Le processus de paix avec l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN), née en 1964 et d’inspiration guévariste, a été suspendu en janvier 2025 par le président colombien Gustavo Petro, laissant craindre une fragilisation durable de la politique de résolution du conflit armé, même s’il s’agit bien d’une suspension et non d’une rupture définitive. Le processus de négociation ouvert depuis 2022 avec l’ELN était le plus avancé des neuf en cours avec divers acteurs armés, mais aussi le plus prometteur. Il est ainsi paradoxal de le voir s’interrompre, car le pouvoir colombien avait offert des garanties majeures à la guérilla, témoignant d’une ouverture politique inédite au regard de l’histoire des processus de paix depuis 60 ans en Colombie.
La suspension de janvier 2025 n’est pas la première, ni dans le processus en cours ni dans les processus antérieurs entre l’ELN et le pouvoir colombien. Après des tentatives avortées dans les années 1970 et 1990, une négociation est officiellement ouverte en février 2017, au terme de quatre années de rencontres officieuses, par le président Juan Manuel Santos (2010-2018), peu après l’Accord de paix de La Havane conclu en 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). L’installation d’une délégation de l’ELN, d’abord à Quito (Équateur) puis à La Havane (Cuba), permet, à la fin du mandat de Juan Manuel Santos, des avancées sur le calendrier des négociations. Ces avancées ont ensuite été contrariées par l’arrivée au pouvoir d’Iván Duque (août 2018-août 2022). Ce dernier se montre opposé aussi bien à l’Accord de paix avec les FARC, dont il freine l’application réelle, qu’à la négociation avec l’ELN. Il rompt la négociation le 17 janvier 2019, après un attentat commis par l’ELN contre l’école des officiers de police à Bogota (Escuela de Cadetes General Santander).
La négociation proposée par le président actuel Gustavo Petro représente donc une nouvelle ouverture politique pour l’ELN, dans un contexte qui lui est favorable, car la guérilla a renforcé le contrôle territorial de son bastion proche du Venezuela (dans les départements d’Arauca et du Nord Santander). Depuis la démobilisation des FARC, l’ELN, qui compte environ 6 000 membres en 2024 (selon des sources militaires – un chiffre en progression, mais sujet à caution), représente la dernière « guérilla historique » en armes et garde une force symbolique aux yeux de ses partisans, malgré son discrédit croissant dans la société colombienne, notamment en milieu urbain. Parmi les principaux acteurs internationaux favorables à la négociation avec l’ELN se trouvent l’Église catholique, représentée par la Conférence épiscopale de Colombie (CEC), le pape François, mais aussi les Nations Unies, également engagées dans le soutien à l’Accord de paix avec les FARC.
Ainsi, au fil de crises successives depuis deux ans et demi, on voit se déliter les conditions initialement propices à la négociation entre l’ELN et le gouvernement Petro, qui perdent tous en crédibilité ; la première du fait de son intransigeance et le second, car il n’obtient ni l’apaisement militaire ni de réelles concessions de l’ELN – pas davantage avec d’autres groupes armés. On assiste à une recrudescence de la violence liée notamment à la fragmentation croissante des acteurs armés et criminels, ce qui décrédibilise la négociation avec l’ELN, aux yeux d’une population et d’une opposition politique sceptiques.
Un contexte politique favorable à la négociation avec l’ELN en 2022
Le 4 novembre 2022, le président Gustavo Petro, lui-même issu de la guérilla du M 19 et démobilisé en 1990, instaure une politique d’État qualifiée de « paix totale », à travers la loi 2272. Celle-ci consiste à négocier une paix simultanée avec neuf groupes armés de nature très hétérogène, incluant des dissidences des FARC remobilisées, mais aussi des groupes criminels et paramilitaires liés aux circuits transnationaux du narcotrafic. Le principe de négociation simultanée répond à un état de fait : si l’on ne négocie qu’avec un seul groupe, celui-ci se voit affaibli militairement tout en restant soumis aux affrontements armés conduits par d’autres acteurs sur le terrain. On dissuade ainsi la démobilisation. Sans revenir ici sur les complexités du débat relatif à la définition des groupes à incorporer et au type de négociation à mener, en fonction des particularités de chaque acteur armé, soulignons que la politique de paix totale perd rapidement de sa crédibilité, car elle apparait ainsi à la fois trop ambitieuse et mal conçue sur le plan méthodologique, tant aux yeux de l’opposition que d’une partie des soutiens du gouvernement.
