« Yumi talem, yumi mekem » : comment Vanuatu change de cap en matière de sécurité

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Cet article est la traduction et la prolongation originale d’un billet de blog intitulé « ’Yumi Talem, Yumi Mekem’ : How Vanuatu Is Shifting Gears When It Comes to Security », publié le 28 août 2025 sur le DevPolicy Blog de l’Australian National University.

Les États insulaires océaniens, à l’instar des vaka naviguant sur les vastes étendues océaniques du Pacifique, ne dérivent pas au gré des courants, mais tiennent fermement la barre de leur destin sécuritaire. Décrits comme « nouvelle ligne de front » de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, ils ont néanmoins récemment (ré)affirmé leur contrôle sur leurs intérêts et leurs pratiques en matière de sécurité. Vanuatu n’est pas étranger à cette tendance. En l’espace de quelques années, le pays a établi (2019) et révisé (2022) sa propre stratégie de sécurité nationale (NSS) « Secure and Resilient » (parallèlement à la rédaction d’un Livre blanc sur la politique étrangère en 2024) et tout récemment négocié le Nakamal Agreement avec l’Australie, prévoyant, entre autre, une coopération sécuritaire accrue.

Si les États insulaires du Pacifique développent désormais leurs propres stratégies de sécurité, la plupart de la littérature existante demeure largement focalisée sur les multiples stratégies de leurs partenaires extérieurs, matériellement plus puissants. Ce que l’historiographie occidentale considérait autrefois comme un « arrière-pays géopolitique » mérite aujourd’hui toute notre attention : alors que les discours et les débats dominants sur la compétition stratégique dans le Pacifique négligent souvent les conceptions locales de la sécurité, le cas de Vanuatu démontre que les États insulaires du Pacifique peuvent articuler leurs propres priorités en matière de sécurité à travers un prisme propre au Pacifique (« Pacific-led security »).

Anciennement connu sous le nom des Nouvelles-Hébrides lorsqu’il était un condominium franco-britannique avant d’obtenir son indépendance en 1980, Vanuatu comprend aujourd’hui 83 îles et est considéré comme l’une des régions les plus exposées aux catastrophes naturelles. Situé au cœur de la Mélanésie, fier défenseur du non-alignement et fervent protecteur du christianisme, Vanuatu adopte une approche de la gouvernance sécuritaire qui allie des pratiques étatiques conventionnelles héritées de la colonisation à la centralité de la kastom (« coutume »), englobant des modes traditionnels de développement, de politique et de diplomatie.

Il convient avant toute chose de reconnaître que la sécurité et la compétition stratégique ne sont pas des sujets de conversation quotidiens en Mélanésie : comme l’a remarqué Patrick Kaiku : « It is in this void that the narrative of geopolitical rivalry, framed outside of the sub-region, informs misguided approaches in dealing with Melanesian states. » En outre, la sécurité reste une question dominée par les élites politiques. Néanmoins, la compétition stratégique et les convoitises d’États plus puissants ont offert des opportunités à Vanuatu pour obtenir des gains tangibles en matière de sécurité et de développement. Pour le dire sans détour : Vanuatu ne « choisit pas son camp », mais se choisit d’abord de manière proactive, une approche qui fait écho au dicton bichelamar « Yumi Talem, Yumi Mekem, Yumi Luk » (« Nous le disons, nous le faisons, nous le voyons. »).

Dans cet article, nous proposons d’examiner comment et dans quelle mesure Vanuatu reconfigure les paramètres de son secteur sécuritaire. Le pays met en œuvre une approche unique de la sécurité nationale qui comporte trois aspects interdépendants : premièrement, la mise en place d’un appareil de sécurité nationale consolidé, reposant entre autre sur la coutume ; deuxièmement, l’investissement dans le renforcement des capacités, les partenariats et les engagements aux niveaux régional et international ; troisièmement, la promotion d’un discours sécuritaire plus assertif, condensé dans la devise « amis de tous, ennemis de personne », qui vise explicitement à renforcer la souveraineté de Vanuatu.

