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Tensions entre l’Algérie et la France : une crise à enjeux multiples

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Mai 14

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Depuis l’été 2024, les tensions entre Alger et Paris se sont exacerbées, jusqu’à frôler la rupture diplomatique : l’ambassadeur algérien a été rappelé et n’a pas été remplacé au moment de la rédaction de cet article, tandis que son homologue français a été convoqué à plusieurs reprises, et on assiste à des discours virulents rarement entendus entre les deux pays. Les relations entre l’Algérie et la France sont complexes et tumultueuses, profondément marquées par la mémoire coloniale et animées par des phases successives de rapprochement et d’éloignements. En revanche, les deux pays traversent aujourd’hui l’une des crises diplomatiques les plus graves – sinon la plus grave – depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962. Cette crise a été provoquée par la reconnaissance de la France de la marocanité du Sahara occidental, à laquelle s’ajoutent d’autres dossiers qui alimentent l’escalade des tensions, comme l’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal et la question migratoire. Si l’escalade des tensions a atteint un seuil de gravité préoccupant, elle n’est néanmoins pas insurmontable. Comme le disait en 1974 Abdelaziz Bouteflika, alors ministre algérien des Affaires étrangères, les relations entre Alger et Paris « peuvent être bonnes ou mauvaises, mais en aucun cas elles ne peuvent être banales ».

Le Sahara occidental : élément central dans une crise multifactorielle

Le principal élément déclencheur de cette crise diplomatique est le revirement de la position française sur le Sahara occidental, territoire que se disputent, depuis un demi-siècle, le Maroc et le mouvement séparatiste du Front Polisario soutenu par l’Algérie. En juillet 2024, le président français a adressé une lettre au roi du Maroc pour soutenir le plan d’autonomie du Sahara occidental – proposé par le Maroc depuis 2007 – qu’il a qualifié de « seule base » pour la résolution du conflit. Alger n’a pas tardé à réagir, en rappelant son ambassadeur à Paris et réduisant la coopération bilatérale au strict minimum, sans toutefois imposer de sanctions économiques, comme cela avait été le cas avec l’Espagne deux ans auparavant. En effet, en réaction à une lettre du Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, adressée en avril 2021 au roi du Maroc, par laquelle il apportait également son soutien au plan d’autonomie, Alger avait non seulement rappelé son ambassadeur à Madrid, mais avait également appliqué des sanctions économiques. Ainsi, en juin 2022, l’Algérie avait suspendu le traité de coopération conclu en 2002 et cessé les échanges commerciaux entre les deux pays, ce qui avait entraîné une perte de 629 millions d’euros de ventes pour l’Espagne. La suspension a été levée le 6 novembre 2024.

La gravité de la crise algéro-française n’est donc pas surprenante compte tenu du poids de la question du Sahara occidental dans la diplomatie algérienne, qui défend le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination, accueille sur son sol plus de 173 000 réfugiés sahraouis et soutient diplomatiquement le Front Polisario. La décision française intervient dans un contexte où les relations entre l’Algérie et le Maroc sont dans une impasse depuis que les États-Unis de Donald Trump ont reconnu, en décembre 2020, la marocanité du Sahara occidental, en échange de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Cette décision a irrité Alger qui a décidé, en août 2021, de rompre ses relations diplomatiques avec Rabat et de fermer son espace aérien à tous les avions civils et militaires marocains. Alger accuse son voisin de « mener des actions hostiles à l’encontre de l’Algérie », faisant référence à une série d’événements qui ont envenimé les relations : tout d’abord, une déclaration du représentant marocain à l’Organisation des Nations unies (ONU), Omar Hilal, en juillet 2021, en faveur de ce qu’il considère être le droit à l’autodétermination du peuple kabyle ; puis l’affaire d’espionnage Pegasus et les propos tenus par le ministre des Affaires étrangères israélien, accusant l’Algérie de jouer un rôle « inquiétant » dans la région, lors d’une visite officielle à Rabat.

