Un renforcement de l’engagement au Sahel : la Russie, la Chine, la Turquie et les États du Golfe - Le Rubicon

Un renforcement de l’engagement au Sahel : la Russie, la Chine, la Turquie et les États du Golfe

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Juil 04

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Ce texte est une traduction de l’article « Stepping up Engagement in the Sahel: Russia, China, Turkey and the Gulf States », publié le 29 avril 2025 sur le site du Royal Institute for International Relations Egmont.

Au cours des cinq dernières années, depuis la dernière vague de coups d’État amorcée en 2020, les États sahéliens ont procédé à un réalignement stratégique en modifiant leurs partenariats extérieurs. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont suspendu leur coopération sécuritaire avec leur allié de longue date, la France, à la suite de leurs coups d’État respectifs entre 2020 et 2023. Ils ont exigé le retrait immédiat des troupes françaises tout en promouvant un nouveau discours axé sur la souveraineté. En 2023, le régime malien a expulsé la mission de maintien de la paix des Nations unies, la MINUSMA, forte de 13 000 soldats, tandis que le Niger a mis fin à la présence des deux missions européennes de sécurité et de défense, dont l’une était déployée depuis 2012. Quelques mois plus tard, le Niger a également rompu un partenariat de défense vieux de dix ans avec les États-Unis. En 2024, une seconde vague d’expulsions, bien que différente dans sa nature et son contexte, a vu le Tchad, le Sénégal et la Côte d’Ivoire suspendre à leur tour leur coopération militaire avec la France.

Cette expulsion récente des partenaires occidentaux et multilatéraux s’est accompagnée d’un rapprochement des États sahéliens avec d’autres alliés, à la fois anciens et nouveaux, majoritairement autoritaires. Ce réalignement traduit la volonté des régimes militaires de projeter une image d’indépendance, de diversifier leurs alliances et, in fine, de consolider leur maintien au pouvoir. Des partenaires traditionnels tels que la Chine et la Russie ont intensifié leurs relations économiques et sécuritaires avec les États sahéliens au cours des dernières années, tandis que de nouveaux acteurs comme la Turquie et les États du Golfe ont accru leur présence et leur influence dans la région à travers des projets d’infrastructures, des exportations d’armements et des accords sur les ressources naturelles. Parallèlement, le retrait des États de l’Alliance des États du Sahel (AES) de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a engendré à la fois de nouveaux partenariats et de nouvelles tensions entre les États membres de l’organisation régionale, redéfinissant en profondeur l’environnement direct.

Cet article, deuxième volet d’une série en deux parties consacrée au contexte sécuritaire et politique du Sahel, s’intéresse à l’évolution des partenariats avec des acteurs non occidentaux, en mettant particulièrement l’accent sur l’AES, le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Il analyse les grandes lignes de la coopération et de l’engagement de la Russie, de la Chine, de la Turquie et des États du Golfe, tout en mettant en évidence les similitudes et les différences notables dans leurs approches respectives. L’objectif est d’offrir une vue d’ensemble plus claire des reconfigurations des relations internationales du Sahel et d’approfondir la compréhension des dynamiques, des tensions et des choix stratégiques qui sous-tendent ces partenariats non occidentaux. Alors qu’un nombre croissant d’acteurs externes rivalisent pour exercer leur influence dans la région, l’Europe doit fonder la réévaluation de son (ré)engagement sur une compréhension fine de ces dynamiques.

La Chine et la Russie au Sahel : l’approche de l’éléphant face à l’approche du pitbull

La Chine et la Russie constituent deux acteurs autoritaires majeurs dont l’objectif est d’étendre leur influence et leur présence à l’échelle mondiale. Bien qu’elles soient souvent regroupées en tant que principaux concurrents des intérêts et des objectifs occidentaux, ces deux puissances ont adopté des stratégies très différentes pour accroître leur influence en Afrique. La Chine a mis en place une présence délibérée, progressive et lourde – quoi que stable – sur le continent, une démarche que l’on peut qualifier de « stratégie de l’éléphant ». À l’inverse, bien qu’elle soit également un partenaire de longue date, la Russie a renforcé sa présence de manière plus réactive et tenace, notamment à la suite de son isolement croissant sur la scène internationale après ses agressions contre des États voisins en 2008, 2014 et, plus récemment, en 2022. La Russie privilégie une posture bien plus interventionniste, axée sur un impact immédiat, principalement dans des États confrontés à un conflit armé.

