Une collaboration à prix d’or : La coopération militaro-technique russe avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord

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Cet article est une traduction de l’article « Collaboration for a Price: Russian Military-Technical Cooperation with China, Iran, and North Korea », publié le 22 mai 2024 par le Center for Strategic and International Studies (CSIS).

 

La décision du président russe Vladimir Poutine de lancer une invasion à grande échelle de l’Ukraine a entraîné la Russie dans une longue guerre d’usure, exigeant de son industrie de défense qu’elle fabrique et envoie un flux ininterrompu de matériel sur le champ de bataille. Sanctionnée par l’Occident et incapable de parvenir à l’autosuffisance, la Russie s’est tournée vers les adversaires des États-Unis – principalement la Chine, l’Iran et la Corée du Nord – comme fournisseurs militaires alternatifs. Ces trois pays ont contribué à l’effort de guerre du Kremlin, quand bien même à des degrés divers et avec des objectifs géopolitiques bien différents. Cet article, qui s’appuie sur l’analyse présentée dans le récent rapport du CSIS intitulé « Back in Stock ? The State of Russia’s Defense Industry after Two Years of the War », évalue l’importance de la collaboration militaro-technique de la Russie avec ces trois pays pré-cités, et s’intéresse à l’impact que ces partenariats pourraient avoir sur la sécurité régionale dans le Sud global, où la position des États-Unis a été plus équivoque.

Avantages technico-militaires pour la Russie

Depuis le début de l’invasion à grande échelle, le Kremlin a bénéficié directement de partenariats militaro-techniques accrus avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, ces pays atténuant les pressions exercées par les sanctions et la guerre sur l’industrie de la défense russe. Ensemble, ces trois pays ont fourni à la Russie des biens à double usage, des armes et des pièces d’armement dont elle avait grand besoin. Bien que ces produits soient généralement de moins bonne qualité que leurs équivalents occidentaux, ils ont néanmoins permis aux Forces armées russes (FAR) d’être relativement bien approvisionnées. Cela a permis à la Russie de maintenir l’intensité de ses attaques contre l’Ukraine et a contribué à ses succès sur le champ de bataille.

La Chine, le principal soutien de l’effort de guerre du Kremlin

Pékin a sans doute été le principal soutien de l’effort de guerre du Kremlin. Jusqu’à présent, la Chine s’est abstenue de fournir ouvertement des armes, bien que le ministre britannique de la Défense ait récemment accusé ses dirigeants de « fournir ou de se préparer à fournir » une aide létale à la Russie dans le cadre de son effort de guerre. En revanche, il est communément admis que Pékin a fourni à la Russie des composants à double usage, tels que des semi-conducteurs, des roulements à billes et des machines-outils, par l’intermédiaire d’un réseau complexe de sociétés-écrans basées en Chine et à Hong Kong. En s’appuyant sur ses vastes stocks de vieux équipements soviétiques, ces livraisons chinoises ont aidé le complexe industriel de défense russe à accélérer la remise en état et la modernisation de nombreux véhicules et technologies de combat de l’ère soviétique, notamment l’artillerie, les chars d’assaut et les missiles. L’armée russe s’est également appuyée sur des drones commerciaux et des pièces de drones fabriqués par des entreprises chinoises, notamment DJI. Bien que DJI, le plus grand fabricant chinois de drones, ait déclaré qu’il cesserait ses activités en Russie et en Ukraine en raison de la guerre, les preuves existantes suggèrent que ses produits et les composants correspondants sont continuellement importés en Russie par le biais de différents intermédiaires.

Par exemple, au cours des six premiers mois de 2023, la Russie a reçu au moins 14,5 millions de dollars en livraisons directes de drones de la part de sociétés commerciales chinoises. Bien qu’ils soient commerciaux, ces drones, en particulier ceux de vol immersif dits « first person view » (FPV), peuvent transporter diverses munitions et causer des distractions et des dommages considérables sur le champ de bataille. La Russie a également augmenté ses importations de produits fabriqués en Chine qui ne sont généralement pas soumis à des restrictions dans le cadre du régime de sanctions internationales, tels que les camions et autres engins de terrassement, qui ont néanmoins de vastes applications sur le champ de bataille. Dans l’ensemble, Pékin a considérablement allégé la pression exercée par les sanctions sur la base industrielle et technologique de défense (BITD) russe grâce à des livraisons de composants à double usage et de technologies commerciales. Cette aide atteindra de nouveaux sommets si les allégations les plus récentes concernant les plans chinois d’envoi d’armes à la Russie s’avèrent exactes. À l’avenir, ce partenariat pourrait également s’étendre au secteur de la haute technologie militaire, le président Poutine suggérant la production conjointe sino-russe de puces électroniques haut de gamme et même de moyens spatiaux capables d’évoluer dans l’haute orbite terrestre.