La négociation entre le gouvernement Petro et l’ELN débute donc le 21 novembre 2022. Cependant, l’ELN est échaudée par le processus de négociation et par le texte final de l’accord avec les FARC, qu’elle considère avoir été peu suivi d’effets politiques et qui n’offre pas selon elle de garanties suffisantes. Rappelons que l’Accord de paix de La Havane, signé le 27 septembre 2016, mais rejeté par référendum le 2 octobre (50,2 % de voix contre), a été renégocié et finalement validé sous le nom d’Accord du théâtre Colón par le Congrès national le 24 novembre. Il est entré en vigueur le 1er décembre 2016. L’ELN a ainsi trois griefs majeurs, relatifs aux caractéristiques du processus de négociation avec les FARC.
Tout d’abord, la négociation du président Santos avec les FARC a eu lieu à partir d’août 2012 sans que cessent les combats entre la guérilla et l’armée colombienne jusqu’au 24 juin 2016, date du cessez-le-feu bilatéral entre ces acteurs. Or, l’ELN est ambivalente sur ce point, car elle refuse de se démobiliser, mais semble accepter le cessez-le-feu bilatéral temporaire ; de son côté, Gustavo Petro propose de conclure assez vite le cessez-le-feu bilatéral pour relancer le dialogue sur le fond. Ensuite, l’ELN se montre critique sur l’Accord de paix lui-même, dénonçant entre autres les faibles garanties pour la réintégration des combattants démobilisés. Enfin, l’ELN considère que la faiblesse des transformations sociales et politiques issues de l’Accord de paix avec les FARC depuis 2016 ne permet pas de considérer que les conditions sont réunies pour se démobiliser à son tour. Exigeante sur le calendrier et les modalités comme sur le fond des négociations, l’ELN obtient très vite plusieurs garanties, en particulier concernant la protection de la délégation amenée à négocier. Les mandats d’arrêt contre plusieurs dirigeants de l’ELN sont ainsi suspendus en novembre 2022. Cela implique surtout la reconnaissance de l’ELN comme un adversaire (l’ELN utilise le terme « belligérant ») « politique » et non « terroriste », réclamée de longue date par la guérilla.
L’ELN dispose donc d’un cadre politique favorable et de garanties inédites. Dès lors, comprendre les complexités propres à ce processus de négociation implique de prendre en compte plusieurs dynamiques sociales et politiques. Il convient d’abord de s’intéresser aux modalités de négociation de l’ELN, une guérilla jugée par le pouvoir colombien traditionnellement conservateur comme « intraitable » sur le fond comme sur la forme, du fait des multiples échecs lors de négociations antérieures. Cependant, ce caractère intransigeant s’inscrit dans l’histoire des négociations entre le pouvoir colombien et les guérillas majeures (aussi bien l’ELN que les FARC), parsemée de processus tronqués, par exemple en 1984 et en 1990. Cela pèse très lourd dans la balance et suscite une forte défiance de l’ELN envers les gouvernements successifs.
Pourtant, les visions des parties sur le conflit et sur ce que signifie la paix, auparavant très antagonistes, pourraient se rapprocher : pour l’ELN, il s’agit d’un ample processus de transformation sociale et politique, comme l’illustre l’agenda de négociation, et le projet politique plus ambitieux du président Petro au sujet du modèle de développement y répond en partie. Cependant, il existe de fortes dissensions au sein même de l’ELN sur le projet de transformation.
Les avancées du processus de paix avec l’ELN (novembre 2022-octobre 2023)
L’ELN a consacré plusieurs mois, de novembre 2022 à mars 2023, à négocier sur les modalités et les principes mêmes de négociation, en prenant le contre-pied du processus de négociation de Juan Manuel Santos avec les FARC. D’une part, il s’agit d’obtenir, comme préalable à toute discussion de fond, une meilleure incorporation de la « société civile » à la négociation, c’est-à-dire des acteurs sociaux avec qui la guérilla interagit sur le terrain et qu’elle prétend représenter. D’autre part, l’ELN veut inclure à l’agenda la remise en cause globale du modèle économique, en refusant l’extraction par des acteurs étrangers des ressources naturelles, mais aussi leur exploitation par le pouvoir national sans le consentement des populations locales. En effet, malgré plusieurs référendums citoyens locaux entre 2013 et 2017 à l’issue desquels les populations se sont nettement prononcées contre l’extraction de ressources fossiles et minières, l’activité a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Les modalités de négociation de la guérilla sont complexes : la difficulté réside dans l’organisation même de l’ELN. On peut distinguer trois composantes majeures :
- la délégation de l’ELN qui négocie, dont le mandat est impératif. Cela signifie qu’elle doit rendre compte en permanence aux autres composantes, alors même qu’elle s’est éloignée des bases, y compris physiquement puisqu’elle est restée à Cuba depuis la rupture de 2019 ;
- la direction nationale de l’ELN, beaucoup moins centralisée que celle des FARC et qui doit, elle aussi, consulter ses « commandants régionaux » sur le contenu des négociations ;
- des bases locales éparses, situées dans les bastions majeurs de l’ELN (départements du Nord Santander et d’Arauca au nord-est, Cauca et Nariño au sud-ouest), qui exigent une reddition de compte systématique avant toute décision finale sur l’élément négocié. Cela ralentit considérablement la négociation, mais la direction de l’ELN y voit une forme de légitimation auprès de ses bases.
