Trump 2 : quelles conséquences pour l’industrie de défense européenne ?

Le Rubicon en code morse
Jan 31
An MBDA Meteor in front of a SAAB JAS 39 Gripen

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Cet article est une traduction de « The Implications of a Second Trump Presidency for Europe’s Defense-Industrial Efforts », paru le 26 novembre 2024 sur War on the Rocks.

 

Alors que les débats s’intensifient autour des conséquences d’une seconde présidence Trump pour l’Europe en matière de politique de défense, la plupart des commentaires passent à côté d’une dimension essentielle : les réalités matérielles qui déterminent la sécurité et la défense de l’Europe. La guerre d’usure en Ukraine a mis en lumière le besoin urgent pour l’Europe de se doter d’une base industrielle de défense plus solide. À l’instar du ministère de la Défense des États-Unis, la Commission européenne a publié sa première stratégie industrielle de défense en mars 2024, fixant des objectifs encore plus ambitieux que les précédents en matière de développement et d’approvisionnement conjoints. Cette stratégie souligne le lien entre une préférence donnée à l’« achat européen » en matière d’acquisition de matériel de défense et un objectif politique d’autonomie stratégique.

Toutefois, le retour de Donald Trump risque de compromettre ces efforts. Son approche transactionnelle en matière d’affaires étrangères va renforcer l’attrait pour les équipements de défense fabriqués aux États-Unis, ce qui rendra encore plus difficile pour les pays européens de résister à l’idée d’« acheter américain ». Précisément, des experts européens ont plaidé pour « un achat de plateformes et de munitions américaines de renom » afin d’accroître le pouvoir de négociation du bloc, et prévenir des résultats encore plus mauvais pour le vieux continent sur le plan des politiques de sécurité.

Connu pour son enthousiasme à accroître les exportations d’armes, Donald Trump est capable de rétrécir les marchés domestiques et d’exportation potentiels des entreprises européennes – un sérieux défi étant donné que le marché européen est déjà fragmenté et que les entreprises de défense européennes dépendent des exportations, contrairement à leurs homologues étasuniennes, plus autonomes. En »conséquence – et paradoxalement, alors même que la réélection de Donald Trump est présentée avec insistance comme un signal d’alarme pour que la défense européenne devienne plus sérieuse et plus autonome – le continent dépendra de plus en plus des États-Unis pour sa sécurité. Les avertissements quant au caractère volatile et erratique du président élu et au manque de fiabilité des États-Unis en tant que partenaire d’alliance seront éclipsés par l’attrait continu de l’achat de systèmes d’armement américains.

Retour vers le futur

Pendant le premier mandat de Trump et après le vote du Brexit, les fonctionnaires européens ont ravivé le secteur jusqu’alors plutôt dormant connu sous le nom de Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) en lançant des instruments tels que le Fonds européen de la défense, axé sur la politique industrielle. Faisant écho à des préoccupations antérieures, les membres de l’administration Trump ont rapidement dénoncé des efforts visant à exclure les entités non-européennes des opportunités de financement, les qualifiant de « renversement dramatique des trois dernières décennies d’intégration accrue du secteur de la défense transatlantique ».

Qualifier le secteur de la défense transatlantique d’« intégré » peut sembler ironique aux représentants de l’industrie européenne de la défense, qui déplorent la dynamique à sens unique du secteur depuis près d’un demi-siècle. Un rapport de 1980 destiné au bureau du sous-secrétaire américain à la Défense pour la recherche et l’ingénierie, William J. Perry, a illustré ce sentiment en notant que « les aspects essentiels du commerce des armes au sein de l’OTAN sont le faible niveau de ce même commerce au sein de l’organisation, la domination des États-Unis en tant que producteur, développeur et exportateur et, enfin, la nature sporadique et limitée de la coopération en matière d’armement ». Trois ans plus tôt, le président Jimmy Carter avait promis à ses homologues européens de promouvoir « un commerce transatlantique véritablement bilatéral en matière d’équipements de défense ».