L’Iran, des missiles balistiques aux drones de combat

Comme la Chine, Téhéran a également fourni à la Russie des systèmes autonomes, en particulier des drones de combat. Selon Kiev, depuis le début de l’invasion à grande échelle, Moscou a lancé au moins 4 600 drones d’attaque iraniens Shahed contre les grandes villes et les infrastructures militaires et énergétiques de l’Ukraine. L’Ukraine aurait abattu la majorité de ces drones, mais ces attaques continues ont épuisé les défenses aériennes de l’Ukraine. L’Iran a également collaboré avec la Russie à la construction d’une nouvelle usine dans la région russe du Tatarstan, qui pourrait fabriquer au moins 6 000 drones Shahed de conception iranienne d’ici 2025.

Outre les systèmes autonomes, Téhéran aurait envoyé à Moscou, depuis janvier 2024, environ 400 missiles balistiques Fateh-110, capables de frapper des cibles à une distance de 186 à 435 miles, et d’autres livraisons de missiles en provenance d’Iran seraient en cours. Selon les médias pro-Kremlin, Moscou et Téhéran auraient abandonné le système de paiement SWIFT pour les transactions transfrontalières d’ici à la fin de 2023. Ils souhaitent mettre en place un mécanisme de transfert interbancaire direct qui permettrait aux entreprises des deux pays d’effectuer des transactions en roubles et en rials plutôt qu’en dollars ou en euros. Une telle mesure pourrait encourager les ventes d’armes russo-iraniennes à plus grande échelle, ce qui contribuerait à soutenir l’effort de guerre de la Russie en Ukraine.

La Corée du Nord et les munitions d’artillerie

La guerre a entraîné un renforcement de la coopération technico-militaire entre la Russie et la Corée du Nord. À la suite de la rencontre prévue en septembre 2023 entre le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un et le président Poutine en Russie, Pyongyang a été accusé de vendre des armes à Moscou. Selon des experts sud-coréens de la défense, la Corée du Nord pourrait avoir envoyé jusqu’à 5 000 conteneurs d’armes à la Russie avant la fin du mois de décembre 2023, transportant potentiellement jusqu’à 2,3 millions d’obus de 152 millimètres ou 400 000 obus d’artillerie de 122 millimètres. Ces livraisons pourraient avoir permis à l’armée russe de s’approvisionner en munitions pendant des mois, tout en tirant environ 10 000 obus par jour et en causant des dommages supplémentaires aux Forces armées ukrainiennes (FAU), qui sont elles-mêmes à court de munitions.

Outre les systèmes d’artillerie, la Russie aurait déployé une cinquantaine de missiles balistiques nord-coréens en Ukraine, ce que la Maison Blanche a qualifié « d’escalade significative et préoccupante » et qui doit donner lieu à des sanctions supplémentaires à l’encontre des personnes impliquées dans ces contrats d’armement. Moscou continuera probablement à compter sur les munitions et les armes envoyées par Pyongyang, tant que la phase d’attrition actuelle de la guerre se poursuivra.

Avantages technico-militaires pour les pays partenaires

Alors que la guerre en Ukraine entre dans sa troisième année, les trois pays présentés précédemment ont su tirer parti de l’évolution de des dynamiques politique, économique et militaro-sécuritaire de la Russie pour obtenir des avantages et des concessions de la part de Moscou.