Deux avancées majeures ont lieu en mars 2023. La première concerne un cessez-le-feu bilatéral entre l’ELN et l’armée colombienne à partir du 3 août 2023 pour six mois, prolongé de six mois. La seconde avancée est la définition des revendications dans l’Agenda de Mexico (ville où se tient le deuxième cycle de négociations), qui comporte six thèmes majeurs. Le principal est le point « P1. Participation de la société dans la construction de paix », reprenant l’idée de mieux incorporer la « société civile » à la négociation. Cette question est la seule à avoir fait l’objet d’un accord des parties, scellé le 25 mai 2024.
Les points P2 et P3 présentent les réformes attendues sur le plan politique et social (« P2. Démocratie pour la paix » ; « P3. Transformations pour la paix »), comme en témoigne le point P2.2, relatif à la « perspective démocratique, le modèle économique, le régime politique et les doctrines qui empêchent l’unité et la réconciliation nationale ». Le point P4 concerne les modalités de protection et de réparation des victimes sur le plan de la justice transitionnelle, la non-répétition et la vérité. Enfin, les points P5 et P6 concernent la mise en œuvre des accords entre l’ELN et le gouvernement afin de garantir la « fin du conflit armé ».
Par rapport à l’Accord conclu par les FARC, plus centré sur les enjeux agraires et ruraux, l’accent est donc mis sur la réforme du « modèle économique » dans son ensemble. Plusieurs revendications entrent d’ailleurs en résonance avec la politique du président Gustavo Petro en faveur de la justice environnementale et de l’abandon des énergies fossiles. Il met ainsi en œuvre, à travers le Département national de planification (Departamento Nacional de Planeación, DNP) des « dialogues régionaux », en amont du vote législatif du Plan national de développement (PND, 2022-2026) qui articule les politiques de développement aux objectifs de la paix totale. Malgré leurs limites en matière de représentativité ou d’efficacité à court terme, devant l’attente des acteurs sociaux, ces consultations témoignent d’une volonté du pouvoir exécutif de discuter des enjeux socio-économiques majeurs.
Gustavo Petro est en effet élu en 2022 grâce au soutien du Pacte historique, une coalition d’acteurs sociaux mobilisés de façon pacifique, dont sont issus certains des négociateurs du gouvernement avec l’ELN. Gustavo Petro s’appuie donc sur les mouvements sociaux, à la fois ruraux et paysans, urbains et étudiants, dont dépend sa légitimité politique, faute de majorité législative. Ces acteurs sociaux n’ont eu de cesse de réclamer des réformes politiques, économiques et sociales qui recoupent l’agenda revendicatif de l’ELN et rencontrent désormais une écoute du pouvoir, certes imparfaite, mais largement inédite dans l’histoire colombienne. Dès lors, ces acteurs sociaux favorables au processus de paix sont également plus critiques envers la guérilla, perçue comme moins légitime à revendiquer le statut d’opposant politique. En prolongeant la négociation, l’ELN joue donc son capital politique, y compris auprès de ses bases qui souffrent des hostilités entre divers acteurs armés.
La détérioration du processus de négociation (octobre 2023-janvier 2025)
Malgré le cessez-le-feu bilatéral (à partir du 3 août 2023) et la décision annoncée de suspendre les enlèvements contre rançon, la guérilla ne renonce pas totalement à cette pratique. Avec l’enlèvement en octobre 2023 de Manuel Díaz (père de Luis Díaz, célèbre footballeur colombien), mais aussi de plusieurs soldats et policiers, survient la première crise dans le processus de négociation. Si Manuel Díaz est libéré le 9 novembre, suivi de plusieurs membres des forces publiques en décembre 2023, ces enlèvements perturbent la prolongation du cessez-le-feu bilatéral, qui est tout de même convenue pour six mois de plus. Néanmoins, les discussions de fond stagnent, malgré un sixième round de négociations à Cuba (22 janvier-6 février 2024).