Les paragraphes suivants analysent les modes d’engagement différenciés de la Russie et de la Chine auprès des États de l’AES.

Russie : combat, surveillance et protection

La présence russe au Sahel s’est principalement matérialisée par une coopération militaire, officielle et officieuse, incluant l’exportation d’armes, la fourniture d’équipements militaires et le déploiement de troupes. Bien que l’implication de la Russie dans la région soit antérieure à l’arrivée des forces Wagner au Mali en 2021, c’est ce déploiement qui a marqué le point de départ du réalignement stratégique des États de l’AES et a catalysé l’ancrage plus large de la Russie dans la région. Associée à des campagnes de désinformation stratégiques et efficaces, cette présence a permis à la Russie de peser bien au-delà de ses capacités réelles au Sahel.

Au Mali, les troupes de Wagner – dont la présence n’a jamais été officiellement reconnue par les autorités de transition, mais ironiquement confirmée par des responsables russes – participent activement, depuis leur arrivée, à des opérations de combat contre des groupes jihadistes et des mouvements séparatistes armés. Fait révélateur, c’est le drapeau noir de Wagner qui a été hissé – avant d’être rapidement retiré – lors l’armée malienne, soutenue par les forces russes, a repris la ville symbolique de Kidal, jusque-là sous contrôle séparatiste.

Alors que la présence et les activités des troupes Wagner sont relativement claires au Mali, elles sont beaucoup moins visibles au Niger et au Burkina Faso. Quelques centaines de soldats russes, déployés sous la bannière de l’Africa Corps – le successeur du groupe Wagner – sont arrivés dans ces deux États durant l’hiver et le printemps 2024. Toutefois, ils ne semblent pas, à ce jour, avoir pris part aux opérations contre les groupes jihadistes. Au Mali, une transition des forces Wagner vers l’Africa Corps serait en cours, mais le processus reste lent et les informations vérifiables à ce sujet sont rares.

Les régimes du Niger et du Burkina Faso se sont montrés moins enclins à autoriser la présence de détachements d’assaut et de troupes étrangères opérant sur leur territoire. Au Niger, le personnel russe a pris le contrôle des services de renseignements et les a réorganisés, refondant les systèmes de surveillance et pilotant des campagnes de désinformation. Au Burkina Faso, les troupes russes semblent se concentrer davantage sur la protection du régime que sur la lutte contre les groupes jihadistes. Entre mai et août 2024, environ une centaine de soldats de la Bear Brigade – une société militaire privée liée au ministère russe de la Défense – ont été déployés au Burkina Faso, apparemment pour soutenir le régime pendant une période marquée par un risque élevé de nouveau coup d’État.

En 2024, la Russie a connu plusieurs revers dans ses engagements sur le continent africain, alimentant des spéculations quant à un éventuel retrait du Sahel. Parmi ces revers figure l’embuscade de Tinzaouaten, survenue en juillet dans le Nord du Mali, au cours de laquelle les forces armées maliennes et des troupes russes ont été attaquées par des groupes séparatistes touareg et jihadistes. Cette embuscade a entraîné la plus lourde perte enregistrée par Wagner dans la région à ce jour, avec 80 combattants tués. Par ailleurs, la chute du régime syrien de Bachar el-Assad – allié de longue date de la Russie – et l’évacuation subséquente des principales bases logistiques russes en Syrie, cruciales pour soutenir la présence russe en Afrique, ont renforcé les interrogations sur un éventuel surengagement de la Russie dans la région.

Pourtant, les troupes russes demeurent présentes au Sahel. Bien que certains équipements militaires – tels qu’un système de défense aérienne destiné au Niger – ne soient pas encore arrivés, la Russie a livré au Mali, en janvier 2025, des véhicules militaires à une échelle sans précédent, comprenant des chars légers, des véhicules blindés et des ambulances militaires. Un nouvel envoi a suivi à la fin du mois de mars, selon des observateurs sur place. En avril 2025, la Russie a également annoncé publiquement son soutien à l’acquisition d’armements et à la formation de la nouvelle force conjointe de l’AES, forte de 5 000 soldats. Cet appui a conduit le ministre malien des Affaires étrangères à qualifier la Russie d’« allié sincère » de l’AES.

