Systèmes alimentaires et grande stratégie : une question de sécurité nationale ?

Le Rubicon en code morse
Mai 23

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« Déléguer notre alimentation […] à d’autres est une folie […] Il nous faut rebâtir une indépendance agricole. » Ces mots d’Emmanuel Macron, prononcés en réponse à la pandémie de Covid-19 en mars 2020, résonnent aujourd’hui d’autant plus dans le contexte de la guerre en Ukraine et de ses conséquences. Au-delà des aspects économiques et de souveraineté, la sécurité alimentaire est intimement liée à la stabilité d’une région donnée. Cause ou conséquence, souvent les deux à la fois, les chiffres du rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (ONUAA) en 2021 sont formels : parmi les 155 millions de personnes impactées par une forte insécurité alimentaire, 100 millions vivent dans des zones de conflit. Pourtant, au cours du XXe siècle, la perception stratégique des enjeux alimentaires s’est progressivement transformée pour devenir, dans les pays occidentaux, une question sanitaire, et dans les pays en crise, un sujet davantage réservé aux acteurs du développement et du déploiement de l’aide humanitaire. Or les gouvernants des pays fragiles du Sud sont conscients des risques de soulèvement populaire en lien avec la hausse des prix des denrées alimentaires, tandis que l’utilisation de la famine comme arme de guerre a été maintes fois documentée dans l’histoire. Néanmoins, l’enchevêtrement de la sécurité alimentaire dans l’agencement des rapports de pouvoir interétatiques reste encore sous-étudié et donc sous-estimé.

Cet article propose de faire évoluer le positionnement des acteurs de la sécurité et de la défense pour tendre vers une perception plus continue des enjeux alimentaires à même de faire face à l’accélération des crises systémiques qui se profile. Il ne s’agit pas ici de militariser cette problématique, mais de défendre l’idée que la sphère sécurité/défense a une place à occuper dans ces débats prospectifs internationaux, nationaux et locaux.

L’alimentation : d’une donnée militaire stratégique à une approche humanitaire centrée sur l’individu

Durant les deux guerres mondiales, nourrir les troupes dans un contexte de fortes perturbations des échanges mondiaux se révéla une gageure pour la puissance montante américaine. La réponse fut locale et citoyenne, par l’incitation des individus à cultiver leur propre potager, laissant la production de l’industrie agroalimentaire à disposition de l’effort de guerre. Ces « victory gardens » tenus par 20 millions d’Américains représentèrent jusqu’à 40% des récoltes nationales. Du côté allemand, la même problématique était au cœur de l’opération Barbarossa, au sein de la vision stratégique plus large du Lebensraum nazi. L’un des objectifs de l’opération consistait à contrôler les vastes plaines d’Europe de l’Est pour en faire le grenier à blé du IIIe Reich. Conscientes que l’accaparement des récoltes provoquerait une famine de grande ampleur, les autorités nazies conçurent le plan « Hunger » signé par Herman Goering pour tirer le meilleur parti de la production locale, ce qui selon les prévisions aboutirait à la mort de 20 à 30 millions de Slaves. Ce plan fut d’ailleurs la principale accusation retenue contre son signataire lors du procès de Nuremberg. L’affrontement extrême des volontés étatiques sur le sol européen a conduit inévitablement la ressource alimentaire à constituer un des enjeux stratégiques de la victoire.

Pourtant, dans le monde occidental d’après-guerre, les progrès liés à l’industrialisation de l’agriculture ont progressivement écarté le spectre d’un manque de production. L’illusion d’un état de perpétuelle abondance s’est progressivement imposée au sein de sociétés dont les jeunes générations n’ont jamais connu le manque, même temporaire. À l’orée du XXIe siècle, les stratégies dites de sécurité alimentaire occidentales ont principalement des visées sanitaires ou diététiques. Ainsi en France, le programme national pour l’alimentation paru en 2019 comporte trois axes d’effort : justice sociale, lutte contre le gaspillage et éducation alimentaire, sans lien avec les notions de production et de distribution. La nourriture s’éloigne des débats stratégiques dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dans le sillage de la fin de la Guerre froide, le véritable tournant sera l’avènement des concepts de sécurité humaine concomitant de l’apparition des logiques d’approche globale et des mécanismes de gestion de crises facilitant l’emploi et la coordination des moyens civilo-militaires.