Pour remédier à cette situation, Perry a proposé, au cours de sa dernière année en tant que sous-secrétaire à la Défense, un accord sur une « famille d’armes » visant à mettre fin à la concurrence entre les alliés en encourageant la production sous licence de systèmes standardisés. Cette approche incluait la concession par les États-Unis du marché occidental des missiles air-air à courte portée, longtemps dominé par le Sidewinder depuis les années 1950, à un missile britannique et ouest-allemand. En contrepartie, les Européens produiraient sous licence le futur missile air-air de moyenne portée avancé pour les capacités au-delà de la portée visuelle.

Toutefois, le non-respect des engagements relatifs à la production du système franco-allemand de défense aérienne Roland sous licence américaine, associé au protectionnisme croissant des États-Unis en matière de production d’armements, a mis à mal ces ambitions et a conduit à l’échec de l’accord. La France, sceptique dès le départ, avait pris ses précautions en développant le Missile d’interception de combat et d’autodéfense, conçu pour répondre aux besoins situés entre les courte et longue portées. Ce positionnement était stratégique : les restrictions à l’exportation imposées par les États-Unis interdisaient la vente de missiles air-air à des régions dépourvues de telles capacités, ciblant des régions telles que le Moyen-Orient et Taïwan, qui devinrent bientôt les premiers clients du missile français.

Des armes pour les troupes, une sécurité bilatérale au lieu d’une défense collective

Ces épisodes historiques illustrent le problème d’économie politique que les alliés européens des États-Unis rencontrent dans leurs efforts de production d’armements : le pouvoir de marché des États-Unis dont les dépenses ont, pendant des décennies, a largement dépassé celles des Européens. Ces derniers sont confrontés à une tension inhérente et inéluctable entre, d’une part, équiper leurs forces armées avec du matériel de défense disponible sur le marché et provenant de la première puissance militaire mondiale et, d’autre part, garantir leurs capacités industrielles à long terme. Une analyse récente, s’appuyant sur les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm – la plus grande autorité en matière de commerce international des armements – révèle la réalité persistante de l’achat d’armes à sens unique, en particulier pour les systèmes d’armes les plus complexes sur le plan technologique, tels que les avions de combat. Même lorsque les Européens peuvent vendre leurs produits aux États-Unis, ils se heurtent au pouvoir de marché oligopsone qui exige un transfert de technologie ainsi que des actions américaines significatives dans la production.

Ces tendances historiques offrent un éclairage sur l’avenir probable de la défense européenne. Le rapport de 1980 susmentionné rappelle que les achats d’armes américaines par l’Allemagne de l’Ouest « depuis le milieu des années 1960 jusqu’en 1977, ont été effectués dans le cadre d’un accord par lequel les Allemands ont accepté de compenser les coûts des devises américaines pour les troupes stationnées en Allemagne ». L’achat d’armes fabriquées aux États-Unis pour garantir le déploiement continu de ces forces a été un thème récurrent, en particulier sous le premier mandat de Trump, et il est probable que ce thème s’intensifie au cours des années suivantes. Bien que la rhétorique de Donald Trump rende ce rapport explicite, les alliés des États-Unis cherchent depuis longtemps à lier leurs efforts d’équilibrage internes et externes par le biais d’achats d’armes américaines. Ces acquisitions permettent non seulement d’améliorer la capacité militaire nationale, mais aussi de renforcer les relations entre alliés, la relation fournisseur-bénéficiaire étant destinée à consolider les liens avec les États-Unis.