La Chine, bien qu’elle soit elle aussi perçue comme un allié par les États sahéliens, a récemment connu des tensions avec les juntes au Niger et, dans une moindre mesure, au Mali.

Chine : investir dans les ressources naturelles stratégiques

La présence de la Chine dans la région du Sahel reflète son empreinte plus large sur le continent : une influence stable et croissante, principalement dans le domaine économique et celui des ressources naturelles, au travers d’engagements clés tels que des investissements dans le pétrole et l’exploitation minière.

Au Niger, une société pétrolière nationale chinoise a mis en valeur le champ pétrolifère d’Agadem et, depuis 2019, construit un oléoduc de 2 000 km reliant le Niger au Bénin pour l’exportation de pétrole. Ce projet de 6 milliards de dollars, le plus long oléoduc du continent, devait initialement contribuer à améliorer la situation financière du Niger après le coup d’État. Cependant, depuis 2024, date à laquelle les premières exportations de 200 000 barils par jour auraient dû transiter via le port de Cotonou, le projet rencontre de nombreux obstacles.

La fermeture de la frontière entre le Bénin et le Niger – d’abord imposée en raison des sanctions de la CEDEAO à l’encontre du Niger après le coup d’État, puis maintenue pour des « raisons de sécurité » invoquées par le régime nigérien – a constitué l’obstacle le plus visible. Plus récemment, les tensions entre le Niger et la Chine se sont accentuées, notamment après l’enlèvement de travailleurs chinois et l’expulsion de trois cadres dirigeants chinois du secteur pétrolier. Par ailleurs, la licence d’exploitation de l’hôtel Soluxe, propriété chinoise à Niamey, a été révoquée de manière permanente, officiellement pour non-conformité à une nouvelle ordonnance adoptée par les autorités nigériennes en août 2024. Cette ordonnance vise à instaurer des relations plus équitables entre le personnel nigérien et les employés étrangers, tout en renforçant le contrôle national sur les ressources.

Le gouvernement militaire du Burkina Faso a également révisé son code minier depuis son arrivée au pouvoir, afin d’accroître les bénéfices de l’État et son contrôle sur le secteur, ce qui affecte particulièrement l’exploitation aurifère. Le Burkina Faso est en effet le quatrième producteur d’or du continent africain et le secteur minier constitue le pilier de son économie : l’or représentait environ 76 % des exportations totales en 2023, un chiffre en légère baisse depuis les coups d’État de 2022. Comme au Mali, une entreprise canadienne occupe une place prépondérante dans ce secteur, tandis que l’Australie et la Russie détiennent et exploitent également des mines dans le pays. Un discours prononcé par le capitaine Traoré en octobre 2024, évoquant un éventuel retrait de licences et une possible nationalisation, a plongé le secteur dans l’incertitude. Toutefois, à l’heure où sont écrites ces lignes, aucune licence ne semble avoir été retirée.

Au Mali, les autorités militaires ont également renforcé la pression sur les partenaires extérieurs en introduisant un nouveau code minier garantissant qu’une part plus importante des bénéfices revienne aux autorités. Le différend prolongé avec la société canadienne d’extraction aurifère Barrick a fait la une de l’actualité au cours des deux dernières années, aboutissant récemment à la fermeture forcée des bureaux de l’entreprise, suite à l’arrestation de certains employés et à la saisie de plusieurs tonnes d’or, prétendument pour non-paiement de certaines taxes.

Jusqu’à récemment, des mineurs chinois opérant de manière illicite tiraient profit d’un secteur artisanal largement non réglementé, évoluant dans l’ombre des grandes compagnies internationales. Cependant, l’effondrement de mines d’or artisanales en janvier et février, qui a causé la mort de plus de 50 personnes, a attiré l’attention sur les activités des mineurs étrangers, notamment chinois. Fin mars, le Mali a exigé l’arrêt immédiat des activités minières illégales impliquant des ressortissants chinois et a convoqué l’ambassadeur de Chine pour mettre un terme à ces pratiques et à leur impact environnemental néfaste, notamment du fait de l’utilisation excessive de mercure. Toutefois, ces mineurs n’agissant pas au nom du gouvernement chinois, il est peu probable que cette affaire tende les relations bilatérales.