Ainsi, les réflexions westphaliennes centrées sur un référentiel étatique laissent progressivement la place à une approche individuelle reposant sur la sécurité des individus, autour de la notion de sécurité humaine. Cette dernière est articulée autour de sept piliers parmi lesquels la sécurité alimentaire. Cette notion se décompose elle-même en quatre aspects : disponibilité, accès, stabilité, utilisation qui doivent être tous maintenus au juste niveau pour permettre aux individus de disposer en tout temps d’une nourriture suffisante quantitativement et qualitativement. L’opérationnalisation de ces théories est principalement conduite par les acteurs humanitaires, les agences nationales de développement et le programme alimentaire mondial. On constate à cette période une discontinuité dans la perception des enjeux alimentaires. Pour la société civile occidentale, le sujet s’écarte progressivement du périmètre défense et sécurité pour se tourner en zone crise – essentiellement en Afrique – vers une approche globale dans laquelle les enjeux alimentaires sont majoritairement pris en compte par les acteurs du développement et de l’humanitaires. Ces enjeux ont bien sûr l’attention des gouvernements des pays du Sud qui n’hésitent pas à subventionner massivement les secteurs clés de l’alimentation.

Un nécessaire retour de la souveraineté alimentaire face à l’accélération des menaces systémiques

Pourtant, le XXIe siècle pourrait être celui d’un retour de la question alimentaire sur le devant de la scène stratégique. En effet, les systèmes alimentaires mondiaux pourraient faire face à des chocs de grande ampleur dans les années à venir. L’exemple ukrainien illustre actuellement et brutalement la fragilité du système alimentaire mondial. Cette crise de nature géopolitique impacte directement la production (menaces principalement sur les récoltes de blé, de maïs et de tournesol liées notamment à la difficulté d’acheminement des semences) et la distribution (ports de la mer Noire bloqués, blocus économique de fait par la Russie), à la fois des matières premières alimentaires, mais aussi des intrants. La Russie est le premier exportateur mondial d’ammonitrates engrais clé pour le maintien des rendements et la France importe environ 30% de ses engrais azotés principalement de Belgique et de Lituanie où ils sont synthétisés en grande partir avec du gaz russe. Si un évènement climatique venait à impacter les récoltes estivales dans une autre région du monde, une crise majeure pourrait toucher le système alimentaire mondial, alimentant crises intérieures, conflits régionaux et compétition entre grandes puissances pour l’accès à la nourriture.

Ces chocs pourraient venir tout d’abord de la raréfaction de certaines ressources naturelles, au premier rang desquelles le pétrole. En effet, les études estiment qu’aujourd’hui il faut sept calories d’énergie fossile pour produire une calorie de nourriture consommable. Cet état de fait conduit à une corrélation intime entre prix de la nourriture et prix de l’énergie. Or, si les experts s’accordent difficilement sur les réserves mondiales d’hydrocarbures encore accessibles, il est indéniable que les gisements restants seront de plus en plus difficiles à exploiter. Ces difficultés renchérissant les coûts d’exploitation devraient mécaniquement rendre la filière plus fragile face aux chocs géopolitiques ou environnementaux, ce qui pourrait avoir pour conséquence une augmentation de la volatilité des prix. Ces derniers se répercuteront directement sur l’alimentation, augmentant l’insécurité alimentaire mondiale. Aux tensions sur les énergies fossiles s’ajoutera la raréfaction du phosphore, indispensable à la production d’engrais massivement utilisés depuis l’industrialisation de l’agriculture. Enfin, l’eau, sujet trop vaste pour être développé ici, représentera un enjeu susceptible d’impacter fortement la production de nourriture dans de nombreuses régions du globe.

À ces questions d’accessibilité des ressources s’ajoute le changement climatique. La décarbonation des systèmes alimentaires est d’ores et déjà engagée au sein de l’Union européenne à travers la stratégie « From Farm to Fork », mais son opérationnalisation pause déjà question. Une étude interne de la Commission européenne envisage même une baisse drastique de la production alimentaire. L’adaptation au changement climatique, plus largement, pourrait déséquilibrer les systèmes alimentaires, et produire des chocs de production. À ces déséquilibres s’ajouteront les évènements climatiques extrêmes, dont la fréquence et l’intensité pourraient fortement augmenter, d’après les travaux du deuxième groupe de travail du GIEC dans son dernier rapport. La vague de chaleur en Inde en mai 2022 en est un exemple frappant.