Le revirement français est motivé par différents facteurs, en partie liés à des frictions sous-jacentes. Il convient de rappeler que la France a longtemps été favorable au plan d’autonomie marocain depuis qu’il a été proposé par Rabat en 2007. Ce soutien s’accompagne d’un sentiment de lassitude et de frustration, que m’ont exprimé plusieurs diplomates et personnalités français, qui estiment qu’Alger rechignait à coopérer et à répondre favorablement aux gestes mémoriels du président Emmanuel Macron. Des gestes bien accueillis par Alger, mais jugés insuffisants, comme l’ont affirmé quelques personnalités algériennes avec lesquelles j’ai pu m’entretenir. Toutefois, l’échec de la réconciliation mémorielle, pour laquelle le président Emmanuel Macron s’est personnellement investi, n’explique pas à lui seul ce revirement sur le Sahara occidental. D’autant plus que celle-ci consiste en une rupture avec la position d’équilibre des précédents présidents français, qui ont toujours cherché à aménager les deux États clés du Maghreb. Aujourd’hui, l’Élysée semble davantage séduit par l’évolution récente de la question du Sahara occidental et par l’ouverture du Maroc aux investissements étrangers, Rabat s’affichant comme un hub économique et une porte d’entrée vers l’Afrique.

En effet, la décision d’Emmanuel Macron couronne une série de succès diplomatiques pour Rabat sur le dossier du Sahara occidental. Depuis une dizaine d’années, la diplomatie marocaine a reçu plusieurs soutiens diplomatiques grâce à une stratégie de soft power efficace. Ainsi, Rabat a réussi à obtenir le soutien de plusieurs États arabes, comme les Émirats arabes unis et le Bahreïn, et africains, comme la Côte d’Ivoire et le Ghana, bénéficiant pleinement du repli diplomatique algérien qui a duré environ trois décennies. La reconnaissance américaine a incité Rabat à durcir sa position sur le dossier et à exercer d’importantes pressions sur ses partenaires européens, à l’instar du chantage migratoire appliqué à l’encontre de l’Espagne en permettant l’entrée de 10 000 migrants vers les enclaves de Ceuta et Melilla en quelques jours, en mai 2021.

Ainsi, le revirement de la position française provoque, à son tour, la colère d’Alger, pour qui la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, « bafoue la légalité internationale » en empêchant le peuple sahraoui d’exprimer son droit par un référendum. La position algérienne repose sur plusieurs arguments historiques, idéologiques et stratégiques. Pour les dirigeants algériens, ce soutien s’inscrit dans à une tradition de solidarité envers d’autres mouvements anticoloniaux et au mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud, ainsi qu’à la cause palestinienne. Cet engagement, selon Alger, trouve son origine dans l’élan révolutionnaire de la guerre de libération, qui s’inscrivait dans l’avènement des pays du tiers-monde et du mouvement des non-alignés dans le contexte de guerre froide, marqué par le clivage entre les blocs occidental et soviétique. Le Front Polisario avait, dans ce contexte de guerre froide, bénéficié du soutien d’autres pays, comme Cuba et la Libye.

Le dossier du Sahara occidental est également étroitement lié à la rivalité ancienne qui oppose le pays avec le voisin marocain, nourrie par la concurrence pour le leadership régional et le différend frontalier qui oppose Alger et Rabat sur la délimitation de la frontière entre les deux pays. En effet, les revendications du Maroc qui couvrent les villes algériennes de Tindouf et Béchar, dans le cadre du projet du Grand Maroc, avaient été à l’origine d’un affrontement armé entre les deux pays lors de « la guerre des Sables » de 1963. La signature du traité d’Ifrane en 1969, qui a préparé le terrain à la convention bilatérale du 15 juin 1972 entérinant le tracé frontalier entre les deux pays, n’a pas complètement résolu la question des frontières et de la revendication marocaine concernant les régions de Tindouf, Béchar et même de Tlemcen. Ratifié par Alger en 1973, cet accord n’a été officiellement approuvé par Rabat qu’en 1989 dans le cadre de la réconciliation entre les deux pays et du lancement du projet de l’Union du Maghreb arabe (UMA).

Ce retard s’explique par les tensions liées au Sahara occidental, mais il montre aussi que l’accord d’Ifrane n’a pas été totalement accepté, comme l’ont confirmé par la suite des déclarations de personnalités marocaines qui ravivent la question des frontières avec l’Algérie. En 2013, Hamid Chabat, secrétaire général du parti de l’Istiqlal et membre du gouvernement marocain, a ravivé la question de ce qu’il a qualifié de « territoire marocain usurpé » par l’Algérie. En août 2022, le théologien marocain et chef de l’Union internationale des oulémas musulmans (UIOM), Ahmed Raïssouni, déclare que « les Marocains seraient des millions à marcher sur Tindouf si le roi nous le demandait ». De tels propos ont, à chaque fois, suscité la colère de la presse et de la classe politique algériennes. De son côté, l’armée algérienne bloque, depuis mars 2021, l’accès de son territoire à des cultivateurs marocains qui exploitent une palmeraie le long de la frontière algéro-marocaine, près de l’Oasis de Figuig. L’accès était pourtant auparavant toléré, malgré la fermeture des frontières depuis 1994.