À première vue, l’autocaractérisation de Vanuatu comme un pays « sûr », « pacifique » et non aligné peut sembler en contradiction avec son implication croissante dans la coopération en matière de sécurité. À y regarder de plus près, cette tension disparaît lorsque l’on examine la manière dont Vanuatu définit la sécurité, et ses liens avec la souveraineté et l’identité nationale.

Notre analyse s’appuie sur une vingtaine d’entretiens réalisés à Vanuatu en juin et juillet 2025, et s’inspire des études critiques sur la sécurité. Nous soulignons ici l’importance de prendre en compte les contextes sociaux et historiques dans lesquels la sécurité est construite, et mettons également en évidence la manière dont les représentations de la sécurité façonnent les discours politiques et légitiment certains acteurs. Notre sujet d’étude (la sécurité) est le produit d’une culture et d’une histoire propres. Précisons également que cet article ne cherche pas à minimiser ou à occulter les difficultés, les contradictions et les défis auxquels Vanuatu est confronté dans la poursuite de ses priorités et objectifs en matière de sécurité. Nous visons ici plutôt à soulever des questions et à susciter des pistes de réflexion sur les logiques de dépendance et d’émancipation sous-jacentes, et à fournir une compréhension de la manière dont la sécurité est négociée, traduite et réappropriée par les États insulaires du Pacifique.

Une architecture de sécurité nationale singulière et consolidée

De la nécessité de comprendre comment Vanuatu définit la sécurité

En septembre 2018, les publications de la déclaration de Boe et du plan d’action qui l’accompagne ont clairement reconnu que la « national security impacts on regional security ». Les parties prenantes se sont alors engagées à « strengthening our respective national security approaches by: 1. developing our national security strategies; and, 2. strengthening national security capacity including through training ». La sécurité a ainsi été redéfini comme une responsabilité que chaque État doit endosser au nom de la sécurité régionale.

À l’issue de la publication, Vanuatu a été le premier État insulaire de la région à adopter une NSS, articulée en 2019 autour de dix piliers. Ces derniers couvrent les objectifs, capacités et défis en matière de sécurité, notamment orientés autour du contrôle des frontières, les droits humains, du cyberespace et du développement économique. À l’instar d’autres NSS dans le Pacifique adoptées plus tard, celle de Vanuatu est orientée à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur et accorde la priorité à la souveraineté nationale. Elle cherche également à articuler les intérêts du pays sur la scène mondiale et à élargir le champ « traditionnel » de la sécurité pour y inclure la sécurité humaine, l’État de droit, le rôle des forces de police et le changement climatique. En outre, le document vise à renforcer la coordination entre les priorités en matière de sécurité et de développement (National Sustainable Development Plan 2016 to 2030). À cet égard, la NSS ne doit pas être lue isolément. Elle a ainsi été récemment complétée par le tout premier Livre blanc sur la politique étrangère mentionné plus haut, une National Cyber Security Strategy 2030 et un National Action Plan to Combat Trafficking in Persons 2024–2028.

Bien que des efforts internes restent nécessaires pour favoriser l’appropriation, la coordination et la capacité de mise en œuvre au niveau national, la NSS s’est avérée utile. Pour autant, elle ne représente qu’un point de départ et devra être affinée et améliorée dans les années à venir. Par ailleurs, des universitaires, organisations non gouvernementales (ONG) et groupes de société civile se sont fait davantage entendre sur la nécessité de recadrer la sécurité autour de la violence domestique, ou encore d’intégrer explicitement les aspects culturels dans la définition même de la sécurité. Les « slow-burn security issues » telles que la sécurité sanitaire, l’urbanisation rapide ou le chômage des jeunes (26 %) restent largement invisibles. Il est clair que si les jeunes sont l’avenir du pays, ils sont touchés par la criminalité (comme victimes et auteurs) et sont trop rarement associés aux discussions sur la sécurité.