Dans un système alimentaire mondialisé, fondé sur des interdépendances liées à la spécialisation des territoires, et une chaîne logistique complexe donc source de goulets d’étranglement, les chocs à venir pourraient se trouver amplifiés et distribués. Les crises seront assurément mondiales, causées par la concomitance de chocs tels qu’évoqués ci-dessus, et alimentés par la compétition géostratégique entre puissances. C’est pour cette raison que l’alimentation tend à redevenir un enjeu stratégique de défense et de sécurité nationale dans des pays occidentaux ayant perdu de vue ces notions depuis l’industrialisation de leurs agricultures dans la deuxième moitié du XXe siècle.

La crise de la Covid-19 a ainsi démontré la nécessité pour les États de réinvestir leur souveraineté, notamment dans le domaine de l’alimentation. La souveraineté alimentaire s’entend ici à l’aune de la définition proposée par l’Institut Montaigne selon deux périmètres : un noyau garantissant la sécurité alimentaire et une enveloppe aux contours plus volatiles, définie par les préférences collectives. Cette démarche pourrait utilement passer par un retour des acteurs de la sécurité et de la défense dans le débat stratégique. En effet, face à ce type de crise, trois responsabilités majeures leur sont dévolues. En premier lieu, ils devront préserver leur liberté d’action, face à des crises susceptibles de toucher chaque citoyen, dont les militaires et policiers. Y faire face passe donc par des plans de continuité de l’activité opérationnelle. Ensuite, ils devront évidemment remplir leur fonction de contributeur à la réponse d’urgence dans les mécanismes nationaux (par exemple pour les armées françaises, les potentielles sollicitations de la cellule interministérielle de crise, CIC) et internationaux (par exemple pour l’UE, le mécanisme de protection civile et son bras armé le centre de coordination de la réaction d’urgence). Et enfin, ils devront éviter l’écueil d’être considérés comme l’ultima ratio en s’attachant à rappeler leur rôle nécessairement limité à une réaction d’urgence de court terme. Ainsi, en tendant vers un retour de la planification de scénario de perturbation alimentaire, les acteurs sécurité/défense pourront utilement s’intégrer à ces travaux interministériels en s’attachant à mettre en valeur leurs justes capacités pour ne pas mettre en péril leurs missions propres, qu’eux seuls peuvent assumer.

Quel rôle pour la défense ?

Les acteurs de la défense nationale ont donc tout intérêt à participer aux débats concernant les enjeux alimentaires. Les auteurs voient cet investissement au prisme de trois des cinq fonctions stratégiques de la défense : protection-résilience, intervention et prévention.

Dans le domaine de la protection-résilience, il s’agit tout d’abord de se préparer aux responsabilités d’acteur de la réponse d’urgence sur le territoire national. La réactivité et les capacités particulières des acteurs de la défense, bien que leur format ait drastiquement diminué en Occident depuis trois décennies, en font un acteur indispensable dans les premiers temps d’une potentielle crise. Pourtant, certaines des capacités les plus utiles dans le cas d’une crise alimentaire se sont vues très largement amputées depuis la fin de la Guerre froide. Reconstituer des stocks alimentaires (même si le rapport coût efficacité sera à mesurer précisément ; seuls sept États membres de l’UE ont fait ce choix), massifier la composante logistique, sont deux actions qui renforceraient la résilience du système alimentaire. Ces investissements logistiques ont par ailleurs un intérêt dual d’opportunité, améliorant également la capacité à faire face à un conflit de haute intensité. Ces actions, et la communication afférente permettraient enfin de rassurer des populations de plus en plus convaincues par les hypothèses d’effondrement, renforçant ainsi la résilience individuelle et sociale. Bien entendu, la densification des capacités de protection va bien au-delà de mesures étatiques. Elle devra s’appuyer sur une prise de conscience collective, via des initiatives locales et régionales pour davantage de résilience individuelle. L’avenir du contenu pédagogique d’un dispositif comme le service national universel pourrait être à même de renforcer « par le bas » la sensibilisation citoyenne, en complément des initiatives des collectivités territoriales et des associations (à l’exemple des initiatives portées par Stéphane Linoux).

Ensuite, l’intervention doit se penser sur nos théâtres d’opérations, actuels ou potentiels. En effet, l’arc de crise du Sahel au Levant, qui concentre les opérations françaises des 30 dernières années, englobe des régions qui sont identifiées par l’ONUAA comme les plus touchées par l’insécurité alimentaire croissante. Les acteurs de la défense doivent donc suivre les évolutions géostratégiques sur le sujet alimentaire, afin de nourrir les débats en apportant une vision dépassant les seuls intérêts circonscrits au territoire métropolitain, d’anticiper d’éventuelles conséquences crisogènes qui pourraient les concerner, et enfin de développer dans le cadre de l’approche globale des interactions avec les acteurs interministériels susceptibles de favoriser des solutions aux crises soumises aux facteurs alimentaires. Ainsi, la crise ukrainienne pourrait avoir, au travers de ses conséquences alimentaires, un impact sécuritaire important sur des pays d’Afrique du Nord et du proche Orient dépendant d’ importations en céréales. La coordination des acteurs multinationaux, interministériels et privés, présente des opportunités d’actions préventives ou de préparation à l’intervention. À travers ces deux fonctions stratégiques se dessine donc une continuité qui amène à revoir la perception du sujet alimentaire pour les acteurs de la défense.