La Chine et le problème de la dépendance

Dans le cas de la Chine, la dépendance militaire, sécuritaire et économique croissante de la Russie est flagrante. Pékin est devenu le principal partenaire commercial de Moscou, remplaçant les importations de l’UE perdues à cause des sanctions. Les échanges bilatéraux entre Pékin et Moscou ont atteint le chiffre record de 240 milliards de dollars en 2023, soit une croissance de plus de 26 % par rapport à l’année précédente. Les expéditions chinoises vers la Russie, qui comprennent notamment les expéditions de biens et de technologies à double usage, ont bondi d’environ 47 % en 2023 par rapport à 2022 et de 64 % par rapport à 2021. Toutefois, alors que selon certaines estimations préliminaires, la part de la Chine dans le chiffre d’affaires commercial de la Russie dépasse 32 % (41 % pour les importations et 26 % pour les exportations), la part de la Russie dans le chiffre d’affaires commercial de la Chine est nettement plus faible (environ 5 % pour les importations et 3 % pour les exportations).

Ces chiffres révèlent une asymétrie croissante dans les relations économiques sino-russes, qui pourrait avoir des répercussions importantes sur la coopération en matière de défense et d’armée. Par exemple, la Chine dépend toujours des importations russes d’équipements et de technologies de défense avancés qui sont difficiles à rétroconcevoir, en particulier en ce qui concerne l’aérospatiale. Jusqu’à 40 % de la flotte de l’armée de l’air chinoise (PLAAF) dépend des moteurs d’avions de chasse fabriqués en Russie. Si, historiquement, Moscou s’est montrée plus protectrice de sa technologie en matière de moteurs, elle a peut-être déjà fait, ou sera finalement contrainte de faire, davantage de concessions à Pékin, compte tenu du rôle de cette dernière dans la fourniture de lignes de vie économiques et de défense à la Russie. À l’avenir, le renforcement du partenariat sino-russe en matière de défense se traduira probablement par une asymétrie accrue, la Chine ayant accès au savoir-faire russe en matière de défense et de technologie de pointe que Moscou était réticent à partager dans le passé.

L’Iran et la coopération « sans précédent »

À l’instar de la Chine, l’Iran tire parti des complications de l’industrie de défense russe dues à la guerre et aux sanctions. En échange de drones et de missiles de combat de fabrication iranienne, Téhéran aurait obtenu une coopération sans précédent avec Moscou en matière de défense, notamment des hélicoptères d’attaque, des systèmes radar et des avions de combat de fabrication russe, ce qui pourrait renforcer considérablement l’armée de l’air iranienne, actuellement affaiblie.

En outre, comme les drones Shahed de fabrication iranienne sont constamment testés sur le champ de bataille en Ukraine, l’Iran a toujours la possibilité d’observer, d’améliorer et de promouvoir la technologie auprès d’autres acheteurs potentiels dans le monde entier. Selon Hanna Notte, « il ne s’agit plus d’une dynamique patron-client, où la Russie détient toute l’influence », car l’Iran définit également des exigences spécifiques et bénéficie de transferts militaires.

La Corée du Nord, des tests aux transferts de systèmes d’armes

Tout comme Téhéran, Pyongyang considère également ses transferts d’armes vers Moscou comme une occasion de tester son équipement au combat. Elle attend également de la Russie qu’elle lui fournisse des systèmes d’armes avancés et un savoir-faire technologique afin de renforcer de manière significative ses programmes de défense, nucléaire et spatial. Par exemple, certains analystes   que la Corée du Nord tire des enseignements de l’utilisation présumée par la Russie de missiles nord-coréens, afin de poursuivre le développement de sa technologie des missiles. À l’avenir, ces armes qualifiées pour le combat pourraient ouvrir de nouveaux marchés à Pyongyang. Fait important, même si les missiles nord-coréens ne représentent qu’une part marginale des stocks de missiles russes, leur utilisation présumée va à l’encontre du consensus établi entre les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) – y compris la Russie – pour empêcher Pyongyang d’étendre ses programmes nucléaires et de missiles balistiques.

En outre, Poutine a également promis d’aider la Corée du Nord à développer son programme de satellites spatiaux. En novembre 2023, deux mois après la rencontre des deux dirigeants en Russie, la Corée du Nord a lancé avec succès son propre satellite de reconnaissance militaire, ce que de nombreux analystes occidentaux ont attribué à l’expertise et à l’assistance russes. Si Pyongyang devait développer des capacités satellitaires militaires à part entière avec l’aide de Moscou, le pays serait en mesure d’accéder à des données essentielles concernant les activités militaires des États-Unis et de la Corée du Sud dans la péninsule coréenne, ce qui risquerait d’exacerber encore les tensions dans la région.