Des études réalisées par des think tanks européens de premier plan offrent des perspectives différentes sur la proportion de la hausse des dépenses de défense européennes consacrée aux États-Unis ou à des fournisseurs non européens, tels que la Corée du Sud et Israël. Un rapport récent de l’International Institute for Strategic Studies présente des perspectives plus optimistes, notant que 52 % des contrats de plates-formes signés après février 2022 ont été attribués à des fournisseurs européens, contre 34 % à des fournisseurs américains. En revanche, un rapport de septembre 2023 de l’Institut français de relations internationales et stratégiques affirme que 63 % des contrats ont favorisé les États-Unis. Ces divergences soulignent la nécessité de disposer de meilleures données pour éclairer le débat en cours sur l’avenir industriel de l’Europe en matière de défense – une tâche qui pourrait être confiée à l’Agence européenne de défense.

Considérer les achats américains comme la voie la plus efficace vers la sécurité a un coût substantiel. Les grands programmes de défense européens, essentiels au développement des capacités de la prochaine génération, font face à de graves problèmes de financement. Les responsables ont bien fait comprendre que ces programmes devaient s’appuyer sur les exportations pour obtenir des résultats significatifs. Les responsables du programme britannico-italien Global Combat Air ont ainsi souligné que l’inclusion du Japon visait à ouvrir le marché d’exportation de l’Asie de l’Est. De même, Saab a déclaré que son partenariat renforcé avec le Brésil, un client clé du Gripen, vise à garantir l’entrée sur le marché sud-américain, où les nations cherchent à moderniser leurs flottes vieillissantes avec des chasseurs abordables de 4e ou 5e génération comme le modèle suédois Gripen. Le coût abordable de l’avion s’explique par l’inclusion de sous-systèmes et de composants disponibles sur le marché, tels que le moteur d’origine américaine produit sous licence.

Bien que les mécanismes précis permettant d’ouvrir ces marchés restent flous – le Japon n’a pas de relations commerciales significatives dans le domaine de l’armement en Asie de l’Est et les relations du Brésil en Amérique du Sud ne se sont rétablies que récemment – ces déclarations révèlent la nécessité pour les Européens d’envisager un marché d’exportation viable comme essentiel pour soutenir leurs projets de défense dans une sorte de « vallée de la mort » que les projets de plusieurs milliards de dollars vont devoir traverser après une première vague de financement. Un gouvernement américain qui, en plus d’assouplir les restrictions sur les exportations d’armes, encourage activement les ventes d’armes pour renforcer ses alliances, complique les efforts de l’Europe pour atteindre les économies d’échelle nécessaires à la viabilité de ses projets.

L’Europe en est capable – vraiment ?

Si la défense est le marché le plus politisé, elle n’en reste pas moins un marché. Par conséquent, les capacités de l’industrie européenne de défense sont fondamentalement façonnées par les attentes d’une demande qui transcende les frontières nationales et souvent même continentales. Une administration Trump, qui insistera probablement sur l’augmentation des dépenses de défense européennes liée à l’achat d’équipements fabriqués aux États-Unis, représente une menace pour ces sources de demande. Forcer les Européens à endosser une plus grande part de leur propre fardeau sécuritaire ne renforce les capacités européennes que si les moyens matériels qui répondent à ces nouvelles demandes de sécurité sont générés en Europe, et non pas simplement acquis auprès des États-Unis.

Les recherches indiquent que les pays dotés d’importantes industries de défense ont tendance à allouer davantage de fonds à la défense en général, avec des dépenses plus élevées pour l’équipement ou la recherche et développement. L’affirmation selon laquelle « une réduction marquée de la présence militaire américaine mettra presque certainement fin à la réticence de l’Europe, qui dure depuis une décennie, à dépenser davantage pour la défense » interprète mal la relation de cause à effet. Si la proposition d’un retrait des États-Unis peut entraîner une augmentation des dépenses, les Européens lieront probablement leurs achats d’équipements américains au maintien de la présence militaire américaine. Le fait que l’Allemagne et l’Italie – deux des principaux acteurs de l’industrie européenne de la défense – accueillent le plus grand nombre de soldats américains n’est pas de bon augure pour les efforts visant à renforcer l’autonomie européenne en matière de production d’armements. Ces deux pays s’efforceront de maintenir les forces américaines sur leur sol, tandis que les autres acheteurs européens d’équipements américains, en particulier ceux qui sont plus proches de la Russie, rivaliseront pour renforcer la présence des troupes américaines.

