Subterfuge ou réalité ? La coopération Japon-OTAN en Indo-Pacifique

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Cet article est une traduction de l’article « Smoke or substance? NATO-Japanese cooperation in the Indo-Pacific », publié sur War on the Rocks le 8 février 2024.

 

Depuis l’adhésion de l’Italie, l’OTAN entretient avec la géographie maritime une relation plus complexe que son nom ne l’indique. Aujourd’hui, alors que des défis à l’ordre international apparaissent sur de multiples fronts, l’Alliance tente de déterminer comment poursuivre sa mission dans l’Indo-Pacifique.

Ces dernières années, les pays d’Europe et d’Asie de l’Est, qui partagent le même état d’esprit, se sont de plus en plus efforcés d’approfondir leurs liens en matière de coopération de défense. L’évolution rapide des relations entre le Japon et l’OTAN, qui a fait la une des journaux des deux côtés du Pacifique ces derniers mois, en est peut-être l’illustration la plus évidente. Cette coopération renforcée est largement saluée à Washington et dans les capitales européennes, tandis qu’elle rencontre un écho plus mitigé dans le reste de la région indopacifique. Elle suscite également, et sans surprise, de fortes réactions négatives de la part de Pékin, de Pyongyang et de Moscou.

Une grande partie de cette coopération semble reposer sur l’hypothèse que l’agression de la Russie en Ukraine est le principal catalyseur d’un « rapprochement » entre le Japon et l’OTAN. En réalité, les deux parties n’ont cessé de renforcer leur partenariat stratégique depuis 2007. Les débats récents risquent ainsi de minimiser ce qui est en fait une histoire bilatérale de plusieurs décennies, et de passer à côté de son véritable potentiel et de ses limites. En réalité, la coopération entre le Japon et l’OTAN est bien antérieure à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et se comprend mieux comme un effort mené par Tokyo pour diversifier ses relations de sécurité au-delà de son alliance avec les États-Unis, ceci afin de se concentrer sur des intérêts communs liés à la sécurité euro-atlantique et indopacifique.

Nous pensons que les relations entre l’OTAN et le Japon sont effectivement bénéfiques pour la sécurité de l’Europe et de la région indopacifique. Toutefois, ce partenariat croissant doit encore promouvoir une vision claire de ses avantages auprès d’une région largement sceptique, voire hostile. L’un des auteurs a passé ces derniers mois sur le terrain, à Tokyo, pour étudier l’orientation future souhaitée de la coopération avec l’OTAN. Sur la base de ces réunions avec des experts japonais et européens, ainsi qu’avec des responsables de l’OTAN, nous soutenons que le Japon et l’OTAN tireraient profit i) d’un engagement en faveur du partage des charges en matière de sécurité économique, ii) d’un effort sur la diplomatie publique, et iii) d’un accroissement du partage des informations et du renseignement.

 

L’histoire des liens entre le Japon et l’OTAN

Il est facile de considérer la déclaration du Premier ministre japonais Fumio Kishida, très largement citée, selon laquelle « l’Ukraine d’aujourd’hui pourrait être l’Asie de l’Est de demain » comme la genèse de l’actuelle coopération entre l’OTAN et le Japon. Il est certain que l’invasion de l’Ukraine a suscité des inquiétudes dans toute la région, craignant que l’échec de la dissuasion en Ukraine ne menace la stabilité en Asie en encourageant les actions agressives de Pékin. À leur tour, les dirigeants européens sont sans doute parvenus à un consensus limité selon lequel tout échec ultérieur de la dissuasion en Asie entraînerait dans son sillage une nouvelle déstabilisation de l’environnement sécuritaire européen.

Pourtant, l’intérêt de Tokyo pour la pertinence stratégique de l’Europe est davantage lié à d’autres propos d’un ancien Premier ministre japonais, antérieur à la guerre en Ukraine. En 2007, lors de la première visite d’un Premier ministre japonais au siège de l’OTAN en Belgique, Shinzo Abe avait déclaré son intention d’approfondir les relations avec l’Alliance : « le travail qui nous attend est tout simplement trop important pour que le Japon et l’OTAN puissent s’offrir le luxe d’emprunter des voies différentes. En nous appuyant sur nos efforts passés, nous devons travailler ensemble pour assurer un avenir pacifique et sûr ». Cet intérêt n’a pas faibli avec les années. En effet, dix ans après cette réunion inaugurale, M. Abe a rencontré le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, et a affirmé que les deux parties « reconnaissent ensemble que les environnements sécuritaires de l’Asie et de l’Europe sont étroitement liés ». C’est au cours de cette réunion que J. Stoltenberg a initialement demandé que le Japon ouvre une « mission indépendante » auprès de l’OTAN, qui est aujourd’hui au cœur de leur relation.

