Avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, les pays membres de l’Union européenne et le Royaume-Uni étaient déjà engagés sur une trajectoire d’augmentation de leurs dépenses militaires depuis 2014. Avec le déclenchement de la guerre et le bouleversement de l’environnement de sécurité en Europe qui s’ensuit, de nombreux États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) ont annoncé une accélération de ces augmentations. Alors que des milliards d’euros vont être déboursés pour renforcer et moderniser les capacités militaires des forces armées en Europe, comment s’assurer que ces augmentations contribuent de manière efficace à la sécurité collective des Européens ?
Les annonces d’augmentation des dépenses militaires se multiplient en Europe
L’annonce du Chancelier allemand Olaf Scholz le 27 février, indiquant l’intention de Berlin d’augmenter ses dépenses militaires de façon exponentielle est le symbole spectaculaire d’une augmentation des dépenses militaires annoncées un peu partout Europe. De nombreux autres États ont pris des décisions similaires : la Suède s’est également engagée à atteindre 2% de son PIB pour la défense, la Pologne compte monter à 3%, la Belgique est en cours de révision de sa Vision Stratégique qui devrait également prévoir des augmentations, le Danemark compte atteindre les 2% de son PIB consacrés à la défense d’ici 2033. En période électorale, le Président français a annoncé également une augmentation des dépenses, sans précision financière.
Les États européens suivaient pour la plupart déjà une trajectoire de croissance
Toutefois, le continent européen était d’ores et déjà une des régions du monde où les dépenses militaires augmentaient le plus vite, d’après les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). En effet, une série d’évènements ont amené les Européens à reconsidérer leurs dépenses militaires, après plusieurs années d’austérité suite à la crise financière de 2008 : annexion de la Crimée par la Russie en 2014, série d’attentats sur le sol européen en 2015, demandes de plus en plus appuyées de la part de l’OTAN pour une plus large contribution européenne aux dépenses de sécurité collective de l’Alliance.
Ainsi, de nombreux États européens membres de l’OTAN et/ou de l’UE accompagnent leurs documents budgétaires annuels de prévisions de dépenses pour les années à venir. Il est possible de déceler, dans les budgets votés à la fin de l’année 2021, les intentions en matière de dépenses militaires pour le court terme, 2023, 2024, voire jusqu’en 2025 pour certains. Une analyse préliminaire permet de montrer que les États européens de manière quasiment unanime envisageaient d’ores et déjà, avant l’éclatement de la guerre en Ukraine, d’augmenter leurs dépenses militaires.
Tableau 1 : Prévisions d’évolution des dépenses militaires en Europe avant la guerre en Ukraine
Pays | Prévisions budgétaires | Évolution sur la période (en euros courants) |
Autriche | 2021-2022 | 1,5% |
Croatie | 2021-2024 | 41% |
Chypre | 2021-2024 | 6,3% |
République tchèque | 2021-2023 | 19% |
Danemark | 2021-2023 | 13% |
Estonie | 2021-2025 | 10% |
Finlande | 2021-2022 | 4,5% |
France | 2021-2025 | 27% |
Allemagne | 2021-2025 | -1,4% |
Grèce | 2021-2022 | 17% |
Italie | 2021-2023 | -14% |
Lettonie | 2021-2023 | 5,4% |
Lituanie | 2021-2022 | 12,1% |
Pays-Bas | 2021-2025 | -2,0% |
Norvège | 2021-2024 | 13% |
Pologne | 2021-2022 | 11% |
Roumanie | 2021-2025 | 47% |
Slovaquie | 2021-2024 | 24% |
Slovénie | 2021-2024 | 37% |
Suède | 2021-2024 | 27% |
Royaume-Uni | 2021-2024 | 13% |
Sources : Plans budgétaires prévisionnels présentés avant la guerre en Ukraine, pour les pays où ces données sont accessibles. La liste complète des sources utilisées est disponible sur demande auprès de l’auteur.
Les données présentées dans le tableau 1 sont en croissance nominale, ne tenant pas compte de l’inflation. Étant donné les risques d’une augmentation continue de l’inflation dans le contexte actuel, la croissance en termes réels sera moindre. Ces tendances soulignent bien néanmoins le fait que, dès avant la guerre, les décideurs politiques et les opinions publiques en Europe étaient disposés à dépenser davantage pour renforcer leurs capacités militaires.
Les seuls États, parmi ceux dont les données sont disponibles, à contrecourant de la tendance, étaient l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas. Les plans financiers 2021-2025 pour l’Allemagne dont sont issues les chiffres du Tableau 1 avaient été publiés en juin 2021. Or, à la suite l’annonce d’Olaf Scholz mentionnée ci-dessus, en réaction au début de la guerre en Ukraine, l’Allemagne devrait emprunter à l’inverse une forte croissance en matière de dépenses militaires. Le plan financier 2022-2026 indique que le budget de la Bundeswehr montera à 50 milliards d’euros ces prochaines années, auxquels il faudra ajouter le fonds spécial de 100 milliards d’euros, dont on ignore encore à quel rythme annuel il sera déboursé. Deux pour cent du PIB allemand représenterait, selon les projections de croissance du Fonds Monétaire International, 82,9 milliards d’euros courants en 2025.
Une coordination des investissements militaires toujours plus nécessaire à l’échelle européenne
À l’heure où un renforcement de la défense collective du continent européen semble indispensable, il serait dommageable que ces efforts financiers représentent un gaspillage ou bien une opportunité manquée. Le risque est en effet qu’à la suite d’une injection massive d’argent public, au sein d’administrations habituées à gérer des sommes moins élevées, les dépenses soient réalisées de manière non planifiée. Il peut également y avoir une tendance à acheter des matériels déjà disponibles (« sur étagère »), plutôt que d’investir dans le développement de capacités auprès d’industriels européens. Il convient de réfléchir aux besoins communs pour une défense mutuelle, plutôt que de voir chaque État acheter les matériels qu’il considère nécessaires pour sa défense nationale sans prendre en considération les besoins collectifs.
Pour le moment, les déclarations d’augmentation à venir des dépenses militaires semblent faites purement au niveau national, sans coordination préalable entre alliés. Que ce soit le cadre institutionnel utilisé, les États européens, une fois les effets d’annonce passés, devraient être en mesure de se coordonner sur comment dépenser cet argent, en utilisant par exemple les outils déjà mis à leur disposition, tel le Defence Planning Process du côté de l’OTAN, ou bien le Capability Development Plan au niveau de l’Agence Européenne de la Défense. Ce afin d’éviter les duplications des efforts et de réellement renforcer les capacités militaires communes et que ces importantes sommes d’argent public ne soient pas déboursées en pure perte. Si les achats qui relèvent de besoins nationaux, telle l’annonce de l’acquisition de F-35 par l’Allemagne, sont à l’évidence des décisions souveraines et légitimes, les ministères de la défense du continent doivent travailler sur des plans conjoints à long terme, afin de voir comment ces budgets supplémentaires peuvent renforcer les capacités industrielles et militaires au niveau européen. L’union fera la force.
Les données présentées dans cet article ne sont pas issues de la base de données du SIPRI. Elles sont basées sur une recherche personnelle, à partir analyse préliminaire des annonces budgétaires des pays européens pour les années à venir. Les données budgétaires présentées sont en euros courants, à partir des taux de change du 12 mars 2022. La base de données du SIPRI sur les dépenses militaires sera mise à jour le lundi 25 avril 2022.
Crédit : NiseriN
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