Parmi les aspects caractéristiques de la NSS ni-vanuataise, deux sont particulièrement notables : premièrement, contrairement à de nombreux autres États insulaires du Pacifique, le terme de « menace non traditionnelle » n’apparait qu’une seule fois, alors qu’il est en général omniprésent dans les discours des États insulaires du Pacifique. Ce terme impliquerait en effet « quelque chose de nouveau », alors que la plupart des défis auxquels Vanuatu est confronté ne le sont pas. Deuxièmement, on relève un décalage entre les discours et la réalité observable : bien que Vanuatu soit l’un des pays les plus exposés au monde aux catastrophes naturelles, le changement climatique n’occupe que la quatrième place parmi les piliers, ce qui contraste avec sa désignation comme principale menace existentielle dans la déclaration de Boe.

Une gouvernance sécuritaire alliant les pratiques étatiques conventionnelles et la centralité de la kastom

Même si Vanuatu présente et promeut à l’international une conception élargie et innovante de la sécurité, son appareil sécuritaire reste marqué par une logique étatique, centralisée, pilotée par des élites politiques, avec une participation communautaire limitée. Il convient ainsi de noter que le premier pilier de la NSS concerne les forces de sécurité nationale (Vanuatu Police Force). Cela soulève d’importantes questions sur la hiérarchisation des menaces, l’orientation institutionnelle de la sécurité nationale et la politique de cadrage de la sécurité.

Vanuatu présente une synthèse particulière des structures organisationnelles occidentales héritées de la colonisation et des principes autochtones de la kastom. Le pays ne dispose pas d’une armée conventionnelle (la sécurité en tant que concept a toujours été distincte de la politique de défense dans le Pacifique), mais s’appuie plutôt sur une force de police (VPF, 1 000 hommes et femmes), qui comprend une unité paramilitaire, la Vanuatu Mobile Force (VMF, 300 soldats) et la police maritime (PMW).

Pour autant, les communautés locales, notamment les églises et les chefs, continuent de jouer un rôle central dans le mode de vie et la prise de décision des Ni-Van. Walter Lini, prêtre anglican et Premier ministre de Vanuatu (1980-1991, surnommé par certains le « Kadhafi du Pacifique »), incitait d’ailleurs les églises à « faire de la politique ». Le plan stratégique 2022-2027 de la VPF montre comment le christianisme imprègne la réflexion stratégique et sécuritaire, sa première phrase étant : « Quand il n’y a plus de vision, le peuple est sans frein ; mais qui observe la Loi est heureux ! (Proverbes 29:18.) » Généralement supervisé par les chefs, la kastom est un mécanisme essentiel pour résoudre les conflits quotidiens et maintenir l’ordre social dans les communautés, en particulier dans les zones rurales. Elle joue également un rôle important dans la promotion de la paix interne à tous les niveaux de la société. Une enquête révélait notamment que 70,3 % des personnes interrogées se tourneraient d’abord vers leur chef coutumier pour obtenir de l’aide dans une situation d’insécurité, tandis que seulement 12,9 % opteraient pour la police.

Ainsi, à Vanuatu, la NSS est le reflet de la nature complexe de la sécurité (un concept « essentiellement contesté » dans les relations internationales et les études sur la sécurité). Le pays présente une conception vernaculaire de la sécurité qui transcende le domaine rationnel et séculier de la sécurité conventionnelle, en touchant à des dimensions spirituelles. Pour les Ni-Van, la sécurité est fondamentalement « enracinée » dans les lieux et l’héritage des communautés (« embedded security ») : l’autorité des chefs et le fonctionnement de la kastom ne sont pas abstraits, mais ancrés dans une logique spatiale où convergent la terre, les ancêtres et l’identité. Dans le quotidien des individus, le sentiment de sécurité ne s’appréhende pas principalement à travers les cadres institutionnels, mais à travers le lien relationnel que chacun entretient avec sa terre, qui n’est pas seulement géographique, mais également constituée socialement et spirituellement à travers la généalogie et la parenté.