La rivalité entre les deux voisins se traduit ainsi par le blocage de toute initiative d’intégration régionale, à l’instar du projet de l’UMA, resté en suspens depuis sa naissance en 1989, et par une course effrénée à l’armement qui classe les deux pays les plus grands importateurs d’armes en Afrique – principalement russes pour les Algériens et américaines pour le Maroc. Dans ce contexte, le revirement français favorable à Rabat sur le dossier du Sahara occidental est susceptible d’être considéré par Alger comme un alignement dans le cadre d’une rivalité plus large pour le leadership régional. D’autant qu’Emmanuel Macron a promis de s’engager « diplomatiquement » en faveur de la position de Rabat au sein de l’Union européenne (UE), sachant que Bruxelles est divisée sur la question du Sahara occidental. En octobre 2024, la Cour de justice de l’UE a invalidé les accords commerciaux de 2019, entre l’Union européenne et le Maroc, qui inclut des produits de pêche et agricoles issus du Sahara occidental. Un positionnement européen favorable à Rabat induirait l’isolement de l’Algérie. Un tel scénario serait susceptible d’infléchir la position algérienne, ou, a contrario, la durcir davantage dans un environnement régional extrêmement tendu. La coopération israélo-marocaine dans les domaines stratégique et militaire est en effet perçue comme une menace par l’Algérie. De plus, l’escalade avec le Maroc s’articule avec la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel et en Libye, menaçant ainsi la quasi-totalité des frontières algériennes.

Un contexte diplomatique récent tendu entre l’Algérie et la France

Au-delà du rôle crucial que joue le dossier du Sahara occidental dans la crise actuelle entre Alger et Paris, le contexte très tendu, tant au niveau national que régional et mondial, participe à l’exacerbation des tensions bilatérales entre les deux pays. Sur le plan de la politique intérieure, on observe des deux côtés de la Méditerranée un besoin de renforcer une légitimité politique ébranlée par les dernières élections, législatives en France et présidentielle en Algérie. Le climat de crise politique en France, marqué par la montée de l’extrême droite, connue pour ses positions défavorables au rapprochement avec l’Algérie, ne favorise pas l’apaisement. Les gouvernements des deux États seraient ainsi tentés de détourner l’attention des problèmes internes et de renforcer le sentiment d’unité nationale autour de sujets consensuels.

Sur le plan diplomatique, les dirigeants algériens et français partagent un sentiment de frustration et d’inquiétude, en raison des bouleversements géopolitiques récents. Pour l’Algérie, l’instabilité régionale et les tensions avec le Maroc créent un sentiment d’enclavement, alors que le pays cherche à réaffirmer sa position de puissance régionale après des années de repli diplomatique, causé par une série de revers dont il a souffert depuis les années 1990 : graves crises économiques et politiques, terrorisme, etc. La France, de son côté, est sérieusement affectée par sa perte d’influence en Afrique et au Moyen-Orient, ce qui s’accompagne d’un sentiment de déclin dans un contexte géopolitique tendu, marqué par la guerre en Ukraine et le conflit au Proche-Orient.

Depuis l’automne 2024, la crise a été amplifiée par une série d’événements qui ont accéléré l’escalade. Le 16 novembre 2024, l’écrivain franco-algérien, Boualem Sansal, a été arrêté à l’aéroport d’Alger et mis sous mandat de dépôt. L’homme âgé de 75 ans, ancien cadre algérien récemment naturalisé français, était accusé, en Algérie, d’atteinte à l’intégrité territoriale et à la sécurité de l’État pour ses déclarations remettant en cause l’intégrité territoriale du pays. En décembre 2024, l’ambassadeur de France à Alger, Stéphane Romatet, a été convoqué pour s’expliquer sur des accusations de « déstabilisation », signe du niveau de dégradation des relations entre Alger et Paris. Le discours d’Emmanuel Macron devant les ambassadeurs, accusant l’Algérie de « se déshonorer » par l’arrestation de Boualem Sansal, n’a fait qu’ajouter aux tensions. D’ailleurs, le président algérien n’a pas tardé à réagir en qualifiant les propos de son homologue d’« immixtion dans une affaire interne algérienne ».

