un certain nombre d’États. Mais elle a également joué sur le mépris : son ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, a notamment affirmé que l’Indo-Pacifique était une idée accrocheuse, qu’elle attirerait peut-être l’attention, mais que « comme l’écume sur les océans Pacifique et Indien », elle se dissiperait rapidement.
Qu’en est-il aujourd’hui avec le second mandat de Donald Trump ?
Sous l’administration Trump 2, les interrogations portent sur la pérennité de l’engagement sécuritaire américain dans la région et sur la solidité, voire la permanence, des alliances. Ces doutes mettent à mal la capacité de rassemblement. Ils laissent les alliés des États-Unis partiellement démunis. La coopération de défense avec Washington n’en a pas pour autant disparu, mais elle est désormais incertaine. Elle est guidée plus encore que par le passé par le seul intérêt national des États-Unis, avec une définition de cet intérêt de plus en plus changeante et surtout étroite.
Les pays de la région sont donc pris entre le marteau et l’enclume ? Les Américains offrent une relative sécurité, même si celle-ci coûte de plus en plus chère et est de moins en moins assurée, tandis que les Chinois, avec lesquels il est indispensable de commercer pour alimenter la croissance, risquent d’accroître leur domination.
Le concept d’Indo-Pacifique reste pertinent pour tenter de préserver un espace d’autonomie relative dans un monde où la rivalité sino-américaine tend à s’exacerber. N’excluons toutefois pas la possibilité d’ententes entre grandes puissances. Le président Trump a récemment utilisé le terme de « G 2 » à propos des relations sino-américaines, faisant allusion à un possible partage des zones d’influence dans le futur. Cette éventualité renvoie aux propos du président de la République française, lors du dernier Shangri La Dialogue à Singapour. Emmanuel Macron y soulignait le risque d’émergence de « sphères de coercition », correspondant à un monde dans lequel les grandes puissances rivaliseraient entre elles, mais pourraient aussi se coaliser contre les États plus faibles pour imposer ponctuellement leur volonté commune. Si le président français faisait allusion à l’Ukraine et à la collusion entre Donald Trump et Vladimir Poutine, il n’est pas inenvisageable qu’une situation semblable se reproduise à l’avenir. Ce pourrait être à propos de Taïwan ou de toute situation conflictuelle dans laquelle les États-Unis jugeraient que leurs intérêts ne sont pas – ou peu – menacés. Rarement formulée dans des termes aussi clairs, cette crainte est aujourd’hui celle de la majorité des États.
La France a justement proposé une « troisième voie » avec sa stratégie indopacifique. Pouvez-vous nous la décrire ?
La « troisième voie » proposée par la France est avant tout la verbalisation des caractéristiques énoncées précédemment et qu’on retrouve dans toutes les stratégies indopacifiques, à l’exception de celle des États-Unis. Elle traduit la volonté de se préserver à la fois des tentations hégémoniques chinoises et américaines, ainsi que des conséquences de la rivalité sino-américaine. Elle traduit également une volonté d’autonomie qui oblige à un exercice d’équilibrisme permanent entre la nécessaire distance vis-à-vis de l’allié américain et la réaffirmation de solidarité à son égard.
Cette stratégie fonctionne-t-elle ? Nous avons vu le revers essuyé avec l’Australie en 2021. A-t-on les moyens militaires, économiques, industriels et diplomatiques de soutenir une telle posture ?
La question des moyens est au centre de tous les débats relatifs aux stratégies indopacifiques. Chacune d’entre elles est supposée définir les moyens par lesquels l’État concerné entend protéger et promouvoir les intérêts qu’il définit comme fondamentaux. Dans le cas de la France, cette question est d’autant plus légitime que ses territoires d’outre-mer du Pacifique et de l’océan Indien sont souvent mis en avant pour légitimer le rôle qu’elle entend assumer dans la région : il s’agit à la fois de les protéger et de les impliquer dans la stratégie en favorisant leur intégration régionale.
