Cet article est une traduction de l’article « Iraq’s persistent fault line : The dangers of escalating tensions in Kirkuk », publié le 2 octobre 2023 par le Conseil européen des relations étrangères (ECFR).
Les récentes escalades observées dans la province contestée de Kirkouk, en Irak, révèlent les tensions structurelles inhérentes au gouvernement de coalition. Elles renvoient au risque d’une intervention turque et iranienne et à une plus grande instabilité dans la région.
Depuis un siècle, Kirkouk est le théâtre de multiples tensions ethniques. Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le contrôle de cette province riche en pétrole, peuplée de Kurdes, d’Arabes et de Turkmènes, est l’une des questions les plus controversées et les plus déstabilisantes du pays. La région semi-autonome du Kurdistan irakien, dirigée par le gouvernement régional du Kurdistan (GRK), affirme que Kirkouk devrait faire partie de sa juridiction et en a revendiqué le contrôle de facto de 2014 à 2017. Entre-temps, la constitution irakienne déclare que le statut de Kirkouk sera déterminé par un référendum après un recensement, mais celui-ci n’a pas encore eu lieu. Dans l’immédiat, après l’échec du référendum d’indépendance du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en septembre 2017, le gouvernement central a placé Kirkouk sous son contrôle direct.
Mais les hostilités se sont récemment intensifiées à la suite d’une décision prise en septembre par le Premier ministre irakien Mohammed Shia al-Sudani d’autoriser le PDK à reprendre le contrôle de ses bureaux politiques et de sa base militaire dans la ville de Kirkouk. La décision de M. Sudani a suscité des protestations de la part des habitants arabes et turkmènes, qui ont à leur tour donné lieu à des contre-protestations de la part des habitants kurdes. Quatre personnes ont été tuées lors de ces troubles, ce qui a incité la Cour suprême fédérale à suspendre l’application de la décision. Ces événements soulignent les risques liés au statut non résolu de Kirkouk, qui pourraient propager les tensions aux pays voisins, la Turquie et l’Iran, qui comptent des populations kurdes, ce qui aggraverait encore l’instabilité régionale.
Les événements de Kirkouk font écho aux divisions ethniques qui peuvent immobiliser l’Irak, un pays gouverné par un réseau complexe d’alliances que M. Sudani doit gérer pour maintenir son gouvernement de coalition à flot. Bien que Kirkouk soit le talon d’Achille de tous les dirigeants irakiens depuis 2003, le gouvernement fédéral avait, jusqu’à récemment, réussi à éviter toute escalade importante des tensions depuis qu’il avait repris le contrôle au GRK en 2017. La gestion relativement efficace des défis du pays par Sudani, associée à l’affaiblissement spectaculaire du PDK depuis leur référendum malheureux de 2017, a rendu inattendue sa décision de permettre au PDK de retourner à Kirkouk, et donc de faire tanguer le bateau.
La faiblesse du positionnement de Sudani semble liée à la nécessité d’équilibrer sa coalition gouvernementale. Contrairement au mythe dominant selon lequel le Premier ministre n’est redevable qu’aux partis chiites (et par extension à l’Iran), il subit des pressions de la part de toutes les formations qui ont participé à la formation du gouvernement de coalition, y compris les partis kurdes. Sudani a depuis expliqué qu’il ne faisait que mettre en œuvre l’un des accords de cette coalition, mais les partis arabes, sentant la faiblesse du PDK, ne sont plus disposés à soutenir cette initiative.
La récente débâcle de Kirkouk surprend pour un homme politique chevronné comme M. Sudani. La mort de quatre citoyens lors d’affrontements entre des manifestants kurdes et les forces de sécurité aurait pu être évitée. Il s’agit d’une erreur coûteuse qui, comme on pouvait s’y attendre, a provoqué ses alliés de la coalition arabe, qui cherchent depuis longtemps à consolider le contrôle du gouvernement fédéral sur Kirkouk. Les observateurs ont supposé que le mandat de M. Sudani serait ébranlé par le mécontent Muqtada al-Sadr, ou par de nouvelles manifestations liées à des demandes d’emploi dans le secteur public, ou encore par des coupures d’électricité pendant l’été. Mais ils ne s’attendaient pas à ce qu’il soit contesté par la résurgence des divisions ethniques à Kirkouk, que Sudani semble avoir involontairement provoquée.