En dehors du secteur aurifère, la société chinoise Ganfeng a signé en 2024 un accord avec les autorités maliennes pour l’exploitation du lithium de la mine de Goulamina, située à 150 km au sud de Bamako. Cet accord est conforme au nouveau code minier et permet à l’État de détenir une part de propriété plus importante. À ce jour, aucun différend public n’a été signalé à ce sujet.

En tant qu’acteurs mondiaux majeurs, la Chine et, surtout, la Russie (partiellement isolée) ont renforcé leur présence et leur influence au sein des pays de l’AES depuis les différents coups d’État. Toutefois, les États de l’AES sont parvenus à maintenir leurs nouveaux narratifs de souveraineté nationale, comme en témoigne l’adoption de règles plus strictes pour les entreprises étrangères – notamment occidentales, mais aussi pour les sociétés chinoises – dans le secteur minier. La répression des acteurs extérieurs dans ce domaine aurait, jusqu’à présent, permis d’augmenter les recettes publiques au Mali, tandis que les projets pétroliers du Niger pourraient également générer des revenus plus conséquents, à condition que le régime nigérien parvienne à renégocier un accord plus favorable avec la société chinoise.

Il reste cependant difficile de prévoir si cette tendance sera soutenable, compte tenu de l’insécurité et de l’instabilité croissantes, qui entravent généralement les investissements étrangers. Dans le domaine sécuritaire, la Russie s’impose comme l’acteur externe dominant, mais les revers récents au Mali laissent présager un parcours plus incertain qu’auparavant. Dans les autres États de l’AES, notamment au Niger, l’influence russe demeure plus difficile à évaluer. Néanmoins, la Russie reste à ce jour un allié clé de l’AES dans son ensemble. En parallèle, les États sahéliens ont tenu leur engagement de diversifier leurs partenariats, la Turquie et les États du Golfe s’affirmant comme de nouveaux acteurs importants dans la région.

Des puissances intermédiaires qui gagnent du terrain

La Russie et la Chine ont certes renforcé leur présence dans les pays de l’AES au cours des dernières années, notamment à la suite de la récente vague de coups d’État, mais d’autres partenaires extérieurs ont également accru leur influence. Ces acteurs ont profité de la rivalité entre grandes puissances pour offrir une alternative politiquement moins sensible. La Turquie, en particulier, et les États du Golfe, de plus en plus, ont ainsi progressé au Sahel de manière générale, surtout au sein des États de l’AES.

Turquie : bien plus qu’un simple exportateur d’armes de substitution

La Turquie a considérablement accru son influence et sa présence sur l’ensemble du continent africain au cours des 15 dernières années. Entre 2003 et 2019, le nombre d’ambassades turques en Afrique est passé de 12 à 42, pour atteindre 44 en 2024. À titre de comparaison, des partenaires historiques comme la France disposent de 46 ambassades sur le continent, et les États-Unis de 50. La Turquie a ouvert des ambassades au Mali, au Niger et au Burkina Faso en 2010 et 2012. Si elle avait initialement adopté une approche multisectorielle axée sur le commerce et l’aide, Ankara a, plus récemment, approfondi son engagement auprès des États de l’AES à travers la fourniture d’armes, le développement d’infrastructures et un intérêt croissant pour les ressources naturelles de la région.

En matière d’infrastructures, la Turquie a construit des mosquées et des hôpitaux au Niger et au Mali avant leurs coups d’État respectifs. Ces investissements stratégiques ont permis à la Turquie de développer une stratégie de « nation branding » et de s’imposer comme un partenaire fiable, tout en se forgeant une solide réputation dans le domaine religieux et dans des secteurs moins sensibles politiquement, comme celui de la santé. En complément de ces initiatives, en 2019, l’entreprise turque Summa a reconstruit et financé l’aéroport international du Niger et a érigé l’hôtel Radisson Blu Presidential à Niamey, en amont du sommet de l’Union africaine – deux investissements stratégiques majeurs. Les vols directs opérés par Turkish Airlines vers les trois États de l’AES ont facilité l’intensification de ces liens.

