Une guerre d’opportunité : comment l’offensive de l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh a modifié la géopolitique du Caucase du Sud

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Jan 18

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Cet article est une traduction de l’article « The war of opportunity: How Azerbaijan’s offensive against Nagorno-Karabakh is shifting the geopolitics of the South Caucasus » publié par le European Council on Foreign Relations le 28 septembre 2023.

 

Les changements géopolitiques récents ont créé une opportunité pour l’Azerbaïdjan de récupérer le Haut-Karabakh. Le cessez-le-feu actuel étant fragile, l’Union européenne (UE) doit utiliser l’influence dont elle dispose pour empêcher une nouvelle escalade dans la région.

Le gouvernement azerbaïdjanais a qualifié son offensive contre le Haut-Karabakh de réponse à des « provocations ». Toutefois, compte tenu des préparatifs de l’Azerbaïdjan, il est tout à fait probable que l’offensive ait en réalité été planifiée. Pour Bakou, il s’agit en effet d’une guerre d’opportunité : l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences, ainsi que le soutien de la Turquie à l’Azerbaïdjan et l’inattention européenne ont donné à l’Azerbaïdjan la possibilité de reprendre le contrôle du Haut-Karabakh. Ces conditions rendent le cessez-le-feu actuel précaire et appellent à un engagement européen renouvelé.

Les conditions du conflit

Le cessez-le-feu conclu sous l’égide de la Russie après la guerre de 2020 prévoyait le retrait arménien des territoires occupés entourant le Haut-Karabakh, laissant ce dernier, peuplé d’Arméniens, isolé. La Russie a envoyé des parachutistes en tant que « soldats de la paix » afin de garder les dernières colonies arméniennes autour de Stepanakert, la capitale de facto du Haut-Karabakh. Moscou a ainsi utilisé la protection de la communauté arménienne comme un prétexte et une justification à sa présence militaire. Les troupes azéries ont immédiatement « nettoyé » le territoire qu’elles avaient conquis des civils arméniens ainsi que du patrimoine culturel et historique, des églises aux cimetières. L’accord faisait de Moscou l’arbitre non seulement de la survie de Stepanakert, mais aussi de deux routes stratégiques : le corridor de Latchine, qui relie l’Arménie au Haut-Karabakh, sécurisé par les forces russes, et le projet de liaison terrestre entre l’Azerbaïdjan et son enclave du Nakhitchevan, qui serait également protégé par ces mêmes forces.

Par ailleurs, tant en ce qui concerne le statut du Haut-Karabakh, les liaisons terrestres ou la délimitation de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Moscou n’a pas tenté de mettre en œuvre les dispositions de l’accord de cessez-le-feu de 2020. Ceci lui a ainsi permis de maintenir ses troupes sur le terrain, mais également de maximiser la dépendance de l’Arménie à son égard.

Néanmoins, la guerre russe contre l’Ukraine et les réalignements géopolitiques qu’elle a entraînés ont perturbé cette fragile dynamique de pouvoir et ont enhardi l’Azerbaïdjan à réaffirmer sa revendication sur le Haut-Karabakh. La piètre performance de la Russie en Ukraine a sapé la crédibilité de ses garanties à l’égard de l’Arménie, et ses énormes pertes limitent sa capacité de réagir sur d’autres théâtres. La guerre a également rendu Moscou plus dépendante vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, par lequel passe son corridor nord-sud vers l’Iran. En outre, en violant de manière flagrante l’interdiction du recours à la force en Ukraine, la Russie a incité d’autres anciens États soviétiques à recourir à la force pour régler des questions bilatérales. Les dissensions entre le Premier ministre arménien Nikol Pachinian et le président russe Vladimir Poutine se sont également accentuées ces dernières années, la Russie n’ayant pas soutenu l’Arménie pendant la guerre de 2020 et les épisodes ultérieurs de violence militaire. Moscou voit également d’un mauvais œil le développement des relations de l’Arménie avec les États-Unis et l’UE. L’Arménie s’est ainsi retrouvée dans un isolement complet.

En parallèle, l’UE, désireuse de remplacer ses approvisionnements en gaz russe, a commencé à courtiser Bakou, fermant les yeux sur son bilan en matière de droits de l’homme et de démocratie et augmentant ses achats de gaz. Sur le plan militaire, l’Occident était préoccupé par le soutien à l’Ukraine, un effort qui a également révélé la faiblesse des armées de certains alliés occidentaux. L’Azerbaïdjan a dénoncé l’occupation par des forces séparatistes soutenues par l’Arménie du Haut-Karabakh et des régions adjacentes depuis le début des années 1990, la qualifiant de violation de son intégrité territoriale – un principe que les pays occidentaux brandissent comme fondamental pour l’ordre mondial en Ukraine. Entre-temps, l’Iran a envoyé des avertissements à Bakou pour qu’elle ne « touche pas » à l’Arménie proprement dite, mais sans rien évoquer au sujet du Haut-Karabakh.