Tant que Kirkouk restera contestée, les risques de déstabilisation continueront de peser sur l’Irak et sur le gouvernement de M. Sudani. Bien que le Premier ministre ait réussi à maintenir la cohésion de son gouvernement et à diriger l’Irak à travers les défis actuels, la réalité est que des questions profondes – telles que le sort de Kirkouk et la relation entre Bagdad et le gouvernement régional du Kurdistan – ne sont toujours pas résolues.
Bagdad estime que si Kirkouk rejoint le Kurdistan irakien, il quittera en quelque sorte l’Irak. Pour le gouvernement régional du Kurdistan, l’intégration de Kirkouk relancerait le processus d’indépendance qu’il souhaite. Ces deux convictions sont mal fondées, car que Kirkouk reste un gouvernorat autonome, devienne une région à part entière ou rejoigne la région préexistante du Kurdistan irakien, elle fait partie d’un État fédéral irakien consolidé. Les acteurs politiques irakiens ne doivent pas considérer Kirkouk comme un jeu à somme nulle. Ils devraient au contraire reconnaître que son statut doit être choisi par les citoyens par le biais d’un référendum, comme le prévoit la constitution irakienne.
Mais pour l’heure, le statut non résolu de Kirkouk menace de perturber les relations entre Bagdad et le gouvernement régional du Kurdistan. Même s’il ne s’agit pas de la crise du moment, il s’agit toujours d’un foyer de tension, propice à l’exploitation politique.
Bien que des élections provinciales aient eu lieu en décembre – les premières depuis 2005 – et que cela ne représente qu’un petit pas vers une voie représentative, il est à craindre que les partis politiques continuent d’utiliser les récents événements pour mobiliser leur base électorale et alimenter la polarisation et les tensions ethniques. D’autant plus que les partis kurdes ont perdu leur majorité au Conseil provincial, ce qui pourrait raviver les tensions autour du choix d’un gouverneur. Dès lors, cela ne ferait qu’accroître la menace sécuritaire des cellules dormantes du groupe État islamique (EI) qui exploitent fréquemment de telles situations. De plus, ces événements ont mis en évidence une faiblesse dans la capacité de Sudani à réguler les divisions de sa coalition, ce qui accroît la fragilité de son gouvernement. Enfin, l’intensification des tensions entre Bagdad et le gouvernement régional du Kurdistan rend le Kurdistan irakien vulnérable à l’ingérence de la Turquie et de l’Iran, qui craignent que le sentiment d’indépendance de Kirkouk ne s’étende à leur propre population kurde. Par exemple, ils sont déjà intervenus militairement dans le nord de l’Irak contre leur propre opposition kurde présente dans cette région.
Ainsi, toute nouvelle escalade des tensions à Kirkouk pourrait avoir des effets déstabilisants dans l’ensemble de la région. Les ministères européens des Affaires étrangères et leurs missions en Irak doivent tirer parti de leurs projets de promotion de la démocratie pour souligner auprès des politiciens irakiens que leurs partis sont des partenaires d’un gouvernement de coalition et d’un État fédéral qui exige un engagement en faveur du fédéralisme démocratique. Sans harmonie sociale entre les diverses populations ethniques de l’Irak, la Coalition mondiale pour vaincre l’EI et la Mission de l’OTAN en Irak, ainsi que d’autres missions européennes, n’atteindront jamais leur objectif.
Bien que Kirkouk ne soit qu’une province, elle représente une ligne de faille régionale susceptible de créer de l’instabilité dans tout le Moyen-Orient. Jusqu’à présent, M. Sudani a continué à améliorer les relations avec ses voisins depuis son arrivée au pouvoir, bien qu’il ait dû composer avec les divisions internes de son gouvernement de coalition. Toutefois, ce numéro de jongleur est rendu plus difficile – et plus précaire – lorsqu’il s’agit d’aborder des questions héritées du passé telles que Kirkouk. Bien qu’il s’agisse d’une question nationale et sensible, les missions européennes devraient contribuer à créer les conditions d’une solution en réitérant leur soutien au fédéralisme et à la démocratie irakiens. Cela permettrait d’apaiser les craintes concernant le statut de Kirkouk au sein de l’État irakien, de calmer les relations avec la Turquie et l’Iran voisins, et d’éviter de nuire aux opérations de sécurité de la coalition mondiale et de la mission de l’OTAN en Irak. Les trois scénarios possibles pour l’avenir de Kirkouk pourront ainsi être mis sur un pied d’égalité avant que les citoyens de Kirkouk ne choisissent un statut, par le biais d’un référendum organisé par le gouvernement local, conformément à la constitution irakienne.
Crédits photo : picture alliance / AA | Ali Makram Ghareeb ©
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