La Turquie a également renforcé son engagement dans le domaine sécuritaire. Dès 2018, elle a apporté une aide de 5 millions de dollars à la Force conjointe du G5 Sahel, aujourd’hui dissoute, puis, deux ans plus tard, elle a signé un nouvel accord de défense avec le Niger. Plus récemment, la Turquie est devenue le premier fournisseur de drones en Afrique, avec un total de 32 accords, dont 28 conclus depuis 2021. Elle s’est imposée comme l’un des principaux fournisseurs d’armements des États sahéliens, notamment grâce à ses drones Bayraktar TB2. Ces drones constituent une alternative nettement moins coûteuse que leurs équivalents occidentaux : chaque appareil coûte environ 4 millions de dollars, contre 30 millions pour un drone américain Reaper.

Plus important encore, l’acquisition de drones auprès de la Turquie permet aux États africains de ne pas prendre position explicitement dans la rivalité entre grandes puissances – ce qu’impliquerait un achat auprès de la Russie ou de la Chine – et ainsi de ne pas risquer de s’aliéner davantage leurs partenaires, occidentaux ou autres. Des instructeurs turcs seraient présents dans les trois pays de l’AES, assurant la formation et le soutien à la maintenance pour les drones fournis.

La formation qui accompagne les exportations d’armements turcs est dispensée par l’armée régulière turque. Toutefois, certains rapports font également état du déploiement dans le Sahel de mercenaires syriens affiliés à la société militaire privée turque SADAT, en particulier au Niger. Bien que l’ampleur et les objectifs réels de leur présence demeurent opaques, des sources indiquent qu’ils participeraient à la protection des infrastructures minières, pétrolières et militaires, et qu’ils auraient parfois affronté des groupes jihadistes – voire, selon certains témoignages, sous commandement russe – dans la zone des trois frontières entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso. L’orientation religieuse explicite de SADAT permet à la Turquie de projeter non seulement une influence militaire, mais également idéologique. Dans ce contexte, le Niger – où les courants salafistes ont gagné en influence, notamment après le récent coup d’État – s’est imposé comme une porte d’entrée stratégique pour les ambitions plus larges de la Turquie sur le continent.

Alors qu’elle ne produisait que 25 % de ses besoins énergétiques en 2022, la Turquie manifeste également un intérêt pour les ressources naturelles de la région – en particulier l’uranium du Niger, qui pourrait constituer une alternative stratégique aux importations russes pour alimenter ses futures centrales nucléaires. En octobre 2024, la Turquie a signé un protocole d’accord de coopération minière avec le Niger, tandis que des discussions sont en cours avec les autorités maliennes concernant de potentiels projets d’extraction aurifère, bien que ces pourparlers semblent actuellement au point mort. En parallèle, les échanges commerciaux entre la Turquie et le Mali ne cessent de croître : ils sont passés de seulement 5 millions de dollars en 2003 à 57 millions en 2019, soit une multiplication par plus de dix. La coopération commerciale et minière s’est également intensifiée entre les États du Golfe et les pays de l’AES, l’influence religieuse et le rôle de médiateur occupant une place de plus en plus importante dans ces relations.

Les États du Golfe : or, religion et médiation

Les États du Golfe – entendus ici comme les Émirats arabes unis (EAU), l’Arabie saoudite et le Qatar – projettent de plus en plus leur influence dans les pays de l’AES et, plus largement, au Sahel, en combinant des stratégies sécuritaires, économiques et religieuses. Les EAU jouent un rôle de premier plan grâce à une approche militarisée et transactionnelle, tandis que l’Arabie saoudite et le Qatar privilégient des modèles plus centrés sur l’État, axés sur la diplomatie et le développement. La présence des États du Golfe s’explique par leur volonté de peser sur l’évolution d’une région située à la croisée de corridors géostratégiques majeurs, mais aussi par les opportunités qui se présentent depuis le retrait des États occidentaux et des organisations multilatérales, et dans le contexte des réalignements en cours dans les États de l’AES. En tant que producteurs de pétrole et de gaz conscients de la transition énergétique mondiale, les États du Golfe considèrent également leur engagement en Afrique subsaharienne comme un moyen de diversifier leurs économies.