Cela dit, l’analyse de la gouvernance sécuritaire à Vanuatu ne peut faire abstraction de l’instabilité politique chronique qui caractérise le pays. Cette volatilité et la culture politique mélanésienne, « caractérisée par un esprit de clocher », impliquent des changements fréquents à la tête du pouvoir, qui entravent la continuité et peuvent rendre difficile le maintien d’une vision stratégique cohérente et de politiques sécuritaires durables. Pour autant, l’instabilité politique peut également entraîner la renégociation fréquente des accords de sécurité préexistants (si tant est que les administrations luttent contre leur tendance à travailler en silo). En période de troubles politiques, les institutions coutumières peuvent intervenir pour combler le vide laissé par l’État, ce qui renforce la résilience de Vanuatu, même si cela peut également accentuer le décalage entre les logiques de gouvernance nationale et locale.

« Smol be i stap strong » : mettre davantage l’accent sur le renforcement des capacités et la coopération sécuritaire

Faire entrer la VPF dans une « nouvelle ère »

La NSS désigne clairement la VPF comme la principale force responsable de la sécurité nationale. L’anthropologue Marc Tabani se souvient avoir été frappé par la persistance d’un imaginaire lié à la guerre et la romantisation récurrente de l’autorité militaire, ainsi par les considérations bellicistes de beaucoup de Ni-Vanuatu qu’il a rencontrés, voire leur fascination pour la résolution martiale des conflits modernes. En 2023, Vanuatu a déclaré qu’il envisageait de former une armée. Si un tel souhait surgit ici et là de temps à autre, les responsables de la sécurité n’ont pas encore fourni d’indications claires sur la manière de procéder. Pour l’instant, la VPF se développe grâce au recrutement (100 recrues en 2026), ce qui devrait répondre au souhait de Vanuatu de déployer davantage de soldats dans les opérations de maintien de la paix (OMP) onusiennes (on dénombre actuellement six officiers de la VPF à la Mission des Nations unies au Soudan du Sud). Un accord bilatéral récent entre Vanuatu et les Fidji prévoit notamment la formation de membres de la VPF au camp Black Rock à Nadi (Fidji). Vanuatu considère ces missions bien au-delà des opportunités économiques qu’elles représentent : elles offrent en effet des possibilités d’acquérir davantage d’expérience, de confiance et d’interopérabilité.

Ces ambitions s’inscrivent dans le cadre d’un effort institutionnel plus large visant à professionnaliser, moderniser et positionner la VPF comme un acteur régional crédible et fiable en matière de sécurité. Le plan stratégique 2022-2027 de la VPF l’indique clairement. Il s’agit d’un « movement—not a checklist » et « the beginning of what may become one of the most ambitious reform efforts in the history of the VPF ». Une transformation qui ne peut se produire qu’en favorisant une « culture de transparence, en éliminant la corruption, en améliorant la coordination multilatérale et en renforçant la confiance et l’engagement du public ». Trois projets et opérations apparaissent comme centraux. Tout d’abord, l’opération « Spotlight » vise à enrayer la délinquance des jeunes, qualifiés localement de « Joss et Josslyns ». Ensuite, l’opération « Green Shield » vise à lutter contre le trafic de marijuana, Vanuatu étant devenu une source, une zone de transit et une destination pour cette activité. Enfin, cette opération est en lien avec le projet « Eyes on Every Shore », qui prévoit l’installation de systèmes de vidéosurveillance dans des lieux stratégiques clés, tels que les ports et aéroports. La police fédérale australienne (AFP) et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) soutiennent déjà cette opération et d’autres partenaires internationaux ont clairement indiqué qu’ils étaient également prêts à apporter leur aide.

La surveillance maritime et les opérations policières constituent l’une des priorités de Vanuatu. Cela s’explique en partie par l’immensité de la zone économique exclusive (ZEE) du pays (860 000 km2, comprenant les îlots Matthew et Hunter, qui font, pour l’instant, l’objet d’un différend territorial avec la France, pour une superficie terrestre de 12 200 km2). Cela nous ramène aux paroles d’Epeli Hau’ofa, selon lesquelles nous ne devrions pas considérer l’Océanie comme des petites îles isolées dans un vaste océan.