La sécurisation des intérêts français, les projets nécessaires pour qu’ils rayonnent économiquement et culturellement nécessitent des moyens militaires, économiques et diplomatiques dont on peut à juste titre questionner la disponibilité aujourd’hui. Il convient toutefois de rappeler que l’évolution du paysage stratégique et sécuritaire international est de moins en moins limité au seul domaine militaire. Il intègre des dimensions multiples, notamment économiques et environnementales. Dans ce contexte, la stratégie française s’appuie sur des partenariats multiples et multidimensionnels, et joue sur les complémentarités entre ses capacités propres et celles de ses partenaires. On ne saurait oublier enfin que la mobilisation des ressources européennes, qui est une composante intégrale de cette stratégie française.
Vous êtes aussi un spécialiste du sous-continent indien, qui tient un rôle important dans cet espace stratégique. Commençons par évoquer l’Afghanistan. Comment se porte ce pays depuis le départ des forces occidentales ? Est-il complètement isolé au niveau international ?
L’Afghanistan se porte à l’évidence mal depuis le départ des troupes occidentales. Les organisations non gouvernementales (ONG) ne cessent de dénoncer la détérioration des droits humains dans un pays dont l’économie est sinistrée. Même si les projections anticipent une légère croissance pour 2025, 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. L’Afghanistan reste par ailleurs affecté par le chômage et un déficit commercial qui ne cesse de croître. Tous ces éléments menacent un peu plus le semblant de stabilité déjà bien fragile du pays.
Pour autant, l’Afghanistan n’est plus isolé sur le plan international. Si ses relations se sont tendues avec le Pakistan et l’Iran (pour des raisons différentes, liées à la non-reconnaissance de la frontière commune dans le cas du Pakistan et à la problématique du partage de l’eau avec l’Iran), de nombreux pays continuent de disposer d’ambassades à Kaboul, sans pour autant reconnaître le régime taliban. L’Inde a même accru récemment sa représentation sur place. La Chine a accepté la nomination d’un ambassadeur taliban, tout en affirmant que cette décision ne valait pas reconnaissance. Seule la Russie a officiellement reconnu le régime taliban en juillet 2025. La question migratoire – la volonté de renvoyer dans leur pays des Afghans en situation irrégulière –, mais également la lutte anti-terroriste, expliquent pour l’essentiel cette coopération malaisée mais bien réelle avec le régime de Kaboul.
Pourquoi des affrontements armés entre les Afghans et les Pakistanais se sont-ils produits dernièrement ?
La guerre n’a pas disparu avec le départ des Occidentaux. L’Afghanistan et le Pakistan se sont affrontés le long de leur frontière commune cet automne. Ces combats ont fait de nombreux morts et blessés de part et d’autre. Le Pakistan reproche notamment à l’Afghanistan de ne rien faire pour prévenir les attaques conduites sur le sol pakistanais par le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP) depuis le territoire afghan. Frustrées par la coopération jugée insuffisante du gouvernement afghan, les forces armées pakistanaises auraient conduit des frappes aériennes contre le TTP dans les villes de Kaboul, Khost, Jalalabad et Paktika. L’Afghanistan a répliqué par des attaques de représailles contre des camps militaires pakistanais situés le long de la frontière. À son tour, le Pakistan a surenchéri par de nouvelles frappes aériennes, avant qu’un cessez-le-feu ne soit conclu à Doha le 19 octobre.
Le Pakistan n’est-il pas en train de faire face à son pire cauchemar, c’est-à-dire devoir supporter une lutte sur deux fronts ?
Le Pakistan est effectivement confronté au risque d’avoir à combattre sur deux fronts, le second étant celui qui l’oppose à l’Inde. Dans l’un et l’autre cas, le tracé de la frontière continue de faire problème. Le Pakistan n’est toutefois pas la victime de ces crises. Force est de constater que cette situation est le résultat de son propre activisme. Islamabad cherche à maintenir ouverte la question du Cachemire en recourant le cas échéant au terrorisme, tout en maintenant la fiction de la non-implication de l’appareil d’État pakistanais. Ainsi, le conflit qui l’opposa à l’Inde en mai 2025 fut la conséquence d’une attaque terroriste conduite au Cachemire indien par un groupe opérant à partir du territoire pakistanais – ce qui a entraîné la mort de 26 Indiens.