Dès 2017, l’Arabie saoudite et les EAU ont respectivement promis 100 millions d’euros et 30 millions d’euros pour soutenir la Force conjointe du G5 Sahel, qui venait d’être créée. Depuis, ces deux États ont accru leur influence dans la région sahélienne, notamment après la vague de coups d’État. En 2019, les EAU et le Mali ont signé un accord de coopération militaire ; l’année suivante, Abou Dhabi a livré 60 véhicules blindés à Bamako. De manière plus générale en Afrique, les EAU ont développé un modèle distinctif de « soutien militaire sans armée » en s’appuyant sur des mercenaires, des acteurs supplétifs et des réseaux logistiques pour appuyer des forces armées telles que l’Armée nationale libyenne (LNA) et les Forces de soutien rapide (FSR) du Soudan. Ils ont financé, formé et équipé des combattants – souvent soudanais ou tchadiens – grâce à des chaînes d’approvisionnement clandestines et à des sociétés logistiques dirigées par des Émiriens.

Les EAU seraient également soupçonnés d’avoir collaboré avec le groupe Wagner pour acheminer des armes aux FSR via le Tchad, tout en servant de plaque tournante logistique et de point focal clé pour des réseaux de contrebande illicite d’or et de diamants. Le trafic d’or en provenance du Mali et du Soudan vers Dubaï a mis en lumière une économie parallèle majeure qui finance des groupes armés et étend l’influence des Émirats. La faiblesse des mécanismes de contrôle au Mali – où seuls les premiers 50 kg d’or exportés chaque mois sont taxés, et où l’or illicite entre Bamako et Dubaï est souvent transporté à la main – a fait du pays un point de passage pour ces flux : jusqu’à 1 milliard de dollars d’or vénézuélien aurait ainsi transité par le Mali vers les Émirats en 2020.

D’autres États du Golfe, tels que l’Arabie saoudite et le Qatar, ont privilégié des stratégies de soft power reposant sur la diplomatie, l’influence religieuse et l’aide au développement. En novembre 2023, Riyad a accueilli le premier sommet Arabie saoudite-Afrique, au cours duquel le prince héritier Mohammed ben Salmane a annoncé son intention d’investir 25 milliards de dollars en Afrique d’ici 2030, en ciblant notamment les secteurs de l’énergie propre, des infrastructures et de l’exploitation minière. Parallèlement, l’Arabie saoudite a renforcé ses liens avec les États sahéliens à travers une diplomatie énergétique et un soutien aux réseaux missionnaires salafistes, tels qu’Izala, présents dans tout le Sahel. Le réseau Izala est particulièrement actif au Niger, un pays où la « salafisation » s’est accentuée depuis le coup d’État, avec l’appui de l’Arabie saoudite. En octobre 2024, le ministère saoudien des Affaires islamiques a organisé une formation scientifique de cinq jours pour plus de 700 prédicateurs, imams et orateurs, soulignant ainsi sa volonté de promouvoir l’engagement religieux au Sahel.

Parallèlement, le Qatar s’est positionné comme médiateur et partenaire de développement en Afrique. L’émirat s’est impliqué dans la médiation de plusieurs conflits sur le continent, avec des résultats toutefois mitigés. Sa stratégie d’aide extérieure comprend le financement de projets d’infrastructures et d’initiatives humanitaires. Ainsi, en 2021, le centre de traitement du cancer financé par le Qatar Fund for Development a été inauguré au Burkina Faso ; en février 2025, ce même fonds a signé un accord de prêt et de don de 50 millions de dollars avec le ministère de l’Économie et des Finances du Mali. Des rumeurs évoquent également la possibilité que le Qatar se voie confier un rôle de médiateur entre le régime militaire malien et les groupes islamistes et séparatistes du Nord, bien que ces informations n’aient pas été confirmées.