Un fossé important persiste néanmoins en matière de coopération régionale, en raison de l’absence d’un centre de fusion de l’information centralisé capable de faciliter l’échange de données opérationnelles et de générer des renseignements exploitables dans tous les domaines. Les difficultés s’accumulent : le financement reste insuffisant et la géographie archipélagique de Vanuatu pose des défis supplémentaires aux services gouvernementaux, tels que le maintien de l’ordre en dehors de l’île principale, Efate. La VPF faire face à de nombreux problèmes déontologiques graves et n’est pas en mesure d’assurer la maintenance de certains de ses équipements. À cela s’ajoute le sentiment général que la VPF manque d’expertise et de moyens au niveau local : comme l’a souligné l’une des personnes que nous avons interrogées, cela explique en partie pourquoi Vanuatu doit se tourner vers des partenaires extérieurs dans le domaine de la sécurité.

La diplomatie de défense comme levier stratégique

Les partenariats extérieurs constituent désormais un levier indispensable pour accompagner les ambitions sécuritaires de Vanuatu. Le succès des réformes engagées au sein de la VPF repose en grande partie sur la capacité du pays à mobiliser des soutiens étrangers, à la fois pour les ressources (humaines, entre autres), les financements et les équipements. Ce constat met en lumière le rôle structurant de l’aide internationale, non seulement dans le développement opérationnel de la sécurité intérieure, mais aussi dans l’orientation même des politiques de sécurité.

Ce soutien est particulièrement visible au niveau opérationnel ou à travers les initiatives de diplomatie de défense. Les données du Defense Tracker de l’université Griffith révèlent qu’entre 2018 et 2023, Vanuatu a bénéficié de 11 % du nombre d’activités de défense menées dans la région. Sans surprise, la plupart des engagements concernaient des opérations d’aide humanitaire et de secours en cas de catastrophe (HADR), ainsi que la coopération militaro-policière et les infrastructures à visée militaire. Les dons d’équipements constituent un moyen supplémentaire de soutenir le renforcement de la VPF. L’Australie a ainsi fait don à Vanuatu d’un patrouilleur de classe Guardian (RVS Takuare) dans le cadre du Programme de sécurité maritime du Pacifique (PMSP) et, plus récemment, d’une unité de débarquement (LCU) RVS Sokomanu. En décembre 2024, avril et mai 2025, la Chine a également  fait don de plusieurs équipements.

Au-delà de la visibilité, la viabilité de l’aide extérieure dans le domaine de la sécurité est particulièrement prégnante dans les partenariats stratégiques et les accords bilatéraux. Vanuatu a donc conclu plusieurs accords de sécurité, notamment avec l’Australie, qui demeure son principal partenaire dans le domaine ; le Vanuatu-Australia Policing and Justice Program (VAPJP) et le Defence Cooperation Program (DCP) en sont deux illustrations. Les relations ont également été renforcées dans le cadre de l’accord bilatéral de sécurité de 2022 et du Nakamal Agreement (qui aurait dû être signé début septembre 2025). Néanmoins, le fait que l’Australie soit le principal partenaire en matière de sécurité n’exclut pas d’autres collaborations. Primauté n’est pas synonyme d’exclusivité, et « family first does not mean family only » : en 2018, Vanuatu a ainsi rejoint l’initiative chinoise de la Belt and Road (BRI) et leurs relations ont été élevées au rang de partenariat stratégique global quelques années plus tard. Le Premier ministre Jotham Napat a également clairement indiqué il y a quelques mois qu’il souhaitait renforcer ses liens avec les États-Unis plutôt que de s’en éloigner. La chercheuse ni-van Anna Naupa a notamment avancé qu’il avait recours à un concept traditionnel de son île natale, Tanna, appelé « nasituan » et consistant à ne pas se laisser entraîner dans le « geopolitical contest at the expense of its people, [and] instead seeking non-aligned, balanced foreign relations ».