Les tensions sont montées d’un cran en janvier 2025, avec l’arrestation en France de quelques influenceurs de nationalité algérienne appelant sur la plateforme TikTok à des actes de violence contre des opposants algériens. C’est le cas de l’influenceur algérien Boualem Naman, alias Doualemn, qui a été le plus médiatisé. L’homme de 59 ans s’est vu retirer son titre de séjour et a été expulsé. Toutefois, les autorités algériennes l’ont renvoyé en France, suscitant de vives réactions. Le ministre de l’Intérieur français, Bruno Retailleau, a accusé Alger de vouloir « humilier » la France. Là encore, ce qui aurait pu être un simple fait divers s’est transformé en incident diplomatique. Le 22 février 2025, l’attaque au couteau qui a fait un mort et sept blessés à Mulhouse exacerbe les tensions. Le suspect, d’origine algérienne, était fiché pour radicalisation et visé par une Obligation de quitter le territoire français (OQTF), selon la déclaration du Premier ministre, François Bayrou. Celui-ci a dénoncé le refus répété d’Alger, à dix reprises au cours de l’année écoulée, de reprendre l’auteur de l’attaque. Ceci contribue à alimenter le débat sur la politique migratoire en général, et le durcissement diplomatique vis-à-vis de l’Algérie. Le dernier épisode concerne la visite de la ministre française de la Culture, Rachida Dati, au Sahara occidental, le 17 février 2025, suivie quelques jours après de celle du président du Sénat, Gérard Larcher, suscitant la colère d’Alger, qui parle de « provocation ». Toutefois, si la crise a atteint un tel seuil de gravité, c’est qu’elle est survenue sur fond de frictions mémorielles qui ont longtemps fragilisé les rapports entre les deux pays.

Enjeux et poids de la mémoire coloniale dans les relations franco-algériennes

L’Algérie et la France entretiennent une relation singulière en raison d’une histoire commune, marquée par une longue période de colonisation française en Algérie (1830-1962) qui s’est achevée par une violente guerre de libération algérienne (1954-1962), et par un départ massif d’Européens, de juifs d’Algérie et de Harkis vers la métropole. Cet exode a été suivi d’une émigration importante de travailleurs algériens en France entre les années 1950 et 1970, encouragée par un besoin de main-d’œuvre à l’époque des Trente Glorieuses. Aujourd’hui, environ 10 % de la population française a un lien direct avec l’Algérie et porte des mémoires divergentes, voire conflictuelles, sur le passé colonial ; auxquelles il faut ajouter celles des 1,5 million d’« appelés du contingent » mobilisés pendant la guerre d’Algérie qui a profondément marqué beaucoup de familles françaises. Ceci rend les rapports entre Alger et Paris encore plus sensibles et passionnels.

Par conséquent, 63 ans après l’indépendance de l’Algérie, le passé colonial suscite toujours des crispations diplomatiques entre Alger et Paris. Certains épisodes montrent à quel point ce passé pèse sur les relations bilatérales. Ainsi, la loi de février 2005 sur le « rôle positif de la présence française en Afrique » a refroidi les relations franco-algériennes après un réchauffement propulsé par la visite triomphale de Jacques Chirac à Alger en 2003, qui avait suscité l’espoir d’un apaisement durable. En 2017, l’histoire coloniale s’est invitée dans l’élection présidentielle française lorsque le candidat Emmanuel Macron a qualifié, depuis Alger, la colonisation de « crime contre l’humanité ». Ses propos ont été chaleureusement accueillis par les Algériens. Toutefois, ils ont provoqué un vif débat en France et une colère dans les cercles de droite et d’extrême droite, qui s’opposent à toute forme de « repentance » vis-à-vis de l’Algérie sur le passé colonial.

