Ce texte est une traduction de l’entretien de Tevita Motulalo, intitulé « “Paradise in Isolation”: Tonga and the Fight for Influence in the Pacific », réalisé par Sid Mehrotra pour le Georgetown Journal of International Affairs et publié le 15 mai 2025.
Sous le feu des projecteurs mondiaux en 2022 pour sa dramatique éruption volcanique et le tsunami qui s’est ensuivi, le royaume des Tonga attire aujourd’hui l’attention pour une tout autre raison : son rôle émergent dans la lutte géopolitique croissante qui se déroule dans le Pacifique. Alors que la région devient une frontière stratégique entre la Chine, les États-Unis et l’Australie, les Tonga offrent un cas d’étude révélateur sur la manière qu’ont les États insulaires de naviguer dans la compétition entre les grandes puissances. Dans cet entretien, Tevita Motulalo, directeur du Royal Oceania Institute, réfléchit à la position des Tonga dans ce paysage en mutation et à ce que les décideurs politiques mondiaux doivent comprendre au sujet des questions de gouvernance appliquées aux communautés isolées et résilientes.
Georgetown Journal of International Affairs (GJIA) : Le système politique unique des Tonga combine monarchie traditionnelle et démocratie moderne. Comment cette structure a-t-elle influencé la gouvernance des Tonga et leur capacité à relever les défis modernes ?
Tevita Motulalo (TM) : Je dirais que c’est assez simple, car il s’agit d’une monarchie issue du système traditionnel des chefs, mais la structure politique des Tonga a toujours été – et reste – très sensible aux changements de pouvoir à l’échelle mondiale. Nous avons adopté le modèle de démocratie parlementaire de Westminster en 1875, à l’instar de nombreux pays du Commonwealth, mais le contrôle sociopolitique du Tu’i Tonga (ndlr : une lignée de rois sacrés de l’ancien Empire tongien, figures centrales du pouvoir politique et spirituel) existe depuis plus de 1 000 ans et couvre de vastes étendues dans le Pacifique. Au début du xixe siècle, les Tonga ont signé un traité de protectorat avec le Royaume-Uni, qui contrôlait alors les affaires étrangères et la défense au nom du royaume des Tonga, ce jusqu’en 1970.
Au début des années 2000, un mouvement important en faveur de la démocratisation du royaume s’est développé, avant de se transformer en révolte en 2006 (ndlr : la révolte de Nuku’alofa, la capitale), exigeant l’abolition complète de la monarchie. À la suite de cet événement, le royaume a fait de grands progrès en matière de réformes constitutionnelles, mais de nombreux détails, tels que les chevauchements entre les institutions, doivent encore être réglés. Notre roi (ndlr : Tupou VI depuis 2015) est toujours le chef de l’État, mais son rôle par rapport au Premier ministre reste flou. Le roi a toujours le pouvoir de définir la politique étrangère et de nommer les ambassadeurs et les ministres. Il assume donc, d’une certaine manière, de nombreuses responsabilités étatiques en tant que mécanisme de contrôle. Notre précédent Premier ministre (ndlr : Siaosi Sovaleni) a dû démissionner en décembre 2024, en partie à cause de cela ; il a ainsi rompu avec les protocoles en s’opposant aux décisions du roi en matière d’affaires étrangères. Parmi de nombreux autres scandales, tels que la divulgation d’attaques privées contre l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ainsi qu’une accusation de corruption auprès de la compagnie aérienne nationale, le Premier ministre avait apparemment perdu la faveur royale et aurait pu subir un vote de non-confiance du parlement.
GJIA : La démission du Premier ministre a mis en lumière l’importance du problème de la corruption aux Tonga, avec les risques d’influence étrangère que cela implique. Quelle est la situation sur le terrain et des mesures ont-elles été proposées pour améliorer les mécanismes de responsabilité ?
TM : Les petits pays ont non seulement une économie modeste, mais aussi un gouvernement restreint. Dans un pays comme les Tonga, cela se traduit par des ministères qui ne comptent que dix à quinze personnes. La capacité d’un groupe aussi restreint à assumer autant de responsabilités rend la lutte contre la corruption beaucoup plus complexe.
Nous avons besoin d’une gouvernance qui progresse horizontalement, avec des institutions de soutien capables de contrôler et d’équilibrer efficacement le risque de corruption. Des institutions telles que des commissions anticorruption ou un ombudsman sont souvent absentes en raison de la petite taille du gouvernement. La responsabilité implique donc non seulement un travail de terrain au niveau du gouvernement central, mais aussi au niveau des institutions locales.