Comprendre la sécurité à la croisée de l’identité et de la souveraineté

Heurts et malheurs de la compétition stratégique

Bénéficier d’aide étrangère pour le développement de la sécurité a un coût. D’une part, les chercheurs ont tiré la sonnette d’alarme quant à une « géopolitisation » des interventions HADR. Cette dynamique peut entraîner des doublons et des chevauchements, ainsi qu’un sentiment d’« encombrement » (« congestion »), les partenaires extérieurs se disputant la première entrée sur les terrains opérationnels, parfois au détriment de priorités locales. Les interventions militaires en cas de catastrophe naturelle peuvent s’avérer nécessaires, mais elles peuvent aussi être mal perçues. D’autre part, des inquiétudes ont été exprimées quant à la militarisation de la région, notamment en ce qui concerne les infrastructures à usage dual, comme ce fut le cas pour le quai de Luganville. Les controverses sur la présence de la Chine à Vanuatu peuvent rappeler d’une certaine manière celles exprimées au sujet de la relation du pays avec la Libye dans les années 1980. En outre, la « ruée » (« scramble ») vers les accords de sécurité bilatéraux peut parfois nuire à l’unité régionale et alimenter l’instabilité politique au niveau national : Vanuatu en a payé le prix fort en 2022, après son accord de sécurité avec l’Australie, qui avait poussé le Premier ministre Ishmael Kalsakau à démissionner.

Les dirigeants du Pacifique disposent aujourd’hui d’une occasion inédite de mobiliser l’aide extérieure pour développer leurs capacités sécuritaires. Cette opportunité s’accompagne de risques majeurs et de contreparties qui doivent être anticipées avec prudence : dépendance accrue, érosion de la souveraineté, tensions diplomatiques ou encore vulnérabilités futures. Dans ce contexte, Vanuatu illustre la complexité d’un « petit » État confronté à des contraintes financières et humaines, tout en devant composer avec une multiplicité d’acteurs nationaux et internationaux. Cette situation plaide pour une approche de la sécurité centrée sur les îles (« island-centered securities »), attentive aux appareils et architectures sécuritaires propres aux États océaniens, afin d’éviter que la coopération extérieure ne se transforme en concurrence ou finisse par imposer des priorités exogènes. Comme l’affirment Sasha Davis et Geneviève Joly, les puissances étrangères considèrent encore les États du Pacifique « largely as instruments in their own geopolitical calculations to enhance their own national security rather than the well-being of people who live on islands ».

 « Friends to all, enemies to none » ? La souveraineté comme dimension cardinale de la sécurité

Formulé dès les premières pages du document, « To protect and strengthen our sovereignty » figure parmi les principaux buts de la NSS de Vanuatu. Cet objectif est directement associé à la volonté de garantir que « foreign policy and external engagement maximize Vanuatu’s national interests ». Le Livre blanc sur la politique étrangère rattache cet impératif à l’adage bien connu dans le Pacifique, « amis de tous, ennemis de personne », qui constitue à la fois un principe directeur et une forme d’idéal à atteindre. Pourtant, la souveraineté est rarement placée au cœur des analyses de sécurité, et les liens entre politique étrangère et sécurité nationale demeurent peu explorés. Or, dans la NSS, la politique étrangère est érigée en huitième pilier de la sécurité, ce qui reflète son rôle structurant dans la définition même de la souveraineté de Vanuatu. La plupart des responsables politiques insistent ainsi sur la nécessité d’examiner les intérêts et motivations des partenaires régionaux et internationaux, afin de préserver l’autonomie décisionnelle du pays. Dans cette logique, Vanuatu œuvre actuellement à la création d’un Consultative Council on Foreign Relations (CCFR), destiné à institutionnaliser cette articulation entre souveraineté, sécurité et politique étrangère.

Si les grandes puissances peuvent adopter des positions ouvertement partisanes dans les rivalités géopolitiques, les États insulaires du Pacifique ne disposent pas (toujours) des mêmes marges de manœuvre. Le principe d’être « ami de tous, ennemi de personne » constitue ainsi une stratégie assumée de non-alignement, permettant un engagement constructif avec un large éventail d’acteurs extérieurs. Héritée de la doctrine d’universalisme formulée par Michael Somare, Premier ministre de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1970, cette approche vise à maximiser la flexibilité diplomatique et à diversifier les sources d’aide au développement, de partenariats économiques et de coopération sécuritaire.