En mai 2024, paradoxalement, alors que le point P1 de l’Agenda de Mexico fait l’objet d’un accord (25 mai), une deuxième crise se produit quand l’ELN décide de reprendre officiellement la pratique des enlèvements (qui perdurait dans les faits). La guérilla prend prétexte du « manque de respect de la parole donnée » par le gouvernement au sujet de la création d’un « fonds multi-donateurs » (qui n’a pas encore véritablement été mis en place), fonds qui devait financer des « actions de paix », via diverses actions en faveur du développement économique et social dans les territoires concernés par la démobilisation de la guérilla. Par conséquent, le cessez-le-feu bilatéral prend fin le 3 août 2024, entraînant la reprise des combats entre l’ELN et l’armée nationale, en plus des hostilités entre les divers groupes armés illégaux.
Par ailleurs, on observe une tentative de rapprochement du gouvernement avec une branche de l’ELN en voie de dissidence. Celle-ci, dénommée Frente Comuneros del Sur (Front des comuneros du Sud) située dans le Nariño, proche de la frontière avec l’Équateur, décide de mener des négociations parallèles directement avec le gouvernement, en partie pour répondre aux attentes d’organisations paysannes sur des enjeux de développement micro-locaux. Cela illustre à la fois la difficulté de la direction nationale de l’ELN à contrôler ses chefs régionaux et ses bases, mais aussi le souhait de certaines branches locales de la guérilla d’accélérer la négociation pour se légitimer auprès de leurs soutiens. Il en résulte une défiance accrue du commandement national de l’ELN à l’égard de Gustavo Petro.
Une troisième crise se produit le 17 septembre 2024, en raison de l’attaque par l’ELN d’une base militaire à Puerto Jordan (Arauca). Tout ceci mine un peu plus la crédibilité de l’ELN, dont la « volonté de paix » est officiellement mise en doute par le président Petro, mais aussi aux yeux de la population, d’une partie croissante de l’opposition au gouvernement et des détracteurs de la paix totale. Une première suspension du processus est ainsi décrétée mi-septembre. Néanmoins, la reprise des négociations est prévue en janvier 2025, à condition que l’ELN renonce expressément aux enlèvements.
C’est alors que survient la quatrième crise, la plus grave : le 16 janvier 2025, l’ELN s’en prend de façon ciblée à de nombreux dissidents, des membres du « Front 33 » des FARC. Les « dissidents » sont des groupes épars, mais en croissance, composés d’individus issus de groupes criminels ou mafieux qui rejoignent des acteurs issus des FARC n’ayant pas abandonné les armes en 2017 (par rejet de l’Accord de paix ou par absence d’opportunités alternatives) ou bien qui les ont reprises depuis lors, souvent en arguant du non-respect de l’accord de 2016 par le gouvernement Duque. Des membres du « Front 33 » sont pourtant sur le point de se démobiliser et sont à ce titre protégés par le droit international humanitaire et par les garanties accordées aux ex-combattants démobilisés dans le cadre de l’Accord de paix avec les FARC. L’ELN juge que ces dissidents, en relation de fait à divers groupes criminels et mafieux, sont toujours actifs militairement à son encontre et ne sont pas des civils. Entre le 16 et le 20 janvier 2025, l’ELN assassine nombre de ces dissidents dans une attaque d’une ampleur accrue, par rapport au niveau de violence latent, laissant entre 60 et 80 morts et suscitant le déplacement significatif de 30 000 à 50 000 personnes (selon des chiffres en cours de vérification sur le terrain par les organisations non gouvernementales locales), prises dans le feu croisé des hostilités dans la région de Tibú (Catatumbo), frontalière du Venezuela.
L’attaque contre des combattants engagés dans une démarche de démobilisation (cette dernière est confirmée quelques jours plus tard) constitue un crime de guerre, ce qui amène le gouvernement Petro à suspendre la négociation avec l’ELN le 17 janvier et à déclarer le 20 janvier l’état de commotion intérieure dans le Catatumbo. Si la violence multiforme et les combats n’ont jamais disparu, il s’agit bien d’une escalade liée à la volonté de l’ELN d’assurer le contrôle de la région du Catatumbo.