En ce qui concerne la présence étrangère : où commence et où s’arrête l’implication ? Les Tonga ont récemment présenté leur premier commissaire dédié à la lutte contre la corruption, en partie financé par l’Australie. Mais en ouvrant ainsi la porte à la présence étrangère, qu’est-ce qui garantit que la République populaire de Chine (RPC) ne va pas chercher à financer son propre commissaire ? C’est une situation délicate, où le risque d’influence étrangère est plus important que celui de corruption directe.
GJIA : Après le sommet du Forum des îles du Pacifique qui s’est tenue l’an passé aux Tonga (septembre 2024), comment les relations régionales du royaume influencent-elles sa réponse aux questions locales ?
TM : Je dirais que le royaume des Tonga a eu de la chance, car nous surpassons bon nombre de nos voisins dans des domaines tels que l’éducation, les droits des femmes, le taux de mortalité et la médecine. Les Tongiens ont également exercé une grande influence au sein des institutions régionales, puisqu’ils font partie des principaux promoteurs de la création du Forum des îles du Pacifique (FIP). Géographiquement, les Tonga sont très proches des Samoa et des Fidji, et l’identité tongienne est un amalgame de nombreuses puissances et cultures régionales. Notre monarchie porte officiellement le titre de « roi d’Upolu », qui se trouve en fait aux Samoa, et probablement la moitié ou plus des titres de chef ici sont en réalité d’origine fidjienne.
Notre région a toujours été relativement paisible, en partie grâce à sa situation géographique ; je la qualifie souvent de « paradis isolé ». C’est aussi la raison pour laquelle nous sommes durement touchés par les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans le Pacifique insulaire. Nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée de plusieurs problèmes mondiaux : le changement climatique, la criminalité transnationale, le trafic de drogue et, bien sûr, la lutte d’influence entre les grandes puissances. Ces défis nous touchent plus que d’autres, car nous sommes à leur intersection. Les gens parlent de mondialisation et d’économie mondiale, mais l’économie mondiale passe par le Pacifique. Je pense qu’environ 60 % de tout le commerce maritime passe par notre région. C’est pourquoi je trouve déconcertant de dire qu’un pays « se tourne vers le Pacifique » : c’est le Pacifique lui-même qui est le pivot. Nous sommes le point de vue depuis lequel on peut projeter sa force le plus efficacement, et c’est pourquoi tout le monde se précipite soudainement pour prendre pied dans la région afin de mieux contrôler ses propres leviers, y compris aux Tonga.
GJIA : Pensez-vous que les États insulaires du Pacifique peuvent davantage miser sur leur intégration pour tirer parti de cette situation ?
TM : Même si je le souhaite vivement, le coût élevé de la mobilité dans le Pacifique freine considérablement la cohésion et l’intégration. Nous sommes confrontés à un problème fondamental en matière de transport. Nos économies ne peuvent pas coopérer autant que nous le souhaiterions en raison de l’étendue et de l’isolement de la région. Cependant, nous avons de nombreux partenaires internationaux dont nous pouvons nous inspirer pour contrer cela : Israël et Singapour sont de bons exemples de petits États confrontés à de nombreux défis.
Je préfère imaginer le Pacifique comme un seul continent – le « continent bleu ». Au lieu d’une masse terrestre uniforme, nos îles seraient comme des cités-États. Ensemble, cela constituerait le plus grand État-nation de la planète (ndlr : en référence indirecte à la Stratégie 2050 pour le Continent bleu du Pacifique du FIP et aux écrits de l’auteur fidjien d’origine tongienne Epeli Hau’ofa). La question est de savoir comment tirer parti de cette situation et comment capitaliser sur le développement sans se contenter de vivre d’aides financières. L’un des arguments avancés pour justifier la démission du Premier ministre était justement le nombre trop élevé d’aides financières. Après le tsunami de 2022, le gouvernement a injecté des fonds qui n’ont pas été utilisés et alloués efficacement. Certaines régions affichent des excédents, d’autres des déficits, et le secteur privé est en difficulté. Nous ne pouvons ni nous développer à l’échelle régionale ni nous intégrer sans avoir d’abord résolu ces problèmes locaux.
GJIA : Une part importante du financement prend la forme de dettes extérieures dans le Pacifique, en particulier envers la RPC. Existe-t-il chez les États insulaires récipiendaires une stratégie pour équilibrer ces engagements financiers tout en préservant leur souveraineté ?