Si l’on remonte encore plus loin, en 1983, le père de M. Abe avait cherché à instituer un mécanisme de consultation entre son pays et l’OTAN. Son objectif était de permettre à Tokyo de participer aux discussions sur la sécurité européenne si celles-ci susceptibles d’avoir un impact sur les intérêts du Japon en matière de sécurité nationale. Bien que cette tentative ait échoué en raison des protestations de la France (tout comme la France a récemment bloqué le premier bureau de l’OTAN dédié à l’Indo-Pacifique à Tokyo), elle souligne une nouvelle fois le fait que les penseurs stratégiques japonais reconnaissent depuis longtemps les liens entre les environnements sécuritaires euro-atlantique et indo-pacifique.

Au cours des dernières décennies, la coopération « dure » en matière de sécurité s’est progressivement imposée dans les relations entre le Japon et l’OTAN, comme en témoignent une série d’accords formels et des engagements élargis entre les armées. En 2010, le Japon et l’OTAN ont notamment signé un accord sur la sécurité des informations et des matériels, après avoir convenu de « se consulter sur des questions d’intérêt commun liées à la politique et à la sécurité, et d’élargir et d’intensifier la coopération à cet égard ». En 2014, les Forces japonaises d’autodéfense (JSDF) ont participé pour la première fois à des exercices combinés avec leurs homologues de l’Alliance dans le cadre de l’opération Ocean Shield, une initiative axée sur la lutte contre la piraterie. Depuis 2014, les JSDF ont conservé leurs capacités opérationnelles, en conformité avec les normes, règles et procédures de l’Alliance, et utilisé des équipements similaires dans le cadre de la Partnership Interoperability Initiative, ce qui laisse entrevoir la possibilité d’une plus grande interopérabilité à l’avenir.

 

Renforcer la résilience et réduire les vulnérabilités

Pour les dirigeants de Tokyo et de Bruxelles, la voie à suivre semble claire. En continuant à approfondir la coopération bureaucratique et sécuritaire, l’OTAN et le Japon peuvent renforcer la dissuasion dans leurs régions respectives et bénéficier d’un partenariat géographiquement diversifié. Cette hypothèse n’a été institutionnalisée que très récemment dans le concept stratégique 2022 de l’OTAN, qui reconnaît la République populaire de Chine (RPC) comme un « défi stratégique ». En réalité, exprimer des préoccupations concernant la Chine dans un document stratégique est une chose, mais se mettre d’accord en termes concrets sur ce que l’OTAN devrait faire collectivement pour relever ce défi est une entreprise tout à fait plus complexe. C’est d’ailleurs ce qu’a clairement souligné le récent sabordage par la France du projet de l’OTAN d’ouvrir son premier bureau dédié à l’Indo-Pacifique à Tokyo. D’ailleurs, à l’heure actuelle, il n’existe pas de consensus sur ce que devrait être le rôle de l’OTAN dans cette région. Alors que les différents pays de l’Alliance publient leurs propres stratégies « Indo-Pacifique », un engagement militaire coordonné de l’OTAN, c’est-à-dire « sous drapeau de l’OTAN », reste une possibilité très lointaine.

L’article 6 du Traité de Washington délimite clairement les frontières géographiques de l’invocation de l’engagement de défense mutuelle de l’article 5, ce qui signifie que l’OTAN ne sera jamais la pièce maîtresse de la dissuasion dans l’Indo-Pacifique. L’OTAN et le Japon cherchent plutôt à concentrer leur coopération sur des intérêts similaires. A ce titre, leurs expériences communes au sujet de la lutte contre la coercition économique, les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement, et la guerre informationnelle russe et chinoise leur ont enseigné des leçons essentielles.

De plus, il est important de noter que ces domaines de coopération sont fermement ancrés dans le langage juridique de la charte fondatrice de l’OTAN. Le communiqué de Vilnius de 2023 identifie les opérations hybrides contre les alliés comme pouvant atteindre le niveau d’une attaque armée, ce qui pourrait amener le Conseil à invoquer l’article 5 du traité de Washington. Le communiqué définit également les menaces et les défis hybrides provenant d’acteurs étatiques et non étatiques comme des activités qui « ciblent nos institutions politiques, nos infrastructures critiques, nos sociétés, nos systèmes démocratiques, notre économie et la sécurité de nos citoyens », mentionnant plus de 20 fois les menaces liées à la désinformation, à la technologie, à la coercition économique et aux vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement. Dans cette optique, la coopération entre l’OTAN et le Japon est l’occasion de coordonner et de développer une boîte à outils commune contre les « adversaires ». L’élargissement de l’article 5 aux menaces hybrides élargit considérablement l’espace de coopération entre le Japon et l’OTAN afin de renforcer la résilience mutuelle face aux défis sécuritaires partagés.