Dès le début de son premier mandat, le président Emmanuel Macron a multiplié les gestes mémoriaux à l’égard de l’Algérie, dans une perspective de réconciliation et de rapprochement entre les deux pays. Pour ce faire, Emmanuel Macron a chargé l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie, de rédiger un rapport pour dresser un état des lieux des questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Une commission mixte a été créée lors de la visite du président Emmanuel Macron en Algérie, dans le but de travailler sur le dialogue mémoriel. Dans cette perspective, le président français a reconnu la responsabilité de l’État français dans l’assassinat de militants pour l’indépendance de l’Algérie, comme celui de l’avocat Ali Boumendjel, du mathématicien et militant communiste Maurice Audin et du dirigeant du Front de libération nationale (FLN), Larbi Ben M’hidi. Le chef de l’État a également qualifié de « crimes impardonnables pour la République » la répression sanglante et meurtrière de manifestants algériens commise le 17 octobre 1961, sous l’autorité du préfet Maurice Papon.

Pourtant, la question mémorielle continue de peser sur les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, compliquant ainsi la coopération sur des sujets d’intérêt commun. Le 30 septembre 2021, à l’Élysée, le président français a qualifié le système algérien de « politico-militaire », en l’accusant d’entretenir une « rente mémorielle » et a mis en doute l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Ces propos, révélés par le journal Le Monde, ont provoqué un incident diplomatique qui a duré plusieurs mois : Alger a rappelé son ambassadeur à Paris et a fermé son espace aérien aux aéronefs français de l’opération Barkhane, engendrant un surcoût de plusieurs millions d’euros. Un épisode qui démontre bien le caractère sensible des relations franco-algériennes, car symptomatique de l’interférence constante de la mémoire coloniale dans la politique intérieure sur les deux rives de la Méditerranée. En France, le passé colonial ravive souvent des débats internes sur des sujets liés à la délinquance et à l’insécurité en général ou sur la question migratoire, notamment en périodes électorales. En Algérie, il est souvent mis en avant pour renforcer l’unité nationale et la légitimité du gouvernement. Ceci induit une forme d’effacement des frontières entre la politique intérieure et extérieure quand il s’agit des relations entre Alger et Paris.

Le projet de dialogue mémoriel est loin d’être achevé, d’autant qu’il se heurte à d’autres difficultés liées à des dossiers épineux : Alger juge les gestes d’Emmanuel Macron insuffisants, car les Algériens revendiquent également la restitution d’archives et le traitement des déchets nucléaires causés par les essais réalisés par la France dans le désert du Sahara algérien entre 1960 et 1966. En outre, Alger demande la restitution de plusieurs objets historiques conservés dans diverses institutions françaises, dont les effets personnels de la figure emblématique, l’émir Abdelkader : un canon de sept mètres de long, le spectre de l’émir, son sabre, sa tente de commandement, sa bague, son burnous et un coran.

Conséquences et perspectives de réconciliation

Avant d’interroger les conséquences des tensions actuelles, il importe de s’attarder sur la nature de la coopération franco-algérienne afin de mieux comprendre les enjeux de cette crise. La virulence des propos et le durcissement de ton des deux côtés de la Méditerranée nous font presque oublier la « lune de miel » de l’été 2022. En effet, la politique de rapprochement engagée par Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron avait suscité un engouement, notamment lors de la visite d’État effectuée par le président français en Algérie, en août 2022. Une réunion de haut niveau des responsables de sécurité des deux pays, dont les chefs d’état-major, avait été organisée en marge de cette visite, une première de ce genre depuis 1962. La visite de la Première ministre Élisabeth Borne, le 10 octobre 2022, à la tête d’une importante délégation, avait eu pour but de discuter de projets de coopération bilatérale, faisant suite à l’accord sur un « partenariat renouvelé », signé par les deux présidents.

Historiquement, malgré les frictions mémorielles, l’Algérie et la France ont entretenu des relations très étroites sur les plans humain, économique, sécuritaire et culturel. La coopération économique s’est structurée autour de plusieurs domaines clés : énergie, sécurité et agroalimentaire. La présence en France d’une proportion importante d’Algériens, de Franco-Algériens et de leurs conjoints crée une relation intime entre les deux pays et participe à la fluidité des échanges culturels et de biens entre les deux rives de la Méditerranée. Sur le plan économique, l’Algérie reste un partenaire important de la France avec un échange commercial qui s’élève à près de 12 milliards de dollars en 2023. L’Algérie fournit du gaz naturel à la France (8 % des importations françaises) et les deux pays coopèrent pour assurer la stabilité et la sécurité de l’approvisionnement énergétique. La France a longtemps été un important fournisseur de blé, de produits pharmaceutiques et d’équipements industriels de l’Algérie, même si sa place est de plus en plus concurrencée par d’autres partenaires, comme la Chine, la Russie, l’Italie et la Turquie.