TM : Aux Tonga, nous disons toujours que nous pouvons équilibrer ces financements, mais la Chine voit les choses différemment. Pourquoi exiger le remboursement de la dette ? Certes, le montant est trop faible par rapport à leur richesse, mais cela fait en quelque sorte office de laisse que les Chinois pourraient finir par raccourcir, et dont ils ne veulent donc pas se passer. Cela crée une relation psychologique avec les gouvernements de la région. Au vu de notre produit intérieur brut (PIB) actuel, nous pourrions rembourser cette dette ; les entreprises locales se sont même portées volontaires pour y contribuer. Mais le gouvernement a déclaré qu’il valait mieux laisser les choses telles quelles, car la Chine n’est pas pressée d’en réclamer le remboursement.
Il existe toutefois un risque réel de conflit dans la région, peut-être avec Taïwan, et c’est à ce moment-là que cela risque de poser problème. Rembourser la dette dans un tel cas de figure serait alors très différent et la Chine pourrait bien en tirer parti. Ce n’est pas une bonne idée de se promener avec une corde autour du cou ; si Pékin se contente de percevoir chaque année un petit intérêt, il utilise cela à son avantage.
GJIA : La Chine est devenue une force majeure dans la région, un rôle qui est traditionnellement occupé par l’Australie. À quoi ressemble cette relation entre les deux États et comment l’Australie est-elle aujourd’hui perçue ?
TM : C’est une dynamique complexe. D’un côté, nous devons cohabiter avec notre plus proche voisin, mais des problèmes ne cessent de surgir en raison de l’interventionnisme effréné de l’Australie, qui, ce faisant, montre la voie à la Chine. J’ai mentionné que Canberra finance notre commissaire à la lutte contre la corruption aux Tonga, mais que se passerait-il si, pour des raisons internes (comme des troubles domestiques), les Australiens ne pouvaient plus respecter leur engagement ? La Chine attend généralement le deuxième tour, car le premier échoue souvent, et elle comble alors le vide. Prenons l’exemple des îles Salomon. Dans les années 2000, une force d’intervention australienne a été envoyée pour maintenir la paix en raison de troubles et, à la fin de sa mission, la population locale, qui voyait là une preuve de l’arrogance australienne, était très mécontente (ndlr : Tevita Motulalo fait ici référence à la Mission régionale d’assistance aux îles Salomon, également appelée Operation Helpem Fren, menée par l’Australie de 2003 à 2017 après une période de violences ethniques entre 1998 et 2003 aux îles Salomon). En conséquence, Pékin exerce désormais une grande influence, tant sur le plan politique qu’économique, dans les îles Salomon. La Chine a proposé en 2022 un pacte de sécurité régional aux États du Pacifique insulaire. Jusqu’à présent, ces derniers n’ont pas adhéré à la démarche, en partie parce qu’ils conservent une orientation occidentale en matière de garanties de sécurité et que leurs partenaires (comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et d’autres alliés occidentaux) pourraient envisager de proposer un programme de coopération sécuritaire similaire qui leur soit propre. J’espère que les Occidentaux resteront fidèles à leur engagement et laisseront leur mot à dire aux États et territoires insulaires du Pacifique, mais cela n’a pas toujours été le cas dans le passé.
GJIA : Quelle est votre vision de l’avenir politique et social des Tonga et du Pacifique ? Comment les futurs dirigeants pourront-ils garantir le développement du royaume de manière durable, tout en ménageant l’attention croissante de la communauté internationale ?
TM : Il s’agit de faire le point. Le Pacifique doit prendre conscience de sa valeur géopolitique et l’exploiter avec prudence. Comme je l’ai dit précédemment, beaucoup de nos pays sont liés et nous n’avons pas besoin de construire de nouvelles identités, mais plutôt de regarder en arrière et de réaliser que la plupart de nos peuples partagent des origines interconnectées. De plus, l’ère numérique est synonyme d’ère satellitaire et de nombreux pays du Pacifique sont dans une position unique pour en tirer parti grâce à leur emplacement optimal pour les lancements spatiaux et les observations.
Nous avons déjà su faire preuve de cette clairvoyance. Dans les années 1990, Tonga possédait déjà une entreprise opérant sur les orbites géostationnaires, détenant près d’un dixième des créneaux mondiaux. Si nous investissons significativement dans les technologies émergentes, le potentiel est immense. C’est dans cette direction qu’il faut regarder pour « vendre l’identité pacifique » : nous avons plus de valeur pour le système mondial que pour nous-mêmes. Ouvrir la région à des partenariats plus diversifiés – et non à ceux qui cherchent uniquement à exercer leur influence – est une première étape essentielle. Nous partageons déjà de nombreuses synergies avec les pays d’Asie du Sud-Est, ainsi qu’avec l’Inde, Taïwan et le Japon, et nous devons capitaliser sur ces liens. Je pense que le monde est prêt à voir le Pacifique occuper une nouvelle place : à nous de nous en montrer dignes.
Crédit image : Trung Nguyen
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