Le non-alignement est un terme utile qui traduit l’idée de partenariats sur un pied d’égalité, sans restriction de choix et sans favoritisme. Dès son articulation sous Walter Lini, il s’est manifesté comme « la négation de l’ordre imposé par les puissances occidentales, l’aspiration vers un nouvel ordre international dont la balance pencherait moins en faveur des grands pays riches ». Il reflète en ce sens une volonté plus profonde d’émancipation, « d’affranchissement » et d’affirmation identitaire. « La souveraineté nous donne le droit et le pouvoir de négocier des interdépendances […]. L’indépendance, c’est choisir habilement nos interdépendances. » Utilisé comme synonyme de souveraineté, le non-alignement, résumé dans l’approche « amis de tous, ennemis de personne », symbolise bien l’agentivité du pays et son désir d’accroitre sa marge de manœuvre. Vanuatu ne s’aligne sur aucun programme de sécurité ou de politique étrangère extérieur : il ne s’aligne que sur ses propres intérêts nationaux.

Pour autant, Vanuatu peut-il véritablement et durablement être « l’ami de tous et l’ennemi de personne » en matière de sécurité nationale ? Comment naviguer entre les programmes et intérêts parfois divergents de ses partenaires, alors que l’Australie, principal partenaire de Vanuatu en matière de sécurité, estime que « la sécurité du Pacifique doit être assurée par la famille du Pacifique » ? Le maintien du non-alignement comporte des limites importantes dans le domaine de la sécurité. La principale d’entre elles est la difficulté inhérente à la gestion de relations extérieures multiples, souvent concurrentes, et à des savoir-faire opérationnels distincts. Naviguer une telle complexité exige un réajustement continu des priorités nationales afin d’éviter de s’empêtrer dans les rivalités stratégiques des grandes puissances. À plus long terme, le fait d’accommoder de multiples partenariats pourrait entraîner des décisions politiques incohérentes, compromettant à la fois l’autonomie en matière de politique étrangère et la poursuite de stratégies cohérentes en matière de sécurité nationale.

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Même si le cas de Vanuatu ne peut être généralisé à l’ensemble de la région du Pacifique, le comportement politique des États insulaires du Pacifique devient moins prévisible et échappe progressivement à l’influence des puissances régionales, ces dernières se retrouvant davantage dans une position d’observateurs que d’acteurs. L’évolution du paysage sécuritaire de Vanuatu reflète également des changements plus profonds à l’échelle régionale. Cette analyse vise à éclairer les actions des partenaires et conclut à la nécessité de reconnaître une perspective centrée sur le Pacifique en matière de sécurité, respectueuse des pratiques et des valeurs traditionnelles. La sécurité à Vanuatu mérite mieux que d’être appréhendée uniquement sous le prisme de la compétition stratégique : elle est avant tout liée au tissu et aux structures profondes de la société, de la culture et de la dignité. Nous laisserons ici le mot de la fin à l’un de nos enquêtés : « While assistance is welcomed, respect is also required. »

Crédit photo : Anne-Chloé C.

Auteurs en code morse

Elise Barandon

Doctorante en science politique à l’Université Paris Panthéon-Assas, Élise Barandon (@elise_brdn) consacre ses recherches aux stratégies de sécurité des États insulaires en Océanie, particulièrement en Mélanésie. Co-éditrice au Rubicon, elle est également officier de réserve (Marine nationale) à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et doctorante associée à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Les propos énoncés n’engagent pas la responsabilité de la DGRIS ou de l’IRSEM, pas plus qu’ils ne reflètent les positions du ministère des Armées.

L’autrice souhaite également remercier ici les personnes qu’elle a rencontrées au Vanuatu et qui ont accepté de partager leurs points de vue et histoires personnelles avec elle. Leur temps et leur confiance ont largement contribué à la réalisation de ce papier.

Comment citer cette publication

Elise Barandon, « « Yumi talem, yumi mekem » : comment Vanuatu change de cap en matière de sécurité », Le Rubicon, 12 septembre 2025 [https://lerubicon.org/yumi-talem-yumi-mekem-comment-vanuatu-change-de-cap-en-matiere-de-securite/].