En résumé, les Émirats arabes unis ont adopté une stratégie plus affirmée et militarisée, tandis que l’Arabie saoudite et le Qatar misent sur les investissements économiques, l’influence religieuse et la médiation diplomatique – chacun façonnant ainsi une empreinte d’influence distincte au Sahel.

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À mesure que l’influence des organisations occidentales et multilatérales a reculé au Sahel, l’espace laissé vacant a été de plus en plus occupé, d’une part, par des acteurs de poids comme la Chine et la Russie et ,d’autre part, par des puissances intermédiaires telles que la Turquie et les États du Golfe. Ces acteurs présentent des points communs : ils sont tous non occidentaux, (semi-)autoritaires et animés par la volonté d’accroître leur influence en Afrique. Cependant, ils mettent en œuvre des stratégies différentes pour atteindre cet objectif et entretiennent des relations distinctes avec leurs partenaires sur le continent.

L’engagement de la Russie auprès de ses partenaires africains au Sahel tire parti de l’instabilité, des conflits et de la fragilité des régimes. Les États stables ont peu de chances de recourir à des mercenaires, et les gouvernements forts et légitimes ne sollicitent pas de protection de régime. L’offre limitée de la Russie – déploiement de troupes et protection du pouvoir en place – n’est donc attrayante que tant que règnent le désordre et l’incertitude. Si le partenariat russe peut se targuer de s’affranchir de toute conditionnalité en matière d’élections et de bonne gouvernance, il n’a pas non plus pour ambition d’améliorer la vie des populations locales et s’accompagne parfois d’une présence jugée intrusive. Les manifestations contre la présence de Wagner en République centrafricaine en sont une illustration récente. Par ailleurs, la Russie s’emploie activement à contrer l’influence occidentale au Sahel et en Afrique de manière plus large, notamment à travers des campagnes de désinformation. Ainsi, même si les États occidentaux et les organisations multilatérales doivent coexister avec la Russie dans une même région, un même pays, voire une même localité, leurs intérêts divergents rendent toute forme de coordination ou de coopération improbable et indésirable.

L’engagement de la Chine en Afrique, et plus particulièrement au Sahel, se distingue de l’approche russe. Jusqu’à présent, la Chine s’est concentrée sur des partenariats économiques et des projets d’infrastructures, lesquels nécessitent un certain degré de stabilité pour fonctionner. Cela s’est illustré lorsque la Chine est intervenue discrètement comme médiateur entre le régime nigérien et le gouvernement béninois à propos de la fermeture de la frontière en 2024, laquelle entravait l’exportation de pétrole depuis Agadem vers le port de Cotonou. Si des mineurs artisanaux chinois opérant illégalement peuvent tirer profit des troubles et du relâchement de la surveillance, ce n’est pas le cas – ou du moins pas dans la même mesure – pour les entreprises chinoises publiques. Un minimum de stabilité reste donc souhaitable pour que la Chine puisse maintenir et développer ses liens économiques dans la région. Un échange d’informations limité et soigneusement calibré entre les États européens et la Chine demeure donc possible. Cela ne signifie toutefois pas que les États occidentaux doivent envisager une coopération structurée avec la Chine ; les intérêts et les normes divergent encore largement et la concurrence pour l’influence reste réelle.

La Turquie et les États du Golfe ont rapidement gagné du terrain au Sahel en se positionnant entre les acteurs occidentaux, la Russie et la Chine. Les vols directs opérés par Turkish Airlines à destination de Bamako, Ouagadougou et Niamey peuvent sembler anecdotiques à première vue, mais une connectivité régulière joue un rôle clé dans l’établissement de partenariats durables. Un budget conséquent à investir constitue également un atout majeur pour nouer des relations solides. Les ressources financières des États du Golfe leur permettent de jouer un rôle de plus en plus important dans les projets de développement et d’infrastructures dans la région sahélienne. Cela leur offre aussi l’occasion de projeter leur influence religieuse, notamment à travers la construction de mosquées et la formation d’imams.