Enfin, développer les capacités d’anticipation sur ce sujet stratégique permettrait une contribution des moyens de renseignement des acteurs défense qui pourraient avoir à orienter une partie de leurs capteurs vers les systèmes alimentaires mondiaux. En effet, les logiques de compétition et contestation poussent à l’usage d’attaques en « zone grise », dans le cadre de stratégies hybrides, afin d’exploiter les vulnérabilités adverses tout en restant sous le seuil de l’affrontement. À ce titre, la nourriture peut être une cible de choix. Élément indispensable à la vie, elle charrie de plus une forte charge psychologique. Attaquer les vulnérabilités d’un système alimentaire pourrait donc représenter une façon de paralyser un adversaire. Il appartient donc aux acteurs de la défense de s’assurer, notamment par le renseignement, qu’une telle menace ne se matérialise pas. Par exemple, surveiller les flux dont dépend notre système alimentaire peut être l’objet de renseignement humain et électromagnétique, afin de prévenir une perturbation intentionnelle ou non, par le sabotage des moyens logistiques, les interférences économiques ou les actions terroristes. Dans cette logique, le renforcement des stocks de céréales russes et chinois fin 2021 et le déclenchement de l’ « opération militaire spéciale » russe en février 2022 peuvent interroger sur l’intégration de cette manœuvre dans une stratégie indirecte. De son côté, le gouvernement ukrainien accorde aujourd’hui une dérogation à la conscription pour les acteurs clés du système alimentaire. Dans ce contexte l’agriculture est présentée, aux yeux de la nation, comme partie intégrante de la stratégie de défense nationale.

Pour un continuum sur les stratégies alimentaires

Alors que la guerre en Ukraine ravive brutalement le lien stratégique entre alimentation et sécurité nationale, il est primordial d’inscrire cette réflexion dans un périmètre plus large d’accélération des crises systémiques, favorisant l’exploitation par les potentiels compétiteurs des fragilités de l’adversaire. Le retour d’une certaine forme de « souveraineté nécessaire » est déjà en cours dans le secteur alimentaire avec de nombreuses initiatives liées aux conséquences de la crise sanitaire mondiale du Covid-19. Ainsi, la Commission européenne s’est d’ores et déjà engagée à renforcer la souveraineté alimentaire européenne par un plan d’urgence et les débats autour de la révision de la politique agricole commune prévue pour janvier 2023 sont vigoureux. « Nous sommes en train d’entrer dans une crise alimentaire sans précédent », a déclaré le président Emmanuel Macron au sommet du G7 le 23 mars dernier.

Si le lien entre défense nationale et sécurité alimentaire n’est plus à démontrer, il est aujourd’hui nécessaire d’adapter l’opérationnalisation des mécanismes de gestion de crise en coopération avec les alliés européens. L’approche des acteurs de la sécurité va naturellement évoluer pour sortir de la dichotomie devenue caricaturale entre opération à l’étranger et actions sur le territoire national. L’interdépendance des systèmes alimentaires mérite d’élever le sujet à sa juste place dans le débat stratégique de défense national et européen. Il s’agit d’adopter une vision globale dans une grande stratégie face à des compétiteurs qui n’hésiteront plus à exploiter les ressources primaires de l’alimentation comme un des vecteurs de la victoire.

 

Crédit : Crop Trust

Auteurs en code morse

Clément Gérard et Etienne Vollot

Les chefs de bataillon Clément Gérard (@GERARDCLE) et Etienne Vollot (@EtienneVollot) sont officiers de l’armée de terre, saint-cyriens, et membres de la 29ème promotion de l’école de guerre. Ils ont participé à de multiples opérations, tant extérieures en Afrique, au Levant et en Asie, que sur le territoire national en appui des forces de sécurité intérieure ou des unités de sécurité civile. Ces expériences les ont amenés à côtoyer les problématiques de sécurité et défense au sens large du terme, dans des contextes multinationaux, européens et interministériels, au niveau tactique comme stratégique.

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