Coté afghan, le TTP n’est autre qu’un regroupement de cellules terroristes pakistanaises, constitué à la suite de l’intervention de l’armée dans la Mosquée rouge au cœur d’Islamabad en 2007. Cet assaut, qui a causé 154 morts, avait été ordonné après l’enlèvement de ressortissantes chinoises par les groupes radicaux qui occupaient cette mosquée et qui s’étaient retournés contre l’État pakistanais – jusqu’alors leur commanditaire. À la suite de cet épisose, ils se sont réfugiés en Afghanistan pour fuir la répression de l’armée pakistanaise. Depuis, Kaboul les instrumentalise pour contester la pérennisation de la « ligne Durand », tracé qui sépare Pakistan et Afghanistan depuis 1893, mais qui n’a jamais été accepté par ce dernier.
L’opération « Sindoor » change-t-elle la donne dans la région ? Assiste-t-on imperceptiblement à une escalade dans la manière de gérer la rivalité indo-pakistanaise ?
L’opération « Sindoor » a incontestablement marqué une évolution, moins toutefois dans la situation globale de la région que dans l’appréhension du conflit avec le Pakistan. L’Inde a notamment démontré qu’elle était prête à frapper sur l’ensemble du territoire Pakistanais, que ce soit au Sind ou au Punjabi. Elle ne se limite plus seulement à la partie du Cachemire « occupée », selon elle, par le Pakistan. De la sorte, l’Inde a semblé faire fi des lignes rouges que le Pakistan avait énoncées en 2022 et qui étaient censées constituer le seuil d’intervention nucléaire pour Islamabad. À aucun moment cependant, les forces indiennes n’ont pénétré sur le territoire ou dans l’espace aérien pakistanais. La dimension nucléaire est restée – en apparence – singulièrement absente du conflit.
Au regard de ces éléments, il est difficile de parler d’escalade. Il est en revanche évident que le conflit a désormais changée partiellement de nature. L’emploi massif de missiles et, surtout, de drones aura constitué la principale nouveauté de cet affrontement. L’Inde n’en n’a pas moins signalé une posture plus agressive, que ce soit contre le terrorisme transfrontalier ou les menaces nucléaires implicites. Le Premier ministre Narendra Modi a d’ailleurs annoncé la mise en place d’une nouvelle doctrine militaire dès le 12 mai. Cette doctrine envisage notamment une campagne de frappes ciblées, sans considération d’éventuelles menaces nucléaires pakistanaises, qui serait menée au moment et sur les cibles choisis par l’Inde, sans que les terroristes, leurs commanditaires ou les États parrains ne soient distingués.
Si l’on s’en tient au narratif, le Pakistan semble être sorti vainqueur de cet affrontement. La situation serait en fait différente ?
Le narratif donnant la victoire au Pakistan ne résiste pas à l’examen des faits. Si l’Inde a perdu quatre avions de chasse le premier jour du conflit, elle est parvenue à détruire rapidement les forces anti-aériennes pakistanaises, d’origine chinoise, tandis que ses défenses anti-missiles faisaient la démonstration de leur efficacité. Sur le plan militaire donc, l’Inde est sortie vainqueur du conflit. C’est du reste le Pakistan qui a sollicité un cessez-le-feu.
Politiquement, en revanche, le résultat est plus discutable. Le conflit a été l’occasion d’un refroidissement des relations entre l’Inde et les États-Unis, et à l’inverse d’un réchauffement des relations entre ces derniers et le Pakistan. L’affirmation absurde selon laquelle les États-Unis avaient obtenu le cessez-le feu, ou surtout la proposition américaine de médiation entre New Delhi et Islamabad qui mettait l’Inde et le Pakistan sur un pied d’égalité, ont considérablement affecté la relation bilatérale et la relative confiance développée péniblement au cours des 25 dernières années. À l’inverse, contre toute attente, Islamabad a constaté que sa relation avec Washington reprenait une nouvelle vigueur. Le chef d’état-major de l’armée a même été invité à déjeuner à la Maison-Blanche. C’est une première dans l’histoire de la relation bilatérale entre le Pakistan et les États-Unis. Cet événement est lié toutefois à des facteurs extérieurs au conflit lui-même. Les Américains comptent notamment sur la coopération pakistanaise en matière de lutte anti-terroriste et souhaitent accéder à d’éventuelles ressources de pétrole ou en minéraux critiques.