La fragmentation des acteurs armés et la violence omniprésente
Les événements de janvier 2025 s’inscrivent dans un contexte de fragmentation extrême des acteurs en présence depuis 2017. L’ELN prend appui sur les échecs, à ses yeux, du processus de paix des FARC, à la fois sur le plan des aspects opérationnels et de la faiblesse des changements politiques et socio-économiques engagés depuis son lancement. Cela accroît son scepticisme sur la capacité de l’État à mettre en œuvre le processus de paix avec elle-même, malgré la bonne volonté du gouvernement Petro.
Ainsi, on observe, d’une part, la remobilisation d’anciens dirigeants des FARC depuis août 2019 dans le mouvement de la Seconde Marquetalia (avec qui le gouvernement Petro négocie par ailleurs), d’autre part, la non-démobilisation d’une partie des combattants qui n’ont jamais accepté l’Accord de La Havane, devenu l’Accord du théâtre Colón, encore moins-disant sur la protection et la réinsertion intégrale des ex-combattants. Aux dissidents ex-FARC (remobilisés ou non démobilisés) s’ajoute un foisonnement d’acteurs armés régionaux, en partie mêlés aux cartels transnationaux du narcotrafic et en rivalité pour le contrôle du territoire, des ressources et des populations. Tous ces acteurs se croisent et se recomposent selon des configurations locales ou micro-locales spécifiques à chaque territoire, rendant le panorama difficilement lisible et en constante évolution.
En outre, la fragmentation des acteurs armés s’explique, en partie, par les limites d’un autre processus de démobilisation : celui des groupes paramilitaires, comme les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), qui ont dominé la scène politique et le territoire colombien de 1995 à 2003. S’ils se sont démobilisés et partiellement désarmés, grâce à la loi 975 dite « Justice et paix » (2005), durant le mandat présidentiel d’Álvaro Uribe (2002-2010), de nombreux groupes régionaux se sont ensuite reconstitués, le plus influent étant les Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC). Or, ces acteurs issus d’organisations paramilitaires restent guidés par la lutte « antisubversive », menée aussi bien à l’encontre des guérillas, des combattants des FARC démobilisés, que des acteurs sociaux pacifiques, en particulier des paysans qui tentent d’abandonner la coca pour d’autres cultures, ce que n’acceptent pas ces structures à l’origine paramilitaires et mafieuses, très impliquées dans le contrôle du circuit du narcotrafic.
La fragmentation de ces acteurs de diverse nature et leur enchevêtrement complexe et évolutif favorisent un certain jusqu’au-boutisme stratégique : il s’agit pour chaque groupe d’accroître son emprise sur le terrain afin de négocier « dans de meilleures conditions » avec le gouvernement colombien. Ainsi, la politique de paix totale, qui visait un désarmement ou une moindre confrontation armée, aboutit au résultat inverse. Cela ravive les critiques envers Gustavo Petro, de la part d’acteurs variés, prônant une réponse militaire plus accentuée envers l’ELN et une reconfiguration de la politique de paix totale en renforçant la sécurité sur le terrain. De façon générale, le débat se focalise sur sa mise en œuvre inadéquate, faute d’une lecture appropriée des réalités contrastées dans les diverses régions, et sur des effets contreproductifs pourtant prévisibles.
L’ELN dénonce vigoureusement les risques encourus à se démobiliser dans ce contexte. De fait, il est indéniable que plus de 400 ex-combattants des FARC, bel et bien démobilisés, ont été assassinés depuis l’Accord de paix. Le calcul coût-bénéfice est donc peu favorable à la démobilisation, d’autant que les incitations financières à l’abandon des armes sont restreintes. Cela alors que le narcotrafic, source de revenus pour les acteurs armés, reprend de la vigueur, s’étend à l’Équateur depuis 2020 et se renforce dans la région du Catatumbo, devenue zone de production et de transformation majeure de coca en cocaïne.
Cette région est éminemment stratégique pour l’ELN du fait de sa proximité avec le Venezuela, où la guérilla dispose de bases arrières. La Colombie est en froid avec le pays voisin depuis plusieurs mois, pour s’être montrée sceptique sur la réélection de Nicolás Maduro (juillet 2024). Or, le Venezuela est, avec Cuba et le Mexique, un pays garant du processus de paix avec l’ELN. La relation tendue du gouvernement Petro avec le Venezuela peut donc également peser sur l’avenir du processus de négociation.
Perspectives du processus de paix avec l’ELN en contexte électoral (2025-2026)
Dans ce contexte, on peut identifier deux défis majeurs qui peuvent affecter l’avenir à court et moyen terme du processus de paix avec l’ELN.