La coopération militaire, dont les premiers accords remontent à l’indépendance du pays, a rarement été ébranlée par les frictions diplomatiques, à l’exception de l’épisode Barkhane mentionné plus haut. La coopération sécuritaire vise à renforcer la sécurité régionale et à lutter contre les menaces communes, telles que le terrorisme et le trafic de drogue, comme c’était le cas lors de l’opération Barkhane, qui a bénéficié de l’ouverture de l’espace aérien de l’Algérie et d’autres soutiens logistiques. L’armée algérienne a bénéficié d’assistance technique et de formations nécessaires pour la modernisation de son appareil sécuritaire. La coopération en matière de renseignement permet aux deux pays de lutter plus efficacement contre le terrorisme et de mutualiser la prévention.

La crise actuelle risque malheureusement de tout faire voler en éclats. D’ailleurs, la visite à Paris du chef d’État algérien, initialement prévue pour mai 2023, reportée plusieurs fois avant d’être fixée pour début octobre 2024, a finalement été suspendue jusqu’à nouvel ordre. Ceci révèle d’ailleurs le caractère très imprévisible des relations entre Alger et Paris. Alors que les deux pays traversent la crise diplomatique la plus grave depuis 1962, on observe une montée dangereuse de discours politico-médiatiques de haine marqués par le rappel du passé colonial du côté algérien et un appel au durcissement en France et à la mobilisation de leviers de pression pour exiger la libération de l’écrivain Boualem Sansal et obtenir des laissez-passer pour les Algériens sous OQTF. Ces deux dossiers cristallisent les tensions actuelles entre Paris et Alger.

Les partisans du rapport de force, en France, proposent plusieurs leviers visant à faire plier le pouvoir algérien : la suppression de l’aide au développement, la dénonciation de l’accord de 1968, une pression sur les visas, allant jusqu’à proposer la fermeture des consulats algériens en France. Je lis ou entends avec stupéfaction certaines propositions qui sont révélatrices du niveau d’ignorance ou de l’indifférence à l’égard des rapports bilatéraux entre Alger et Paris, comme si celles-ci voyaient s’affronter deux États ennemis. De l’autre côté de la Méditerranée, l’arrestation de Boualem Sansal, condamné à cinq ans de prison le 27 mars 2025, crée un climat anxiogène dans les relations déjà tendues entre les deux pays et ne favorise pas l’apaisement. En même temps, Alger demande depuis quelques années l’extradition de Abdeslam Bouchouareb, ancien ministre de l’Industrie, condamné par contumace à 20 ans de prison pour corruption et trafic d’influence en Algérie. Le 19 mars 2025, la justice française a refusé son extradition, en raison de son « état de santé et de son âge [72 ans] », ce qui risque d’empoisonner davantage les rapports entre Alger et Paris.

Quelles perspectives ?

Dans un tel contexte, deux scénarios se dessinent : celui de l’apaisement et de la normalisation des relations, ou celui de la poursuite de l’escalade jusqu’à la rupture comme cas extrême et qui serait dommageable aux deux pays. La virulence des propos qui accompagne la crise actuelle est d’abord ressentie comme une fracture émotionnelle par beaucoup de Français, principalement les Franco-Algériens qui craignent de devenir des cibles. D’ailleurs, un article de Valeurs actuelles du 26 mars n’hésite pas à qualifier de « menace intérieure la présence d’Algériens sur le territoire français susceptibles d’être mobilisés par Alger ».

La situation actuelle suscite également des inquiétudes dans le milieu des affaires quant à une possible riposte algérienne par le blocage de l’importation de produits français, secteur qui concerne environ 6 000 entreprises en France. Si l’inquiétude est légitime, nourrie notamment par la baisse des importations algériennes de produits français fin 2024, elle est peu fondée. Il s’agit de relativiser la décrue des importations algériennes des produits français, comme le blé, qui est liée à plusieurs autres facteurs : l’accroissement de la production locale (blé dur, fruits et légumes, etc.) et le processus de diversification d’approvisionnement entamé depuis quelques années. D’ailleurs, le Maroc aussi est dans la même démarche. En 2024, la Russie a par exemple détrôné la France dans l’exportation du blé vers les deux pays du Maghreb.