Considérer l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme un catalyseur pour une Europe agissant de concert contre une menace commune met souvent l’accent sur les sanctions économiques, un domaine dans lequel les institutions du marché unique européen ont des avantages évidents. Toutefois, ces interprétations ne tiennent pas compte du fait que l’aggravation de la situation en matière de sécurité a plutôt intensifié des divisions de longue date au sein de l’industrie européenne de la défense. Cette fragmentation est particulièrement évidente dans la frustration franco-italienne à propos de l’initiative allemande de bouclier aérien, qui souligne les défis persistants pour une véritable cohésion dans le domaine de la défense européenne.

Le dilemme pour la grande stratégie américaine

Le fondement matériel de l’Alliance transatlantique constitue un dilemme stratégique pour la grande stratégie américaine, défiant à la fois les partisans de la modération et ceux d’un engagement plus profond. Pour ces derniers, qui cherchent à promouvoir le partage du fardeau avec les alliés des États-Unis, cela implique d’accepter une concurrence transatlantique plus équilibrée dans le domaine de l’industrie de la défense, même s’il faut pour cela céder quelques parts de marché. En outre, accorder aux entreprises européennes de défense une part plus importante de leur propre marché pourrait contribuer à répondre aux préoccupations en matière de prolifération en réduisant la dépendance de l’Europe à l’égard des marchés non européens, ouvrant ainsi la porte à un cartel transatlantique de l’armement. Bien que la faible part des exportations dans les revenus des entreprises de défense américaines puisse rendre cette solution économiquement viable, il est peu probable que les responsables de l’administration Trump la jugent avec la même rationalité.

Les partisans d’une grande stratégie américaine modérée pourraient trouver cette idée peu surprenante, interprétant l’engagement profond comme, au moins en partie, une concession aux intérêts des entreprises de défense américaines. De leur point de vue, céder des parts de marché et permettre aux Européens de jouer un rôle plus important dans la production de défense est essentiel pour réduire l’influence injustifiée des entreprises de défense à Washington. Cependant, une administration américaine guidée par une approche transactionnelle pourrait par inadvertance intensifier la dépendance de l’Europe à l’égard des États-Unis en tant que fournisseur de sécurité, sapant ainsi la véritable autonomie européenne au lieu de la favoriser.

Paradoxalement, malgré l’insistance de Trump à réduire les engagements de sécurité des États-Unis envers l’Europe, l’approche transactionnelle du futur président exacerbera probablement les dépendances existantes, poussant les pays européens à donner la priorité aux achats américains plutôt qu’au renforcement des capacités autonomes. Alors que les dépenses européennes en matière de défense pourraient augmenter, l’alignement stratégique de ces ressources pourrait dériver vers le renforcement des liens bilatéraux avec Washington, plutôt que vers la promotion d’une industrie européenne de la défense véritablement intégrée et autonome. Dans ce contexte, la quête d’autonomie stratégique de l’Europe reste plus rhétorique que réelle, car les pressions géopolitiques et les réalités du marché s’accumulent pour maintenir l’Europe attachée à la production de défense américaine et à une administration présidentielle favorable.

Auteurs en code morse

Lucas F. Hellemeier

Lucas F. Hellemeier est doctorant à l’Institut John F. Kennedy de la Freie Universität Berlin et a récemment soumis sa thèse de doctorat sur l’économie politique de la défense européenne. Il a été chercheur invité Fulbright à l’Université de Boston en 2024 et Hans J. Morgenthau fellow à l’Université de Notre Dame en 2022-2023.

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