Le premier défi concerne l’évolution de l’ELN : l’accentuation des divisions est probable, entre les secteurs (comme le Front des comuneros du Sud) prêts à négocier des accords circonscrits portant sur des enjeux de développement local et ceux qui s’y refusent. Cela aggraverait la perte de capacité d’agir de la direction nationale de l’organisation, déjà affaiblie politiquement. En effet, la suspension du processus de paix avec l’ELN décidée en janvier 2025 s’accompagne de la réactivation des mandats d’arrêt, suspendus en novembre 2022, à l’encontre de plus de 30 dirigeants de l’ELN (pour leurs liens avec le narcotrafic et des crimes de guerre), parmi lesquels Pablo Beltrán, chef de la délégation négociatrice de l’ELN, et alias Antonio García (Eliécer Herlinto Chamorro Acosta), l’un de ses commandants nationaux les plus influents. Cela signifie que l’ELN perd l’une des garanties les plus importantes obtenues sur le plan politique.
Le second défi est l’impact du contexte électoral sur le processus de paix avec l’ELN et plus largement sur la capacité du gouvernement Petro à poursuivre la paix totale. De nombreux secteurs sociaux et politiques sont hostiles à la reprise des négociations, même si le président Petro se refuse à ce jour à entériner une rupture complète de ce processus. Cependant, sous la pression des détracteurs de la paix totale, qui n’a pas permis de freiner l’expansion des groupes armés et la violence multiforme dans le pays, Gustavo Petro pourrait durcir le ton à l’approche des prochaines élections législatives (mars 2026) et présidentielle (mai-juin 2026).
Le contexte électoral s’accompagne habituellement sur le plan national d’une recrudescence de la violence, s’ajoutant aux dynamiques locales contrastées. L’aggravation des tensions dans le Catatumbo avait fait l’objet d’alertes par les acteurs sociaux de la région, que le gouvernement a reconnu ne pas avoir assez prises en compte. Gustavo Petro devra non seulement ajuster sa réponse sur le terrain militaire, mais également offrir une perspective aux populations locales déplacées et à ceux qui ont voté pour son projet de transformation sociale.
Enfin, une crise au sein du pouvoir exécutif prend corps, après une réunion du Conseil de cabinet le 5 février, où les ministres se sont mutuellement affrontés sur les failles de la mise en œuvre du programme d’action, puisque les réformes majeures annoncées en 2022 ont échoué, comme la paix totale. Il en va de même pour diverses réformes sociales, sur le plan de la santé en particulier, qui n’ont pas abouti, faute d’appui majoritaire au Congrès. Gustavo Petro a annoncé le 9 février avoir demandé la démission de tous les ministres et de responsables à la tête de plusieurs institutions. Cette crise interne peut donc déboucher sur de nouvelles orientations politiques et stratégiques. Un signe en ce sens est la nomination, à la mi-février, de Pedro Sanchez, général en activité (qui doit abandonner son grade militaire), comme ministre de la Défense, rompant ainsi avec la tradition selon laquelle ce poste est dévolu à un civil. Cela s’accompagne d’un renforcement de la pression militaire sur le territoire, en réponse à une demande formulée, y compris par les tenants de la paix totale.
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L’ELN a entamé en 2022 une négociation avec le gouvernement Petro dans des circonstances propices inédites au regard de l’histoire des processus antérieurs avec le pouvoir colombien. Or, en deux ans et demi, seul le premier point de l’Agenda de Mexico a fait l’objet d’un accord. Un cessez-le-feu bilatéral d’un an (août 2023-2024), également inédit, n’a pu être prolongé. Enfin, l’ELN reste inflexible sur la pratique des enlèvements contre rançon, point de blocage majeur que le gouvernement Petro a tenté de dépasser, s’attirant ainsi de vives critiques. En attaquant des dissidents ex-FARC en cours de démobilisation, l’ELN a perdu la garantie de protection accordée en 2022 à son commandement et sa délégation négociatrice. Un processus débuté sous des auspices prometteurs semble donc aboutir à une impasse, alors que l’agenda social et politique du gouvernement Petro représentait une ouverture indéniable à un débat de fond sur des réformes longtemps attendues par la population colombienne. Le discrédit à la fois de l’ELN et du gouvernement Petro dans la société pourrait fermer la fenêtre d’opportunité, rendant plus que jamais la paix avec l’ELN inaccessible.
Crédit photo : Alejandro Perez Alvares
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