Le Japon et l’OTAN disposent chacun d’avantages comparatifs uniques pour contrer les menaces hybrides. L’expérience de l’OTAN dans la lutte contre la désinformation russe et celle du Japon dans la réponse efficace à la coercition économique chinoise peuvent constituer d’importantes bonnes pratiques à adopter par l’autre partie. Ainsi, le renforcement de la coopération entre l’OTAN et le Japon face aux défis hybrides améliore la sécurité et la stabilité dans l’ensemble de la région euro-atlantique et de la région indopacifique.

 

Des réponses régionales mitigées

La coopération naissante entre le Japon et l’OTAN, tout en visant à renforcer la sécurité et la stabilité dans la région indopacifique, suscite des inquiétudes parmi les États d’Asie du Sud-Est les plus sceptiques en matière d’alignement. Il est certain que ce malaise n’échappe pas aux dirigeants de l’OTAN. La France, par exemple, reconnaît depuis longtemps le problème de réputation de l’OTAN en Asie du Sud-Est et a donc occasionnellement joué le rôle de trouble-fête dans l’expansion de l’Alliance dans la région.

En effet, les dirigeants d’Asie du Sud-Est se méfient d’une conception sécuritaire majoritairement centrée sur les préoccupations de l’Occident, craignant qu’il ne perturbe le fragile équilibre des pouvoirs dans la région. Bien que ces craintes puissent être nourries par un manque de compréhension quant à la nature du rôle de l’OTAN en Asie du Nord-Est et du Sud-Est, elles ne sont pas nécessairement infondées si l’on considère l’histoire de la région en matière de conflits post-coloniaux, d’interventions militaires européennes et de manque de flexibilité stratégique dans la gestion des différends territoriaux en cours avec la Chine. Pour de nombreux dirigeants de l’ASEAN, le risque d’escalade et de polarisation, divisant la région entre États alignés sur l’Occident et États alignés sur la Chine, représente le pire des scénarios. Par conséquent, si un certain nombre d’États d’Asie du Sud-Est sont favorables à des liens de sécurité plus étroits avec Tokyo et Washington, le scepticisme à l’égard d’un partenariat plus large entre le Japon et l’OTAN reste très répandu.

Un exemple paradigmatique peut être trouvé dans les défis auxquels les pays membres de l’alliance AUKUS ont été confrontés lorsqu’ils ont annoncé le projet d’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire par l’Australie. L’initiative a été accueillie avec scepticisme, et même condamnée par divers gouvernements d’Asie du Sud-Est et des îles du Pacifique, principalement en raison de craintes de prolifération nucléaire, renforcées par la propagande chinoise et russe. En réponse, le gouvernement australien a posté du personnel diplomatique à Canberra et à Vienne (au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique) pour lutter contre la désinformation à ce sujet.

Pour autant, ce scepticisme régional ne signifie pas que Tokyo et Bruxelles doivent cesser de renforcer leurs liens. Au contraire, le succès de ces relations dépend largement de leur capacité à répondre à ces préoccupations régionales et à les atténuer. En conséquence, nous estimons qu’il est tout aussi important pour le Japon et l’OTAN d’articuler ce que la coopération implique, et n’implique pas. Cette clarté est essentielle pour contrecarrer le discours véhiculé par les campagnes de désinformation du Parti communiste chinois (PCC), qui présente l’OTAN comme une force déstabilisatrice dans la région. Pour combattre cette rhétorique, il faut une vision, des objectifs et des buts clairs et complets, qui orientent et contextualisent les engagements du Japon et de l’OTAN en matière de sécurité. Le défi consiste à rassurer l’Asie du Sud-Est sur le fait que le partenariat vise à contribuer positivement à la stabilité et à la sécurité régionales, sans exacerber les tensions existantes ni créer de factions vis-à-vis de la Chine.

 

Aller de l’avant

Pour renforcer les relations entre l’OTAN et le Japon dans la région indopacifique, nous recommandons des ajustements politiques dans trois domaines clés : la diplomatie publique, la sécurité économique et la lutte contre la désinformation.

Avant toute chose, l’OTAN devrait publier une déclaration claire de sa vision indopacifique avant d’accroître son implication dans la région. L’OTAN gagnerait à préciser qu’elle a l’intention de travailler avec les partenaires de l’Indo-Pacifique et pas nécessairement dans l’Indo-Pacifique lui-même, une distinction qui serait mieux étayée par une déclaration officielle de l’Alliance. Cette vision devrait inclure des termes décrivant d’autres objectifs mutuellement acceptables dans la région, notamment le désir de promouvoir un ordre fondé sur des règles, sur la liberté de navigation et l’affirmation de la centralité de l’ASEAN. Tout planificateur militaire sait en effet combien il est important d’énoncer une vision et des tâches claires avant de se lancer dans un environnement stratégique complexe.