La position de la Turquie au Sahel a également été considérablement renforcée grâce à ses exportations de drones vers les régimes militaires, qui ont fortement accru leur recours à ces appareils au cours des trois dernières années. Ce rôle de fournisseur d’armements, combiné à une présence dans des domaines moins sensibles, tels que la construction et les travaux d’infrastructure, fait de la Turquie un partenaire attractif pour les États sahéliens, d’autant plus qu’elle occupe une position intermédiaire dans la rivalité mondiale entre grandes puissances. Cette posture de puissance médiane et le fait que la Turquie soit membre de l’OTAN en font également un acteur potentiellement intéressant pour les États occidentaux désireux de coordonner certaines actions, voire – dans des domaines précis – de coopérer avec elle pour faciliter un (ré)engagement ou élargir leur influence dans la région au sens large.

Toutefois, le récent déploiement par la Turquie de 500 soldats pour combattre Al-Shabaab en Somalie démontre qu’elle est prête à s’impliquer militairement et à prendre des risques sur le terrain. Si un tel soutien venait à être proposé aux États de l’AES ou à d’autres pays du Sahel, cela modifierait encore davantage le paysage sécuritaire régional et international, entraînant probablement un repositionnement d’autres acteurs.

Dans l’ensemble des États de l’AES, une forte réaffirmation de la souveraineté s’exprime par des efforts visant à renégocier le contrôle étranger des ressources naturelles. La révision des codes miniers et énergétiques, l’adoption de conditions de licence plus strictes et les menaces de nationalisation traduisent un nationalisme économique destiné à maximiser les bénéfices internes. Ces mesures ont permis, dans certains cas comme au Mali, d’augmenter les revenus à court terme, mais elles ont également provoqué des tensions avec des partenaires clés tels que la Chine et le Canada. Les vulnérabilités structurelles – faiblesse institutionnelle, insécurité et fragilité réglementaire – limitent toutefois la viabilité à long terme de cette stratégie, comme en témoignent les difficultés rencontrées par l’oléoduc nigérien et les accidents dans le secteur minier artisanal au Mali, et il est probable qu’elles dissuadent d’autres investisseurs étrangers de s’engager dans ce secteur.

Dans le domaine sécuritaire, les pays de l’AES promeuvent eux aussi un discours de souveraineté, mais leur manque actuel de contrôle territorial le rend moins convaincant, d’autant plus qu’ils continuent de s’associer à des partenaires étrangers tels que la Russie, la Turquie et les États du Golfe pour tenter d’exercer ce contrôle sur le territoire. Si la Russie reste dominante au Mali, son rôle y est de plus en plus contesté ; parallèlement, la Turquie et les Émirats arabes unis projettent leur influence militaire grâce aux drones et à la formation, tandis que d’autres États du Golfe mobilisent des chaînes d’approvisionnement clandestines. Ces partenariats n’ont pas encore permis d’obtenir des résultats clairs en matière de stabilité. Par ailleurs, l’influence religieuse et idéologique – notamment de la Turquie et de l’Arabie saoudite – renforce l’ancrage sociétal et ajoute de la complexité à l’environnement géopolitique.

Ainsi, malgré une rhétorique antioccidentale, les régimes de l’AES mettent en pratique une stratégie de multi-alignement, en équilibrant les acteurs extérieurs afin de renforcer leur autonomie et d’éviter une dépendance excessive à l’égard d’un seul partenaire. Cela signifie également qu’il existe une marge de manœuvre pour que les acteurs européens (re)prennent pied, mais avant de le faire, ils devraient élaborer une stratégie fondée sur leurs propres priorités et définir des règles d’engagement claires, tant pour les acteurs sahéliens que pour les nouveaux partenaires extérieurs.

Crédit photo : Yuzu2020 via iStock.

Auteurs en code morse

Nina Wilén

Nina Wilén @ninawilen est directrice du programme Afrique à l’Institut royal des relations internationales Egmont, professeure associée au département de science politique de l’université de Lund, et chercheuse associée au Peace Research Institute Oslo (PRIO).

Comment citer cette publication

Nina Wilén, « Un renforcement de l’engagement au Sahel : la Russie, la Chine, la Turquie et les États du Golfe », Le Rubicon, 4 juillet 2025 [https://lerubicon.org/un-renforcement-de-lengagement-au-sahel-la-russie-la-chine-la-turquie-et-les-etats-du-golfe/].