La frustration exprimée par une partie du gouvernement français quant au refus d’Alger de reprendre ses ressortissants sous OQTF ou de libérer l’écrivain Boualem Sansal est légitime. Toutefois, la surmédiatisation de ces dossiers et la stratégie du rapport de force risquent de torpiller les efforts diplomatiques qui devraient éviter la surenchère et privilégier la discrétion. D’autant qu’exercer des leviers de pression sur le pouvoir algérien, comme le suggèrent certains politiques français, serait peu efficace, voire contreproductif. La dénonciation de l’accord de 1968 n’aura aucune utilité. Cet accord de 12 articles, signé le 27 décembre 1968, qui régit « la circulation, l’emploi et le séjour en France des ressortissants algériens », avait déjà été vidé de son sens depuis l’instauration des visas en 1986 et sa révision à trois reprises, en 1985, 1994 et 2001. Limiter l’octroi des visas aura peu d’impact sur les décideurs algériens. Elle pourra, en revanche, amplifier le sentiment anti-Français et fragiliser la francophonie, qui observe déjà un net recul, en Algérie. L’efficacité de l’aide au développement interroge également : l’aide consiste en un versement annuel d’environ 130 millions d’euros, alors que le produit intérieur brut (PIB) algérien s’établit à 247,6 milliards de dollars en 2023. D’ailleurs, Alger a réagi par anticipation en mettant fin à cette aide, interdisant ainsi aux écoles privées algériennes d’en bénéficier.

De telles mesures risquent donc d’enclencher un cycle de surenchère et de représailles dommageable pour les deux pays. En cas d’escalade et de mise en œuvre de pressions supplémentaires par Paris, il faudra envisager une réponse équivalente de la part d’Alger. D’ailleurs, en riposte à la résolution du Parlement européen du 23 janvier 2025, appelant à la libération de l’écrivain Boualem Sansal, le Parlement algérien a réactivé, en février, l’examen d’un projet de loi de 2010 visant à criminaliser la colonisation. Cette loi exigerait des réparations pour les dommages causés par les essais nucléaires français sur le territoire algérien. Rappelons que, malgré des années de pourparlers, la question de la décontamination des sites et de l’indemnisation des victimes n’est toujours pas réglée.

Sur le plan économique, Alger pourrait appliquer des mesures plus restrictives aux investissements français et limiter, voire interdire, l’importation de produits français. Cela risquerait de pénaliser plusieurs milliers d’entreprises françaises présentes en Algérie ou qui exportent vers le pays, même si l’accès à l’investissement dans le pays est déjà difficile. Alger n’aura pas de difficulté à trouver des alternatives à l’approvisionnement en produits français. J’imagine d’ailleurs que des pays comme la Russie, la Chine et la Turquie devraient considérer la crise diplomatique franco-algérienne comme une aubaine pour renforcer leur coopération avec Alger. En revanche, une telle mesure risquerait d’entraîner des dommages collatéraux.

On peut aussi imaginer des mesures de rétorsion radicales si les relations se dégradaient davantage, notamment des mesures liées à la question de la mobilité. L’Algérie, qui observe l’entrée de près de 500 migrants subsahariens par jour, pourrait ainsi les laissant traverser vers l’Europe, notamment si l’Union européenne s’implique au côté de la France dans la politique coercitive à l’égard d’Alger. Une telle mesure n’est toutefois pas sans revers, étant donné qu’elle pénalisera aussi d’autres pays européens, comme l’Italie, avec lesquels Alger entretient de très bonnes relations. L’Italie a d’ailleurs largement profité du contexte pour intensifier ses relations avec l’Algérie et développer des partenariats dans différents secteurs : agriculture, industrie automobile, énergie. Rome s’impose ainsi comme le premier partenaire européen de l’Algérie avec un volume d’échanges commerciaux de 21 milliards de dollars américains en 2023.

Sur le plan géostratégique, si l’escalade actuelle dure dans le temps et s’accompagne d’un soutien français assumé à la diplomatie marocaine, notamment si le président américain affirme à son tour une position pro-marocaine, Alger pourrait durcir sa position et s’orienter davantage vers des puissances concurrentes, telles que la Russie et la Chine, son premier fournisseur d’armes et son premier fournisseur de produits commerciaux. Un tel scénario serait favorable à l’accroissement de la présence russe et chinoise et à leur influence au Sahel et en Méditerranée.