L’impact sur le Sud global

Comme le montre cet article, les partenariats technico-militaires que la Russie a construits et développés avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord sont mutuellement bénéfiques et peuvent remettre en cause les intérêts des États-Unis dans leur voisinage respectif.

Le Moyen-Orient est la région la plus évidente où la Russie pourrait jouer un rôle plus important dans la remise en cause de la position de Washington. L’augmentation des transferts d’armes russo-iraniens pourrait profiter à des groupes militants tels que le Hamas et le Hezbollah, qui sont généralement considérés comme des mandataires de l’Iran dans la confrontation entre Téhéran et Israël ; ils pourraient également renforcer les défenses iraniennes contre toute frappe aérienne israélienne future. Certains experts estiment que si la guerre en Ukraine se fige, les chances de voir la Russie s’impliquer davantage au Moyen-Orient augmenteront. La Russie pourrait envoyer des armes et un grand nombre de troupes ayant l’expérience du champ de bataille au Moyen-Orient, qui seraient ainsi accueillies par des groupes soutenus par l’Iran désireux de trouver des partenaires dans leur lutte contre le « néocolonialisme américain ».

De même, l’expansion des liens de défense entre la Russie et la Corée du Nord menace de déstabiliser la péninsule coréenne, Pyongyang devenant de plus en plus hostile à Séoul. Par exemple, en janvier 2024, la Corée du Nord a tiré des centaines d’obus d’artillerie en mer près de sa frontière contestée avec la Corée du Sud et a effectué son premier essai de missile balistique de portée intermédiaire (IRBM) de l’année, annonçant qu’elle ne considérait plus la Corée du Sud comme un « partenaire de la réconciliation et de la réunification ». Si Moscou continue d’aider Pyongyang à renforcer sa défense et ses capacités militaires, la sécurité de Séoul ainsi que les activités et les intérêts des États-Unis dans la péninsule seront encore plus menacés.

Dans le cas d’un renforcement des relations sino-russes en matière de défense militaire, le savoir-faire technologique de Moscou, les leçons qu’elle a tirées de son contournement des sanctions et ses tactiques éprouvées sur le champ de bataille pourraient s’avérer bénéfiques pour la Chine et influer sur le calcul militaire de cette dernière en ce qui concerne Taïwan. Ailleurs dans le monde, y compris avec des puissances moyennes comme l’Inde et des pays d’Afrique et d’Amérique latine, la coopération croissante en matière de défense entre Moscou et Pékin pourrait conduire à la prolifération de systèmes d’armes et de technologies russes relativement bon marché, fabriqués à partir de composants et de pièces détachées chinois. De telles ventes d’armes pourraient renforcer l’influence de la Russie et de la Chine dans les régions en proie à des conflits, ce qui mettrait à rude épreuve les relations des États-Unis avec leurs partenaires actuels.

En bref, les relations florissantes de la Russie avec ses homologues autoritaires ont atténué l’isolement diplomatique de Moscou et poussé cette dernière sur la voie d’une longue dépendance. À l’avenir, ce nouveau statu quo pourrait rendre plus acceptable pour d’autres pays, en particulier ceux du Sud, de faire affaire avec la Russie. Ainsi, si la guerre en Ukraine disparaît de l’actualité mondiale après les élections présidentielles américaines de 2024, la BITD russe, qui a fait ses preuves en temps de guerre, et sa volonté croissante de partager sa technologie militaire en feront un partenaire attrayant pour de nombreux pays du Sud. La Russie s’efforcera ainsi de sortir de son isolement diplomatique dans cette partie du monde et y parviendra probablement.

 

Cette publication a été financée par l’Initiative stratégique pour la Russie de l’U.S. European Command. Les opinions exprimées dans cette publication ne représentent pas nécessairement celles du ministère de la Défense ou du gouvernement des États-Unis.

 

Crédits photo : SERGEI BOBYLYOV/POOL/AFP via Getty Images

Auteurs en code morse

Max Bergmann, Maria Snegovaya, Tina Dolbaia et Nick Fenton

Max Bergmann est directeur du programme Europe, Russie et Eurasie au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington, D.C.

Maria Snegovaya est chargée de recherche au sein du programme Europe, Russie et Eurasie du CSIS.

Tina Dolbaia est associée de recherche au CSIS.

Nick Fenton est gestionnaire de programme et associé de recherche au CSIS.

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