Ensuite, l’OTAN devrait être reconnue comme un espace de discussion au sujet des menaces liées à la sécurité économique. En effet, celles-ci ont un impact égal sur l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, ce qui rend les solutions politiques fragmentaires, c’est-à-dire État par État, largement inapplicables. Le débat en cours au sein des États membres de l’OTAN concernant la sécurité des chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs, souligne par exemple l’importance du partage d’informations sensibles pour stimuler l’action conjointe des pays partenaires et alliés. Certes, la position actuelle du Japon, à la traîne en matière de sécurité de l’information, constitue le principal obstacle à une telle initiative. Cependant, l’intention du Japon d’instituer un système formel d’habilitation de sécurité et les récentes informations selon lesquelles l’OTAN et Tokyo envisagent de mettre en place une ligne dédiée au partage d’informations de sécurité ouvrent de nouvelles possibilités pour une coopération plus approfondie en matière de renseignement. Si des progrès sont réalisés sur ce front du renseignement, le Japon devrait également être officiellement ajouté en tant que partenaire de l’Alliance par le biais de l’accord de partage du renseignement avec les sept pays non membres de l’OTAN, ce qui donnerait plus de mordant à la coopération en cours en matière de sécurité économique.

Enfin, le Japon et l’OTAN devraient lancer un échange d’informations entre leurs organismes gouvernementaux concernant les campagnes de désinformation menées par la Russie, la Chine et d’autres acteurs malveillants. Il s’agit notamment de comprendre les réseaux, les tactiques et les sources de cette désinformation. L’OTAN est notamment dans la ligne de mire de l’appareil de désinformation du PCC, et Pékin est déterminé à faire croire que la coopération entre l’OTAN et le Japon favorise la déstabilisation et exacerbe les tensions régionales. Compte tenu de l’importance accordée à la lutte contre la guerre informationnelle russe, notamment au sujet du maintien du soutien de l’OTAN à l’effort de guerre ukrainien, et de la résilience de la société ukrainienne, ces leçons s’avéreraient tout à fait pertinentes dans toute situation d’urgence à Taïwan.

 

Conclusion

La montée en puissance du Japon en tant que leader dans les affaires de défense de l’Asie au 21e siècle, généralement soutenue par les dirigeants de l’Asie du Sud-Est, était autrefois redoutée pour les mêmes raisons que l’entrée de l’OTAN en Asie l’est aujourd’hui.

Il n’y a pas si longtemps, les dirigeants d’Asie du Sud-Est affirmaient que la « remilitarisation » du Japon constituait le plus grand risque de bouleversement du dilemme sécuritaire de l’Asie. Le succès du Japon dans la gestion et la construction de son image en tant que partenaire de sécurité dans la région est l’exemple parfait du type d’ouverture qui sera nécessaire pour faire de l’OTAN un partenaire bienvenu en Indo-Pacifique. Tokyo ne doit pas oublier que cette réussite a été facilitée par une action d’ouverture cohérente et à long terme, fondée sur la confiance mutuelle et sur les biens communs.

Nous n’assistons pas aux premières étapes d’une expansion significative de l’OTAN dans l’Indo-Pacifique. Pourtant, si elle est gérée correctement, selon des attentes claires et réalistes, une coopération Japon-OTAN approfondie en matière de sécurité pourrait effectivement renforcer la dissuasion.

 

Crédits photo : OTAN

Auteurs en code morse

Ryan Ashley et Jada Fraser

Ryan Ashley est un officier de renseignement de l’Armée de l’air américaine, qui a acquis une vaste expérience opérationnelle en Asie de l’Est et au Japon. Il est doctorant à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’université du Texas. Il est également chargé de cours à l’École des opérations spéciales de l’Armée de l’air. Il a déjà publié des articles sur la sécurité en Asie de l’Est et les relations internationales dans War on the Rocks, Nikkei Asia et The Diplomat.

 

Jada Fraser est étudiante en maîtrise en études asiatiques à l’Edmund A. Walsh School of Foreign Service de l’université de Georgetown, et ancienne rédactrice en chef du Georgetown Journal of Asian Affairs. Elle est membre du Young Leaders Program et du U.S.-Japan Next Generation Fellow du Pacific Forum. Elle a déjà publié des articles pour Nikkei Asia, le Lowy Institute, et l’Australian Strategic Policy Institute.

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