Il est donc indispensable et plus responsable de mutualiser les efforts des deux côtés de la Méditerranée pour contenir l’escalade actuelle et revenir à un dialogue serein dans le but d’apaiser les tensions. La proximité géographique – 800 km entre la côte nord de l’Algérie et la côte sud de la France – engendre des défis sécuritaires et migratoires communs au Sahel et en Méditerranée, nécessitant une étroite coopération dans les domaines militaire et du renseignement. Ni l’Algérie ni la France n’ont intérêt à entretenir longtemps l’escalade actuelle. La visite du chef du renseignement français (DGSE), Nicolas Lerner, à Alger, le 13 janvier 2025, suivie de celle du ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, le 6 avril 2025, ont donné une lueur d’espoir avec l’ouverture d’un canal de discussion entre les deux États. Toutefois, l’espoir s’est évaporé avec la reprise de l’escalade, qui s’est traduite par l’expulsion réciproque de 12 agents consulaires des deux pays.

Un dénouement rapide de la crise paraît peu probable. Il reste à déterminer quelle orientation adoptera le futur dirigeant français, ainsi que son gouvernement, à l’issue de l’élection présidentielle de 2027. L’attentat de Mulhouse du 22 février 2025 devrait, au contraire, rappeler l’importance de maintenir le dialogue entre les deux pays et de chercher des moyens d’apaisement afin de sauvegarder la coopération, a minima dans le domaine sécuritaire.

Plus largement, les deux pays ont intérêt à chercher une relation apaisée et à éviter une rupture, dont aucun ne sortira gagnant, en faisant de la crise actuelle un point de départ pour refonder une relation pragmatique fondée sur le respect et l’intérêt mutuels. Traiter de sujets de discorde ne devrait pas affecter la poursuite du rapprochement et du renforcement de la coopération économique et sécuritaire et dépasser les frictions.

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La crise actuelle met en lumière la complexité et la fragilité des relations franco-algériennes. Le revirement de la position française sur le Sahara occidental a sérieusement ébranlé les relations entre les deux pays. Les tensions autour de l’arrestation de Boualem Sansal et le dossier des OQTF ont aggravé la crise. Au lendemain du procès de Boualem Sansal, Emmanuel Macron a déclaré avoir « confiance dans le président [Abdelmadjid] Tebboune et sa clairvoyance » pour œuvrer à la libération de l’écrivain. Le président algérien a, à son tour, appelé à l’apaisement, lors d’une interview retransmise le 22 mars sur la télévision nationale. Il déclare qu’Emmanuel Macron reste son « unique repère » pour gérer la crise et ne pas tomber dans le « capharnaüm politique » en France. Le président algérien préconise un dialogue direct avec son homologue ou entre les ministres des Affaires étrangères, privilégiant ainsi la voie diplomatique pour parvenir à une désescalade. Ceci donne une lueur d’espoir pour le règlement de la crise, bien que le chemin soit encore semé d’embûches. Le président algérien pourrait gracier l’écrivain Boualem Sansal, condamné à cinq ans de prison, ce qui serait un signe d’apaisement. Mais la virulence actuelle des discours donne déjà un avant-goût de ce que pourrait être la nature des relations franco-algériennes si la droite dure ou l’extrême droite accédait au pouvoir lors de la prochaine présidentielle française.


Crédit : hocine haroun

Note de l’auteur : « Partagé entre les deux pays, par ma binationalité, je suis conscient que mon objectivité ne sera pas irréprochable. Néanmoins, ma rigueur universitaire et ma formation de chercheur me permettent de traiter ce sujet en prenant de la distance, et sans prendre un parti émotionnel. Il me semblait important de le souligner ».

Auteurs en code morse

Brahim Oumansour

Brahim Oumansour est chercheur associé à l’IRIS. Il y dirige l’Observatoire du Maghreb. Il est auteur du livre Algérie, un rebond diplomatique (Eyrolles). Ses recherches portent principalement sur le Maghreb ainsi que sur la politique étrangère des États-Unis en Afrique du Nord et au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale à la guerre contre le terrorisme et le projet de démocratisation.

Comment citer cette publication

Brahim Oumansour, « Tensions entre l’Algérie et la France : une crise à enjeux multiples », Le Rubicon, 14 mai 2025 [https://lerubicon.org/tensions-entre-lalgerie-et-la-france-une-crise-a-enjeux-multiples/].