Afin de réduire l’isolement de son pays, M. Pachinian a tenté de diversifier la politique étrangère arménienne, en cherchant avant tout à normaliser les relations avec la Turquie. À son tour, Ankara a conditionné cette normalisation à un règlement du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux États ont ainsi entamé des négociations en trois « volets » distincts : 1) un volet mené par Moscou ; 2) un volet très actif mené par les États-Unis ; et 3) un volet étroitement coordonné avec les États-Unis, mené par le président du Conseil européen Charles Michel, avec l’implication régulière du président français Emmanuel Macron et, plus récemment, du chancelier allemand Olaf Scholz. Malgré des épisodes de violence récurrents, les deux parties indiquaient qu’elles progressaient et qu’un accord de paix était possible. Dans le cadre de ces négociations, l’Arménie a renoncé à sa revendication de longue date d’autodétermination de l’Artsakh (nom arménien du Haut-Karabakh). En effet, elle s’est déclarée prête à le reconnaître comme faisant partie du territoire de l’Azerbaïdjan, à condition que Bakou fournisse des garanties spécifiques pour les droits et la sécurité de la population arménienne locale, ce que l’Azerbaïdjan considère comme une affaire intérieure et n’a pas l’intention de négocier.

Dans un contexte aussi favorable, l’Azerbaïdjan a commencé à accroître la pression sur l’Arménie et le Haut-Karabakh, et à tester la réaction de la communauté internationale. Depuis décembre 2022, l’Azerbaïdjan a bloqué la circulation dans le corridor de Latchine, établissant un blocus de fait du Haut-Karabakh. Malgré la grave crise humanitaire provoquée par ce blocus, Bakou n’a pas rencontré de résistance sérieuse, pas même de la part du contingent russe censé sécuriser le corridor. Le trafic de fret aérien entre l’Azerbaïdjan et Israël a considérablement augmenté depuis le printemps 2023, indiquant que l’Azerbaïdjan achetait des munitions et des drones. Enfin, début septembre 2023, l’Azerbaïdjan a commencé à déplacer des unités militaires à proximité du Haut-Karabakh et de la frontière avec l’Arménie. Bakou n’avait alors encore subi aucune pression internationale, même avec des préparatifs de guerre clairement affichés. Enfin, le 12 septembre, Poutine s’est apparemment lavé les mains de la situation en déclarant : « il n’y a rien à dire ici si l’Arménie elle-même a reconnu le Karabakh comme faisant partie de l’Azerbaïdjan ».

Un cessez-le-feu précaire

Dans ce contexte, le cessez-le-feu conclu le 20 septembre 2023 ne mettra pas fin au conflit. L’accord comprend trois points : 1) le cessez-le-feu lui-même, 2) la reddition et le désarmement des forces arméniennes du Karabakh, et 3) des discussions avec les représentants locaux sur le futur statut des Arméniens d’Azerbaïdjan dans le cadre de la constitution azerbaïdjanaise. Mais ce dernier point reste très controversé : l’Azerbaïdjan est un État fortement centralisé et autoritaire, et sa constitution ne prévoit pas d’autonomie pour quelque groupe ethnique que ce soit. En outre, l’Azerbaïdjan exige la réinstallation des Azéris au Karabakh. Or, après trois guerres et des décennies de haine nationaliste entre Arméniens et Azéris, il est impensable que les deux populations puissent cohabiter en paix. En conséquence, la Russie, médiatrice de l’accord, tentera probablement de prolonger la présence de son contingent militaire au Haut-Karabakh au-delà de 2025 (date convenue dans le cadre du mémorandum de cessez-le-feu de novembre 2020), en la présentant comme la meilleure option pour la communauté arménienne locale. Cependant, la passivité du contingent russe face aux actions militaires de l’Azerbaïdjan, combinée à la disponibilité limitée des forces russes en raison de la guerre en Ukraine, compromet grandement cette garantie. En effet, les Arméniens ont déjà massivement quitté le territoire.

Les conséquences de cet afflux de réfugiés sur la situation intérieure de l’Arménie ne sont toutefois pas claires. M. Pachinian a été confronté à des critiques en raison de son refus d’entrainer son pays dans une nouvelle guerre au sujet du Haut-Karabakh. En l’absence d’alliés fiables et face à l’importante supériorité militaire de l’Azerbaïdjan, tenter d’éviter la défaite en refusant de se battre était peut-être la seule option qui restait au Premier ministre arménien : il a privilégié le sort de l’Arménie à celui du Haut-Karabakh.

Avec le soutien de la Turquie, Bakou pourrait tenter sa chance et lancer de nouvelles attaques sur le territoire arménien. Il est peu probable que Moscou intervienne et, l’Iran étant le seul autre soutien de l’Arménie, les options de l’Occident pour soutenir Erevan apparaissent limitées. Si ce scénario se concrétise, nous pourrions assister à la « résolution énergique » de ce qui fut le plus long conflit ouvert sur le continent eurasien, avec des répercussions politiques considérables, tant pour l’Arménie elle-même que pour le paysage géopolitique du Caucase du Sud.

Dès lors, si elle veut vraiment jouer un rôle géopolitique, l’UE ne peut pas ignorer ces répercussions. Elle devrait notamment accroître son soutien à l’Arménie pour l’aider à faire face à l’afflux de réfugiés du Haut-Karabakh. Elle devrait également commencer à utiliser le levier économique dont elle dispose sur l’Azerbaïdjan – l’UE a engagé des fonds importants pour développer la coopération énergétique et les investissements dans le pays – pour persuader Bakou de conclure un accord de paix, comprenant la reconnaissance mutuelle des frontières internationales et un réengagement formel à respecter l’intégrité territoriale de chacun et à ne pas recourir à la violence militaire l’un contre l’autre.

 

Photo : Picture alliance / ASSOCIATED PRESS | Vasily Krestyaninov ©

Auteurs en code morse

Marie Dumoulin et Gustav Gressel

Marie Dumoulin est directrice du programme « Wider Europe » au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR).

Gustav Gressel exerce au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) en tant que « Senior Policy Fellow ».

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