Le nucléaire a-t-il finalement un effet stabilisateur dans la région ou reste-t-il source de grandes craintes ?
Le nucléaire a un effet stabilisateur sur la région parce qu’il reste source de grandes craintes. Il n’élimine toutefois pas le risque de conflit, dès lors que ce dernier n’engage pas les intérêts vitaux des pays concernés. C’est cet espace de conflictualité limitée qui est en train de se transformer avec l’évolution de la technologie et l’emploi des drones.
Comment qualifier désormais la relation américano-indienne ?
Les États-Unis n’ont à l’évidence pas fait progresser cette relation lors de la crise de mai 2025, mais il n’est pas non plus certain qu’ils aient perdu beaucoup de terrain lors de cet épisode. La relation Inde-États-Unis est trop asymétrique et l’Inde trop dépendante de la technologie américaine pour qu’elle puisse envisager une rupture pure et simple. La réaction indienne à l’imposition de tarifs douaniers de 50 % et aux dénonciations des importations de pétrole russe par Donald Trump fut extrêmement modérée. L’Inde et les États-Unis ont du reste renouvelé leur pacte de défense début novembre. Comme indiqué précédemment, la confiance entre l’Inde et les États-Unis, patiemment construite depuis le début des années 2000, aura sans doute été la principale victime du dernier conflit indo-pakistanais. L’Inde n’a de toute façon pas oublié l’embargo américain sur les munitions qui fut déclenché lors de la deuxième guerre indo-pakistanaise, en 1965, dans le but de stopper l’escalade. Cet embargo l’avait laissée démunie et lui avait fait mesurer le risque d’une dépendance trop exclusive. Elle ne risque donc pas de couper ses liens avec la Russie en matière de technologie de défense.
La presse internationale a souligné que les rencontres entre Vladimir Poutine, Narendra Modi et Xi Jinping avaient été très cordiales lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Doit-on craindre une réorientation stratégique à New Dehli ou est-ce un simple effet de mise en scène ?
Une réorientation stratégique à New Delhi est une vue de l’esprit. La bonhommie affichée par Narendra Modi à l’égard de Xi Jinping, lors du sommet de l’OSC, est un message envoyé à Donald Trump. Mais la relation avec la Chine reste trop conflictuelle pour penser que la cordialité qui a caractérisé les relations entre les deux leaders lors du sommet puisse être autre chose que de l’affichage.
L’Inde reste-t-elle fidèle à son désir farouche d’indépendance et de non-alignement avec les autres grandes puissances ?
L’Inde continue et continuera de mener une politique étrangère indépendante, laquelle doit être appréciée à l’aune de ses objectifs propres et non au regard de sa proximité ou de son éloignement avec les politiques étrangères des principales puissances. Narendra Modi et son ministre des Affaires étrangères ont d’ailleurs maintes fois répété que la politique étrangère de l’Inde était alignée… sur ses propres intérêts.
L’Inde a-t-elle les moyens de devenir la troisième grande puissance du XIXe siècle ?
Il est à peu près impossible de répondre à cette question. On peut toutefois observer que le chemin parcouru par l’Inde avec les réformes entreprises depuis la fin de la guerre froide est considérable. L’Inde est désormais une puissance nucléaire et la 5e économie mondiale. Elle a amélioré ses termes de l’échange avec toutes les puissances, à l’exception de la Chine. L’écart de développement économique reste toutefois encore considérable par rapport aux économies les plus avancées. Le pays reste par ailleurs extrêmement prudent dans ses engagements internationaux. Son influence reste très inférieure à son potentiel, qui est considérable, mais qui doit encore être concrétisé.
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