Cet article est une traduction de « More NATO in the Arctic Could Free the United States Up to Focus on China », publié sur War on the Rocks le 21 novembre 2024.
La collaboration croissante entre la Russie et la Chine dans l’Arctique a été particulièrement mise en évidence en juillet 2024, lors d’un exercice naval incluant neuf navires russes et chinois, qui ont conjointement patrouillé dans le Pacifique Nord-Ouest. Autre première historique ce mois-là, deux bombardiers russes et deux bombardiers chinois ont pénétré dans la zone d’identification de la défense aérienne (ADIZ) de l’Alaska, avant d’être interceptés par des chasseurs américains et canadiens. Néanmoins, certains spécialistes affirment que cette coopération russo-chinoise « reste limitée » dans l’Arctique et qu’elle est principalement motivée par une forme d’opportunisme et par des intérêts économiques. Ces points de vue sur l’exceptionnalisme arctique ne tiennent toutefois pas compte de la concurrence géopolitique croissante, qui s’explique en grande partie par la domination de la Russie sur l’Arctique par rapport à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Le fait que l’Arctique devienne un champ de bataille stratégique a été explicitement reconnu en juin 2024 par la stratégie arctique du ministère de la Défense américain, qui fait état d’une collaboration croissante entre Moscou et Pékin. Malgré des pertes importantes au combat en Ukraine, la Russie continue d’étendre sa présence et ses activités militaires dans l’Arctique. L’environnement unique de l’Arctique nécessite une formation et un équipement spécialisés, ce qui pose vraisemblablement des problèmes aux États-Unis pour projeter et maintenir des forces militaires dans la région. Cette tâche est d’autant plus compliquée que la stratégie américaine est axée sur la lutte contre la Chine dans la région indopacifique. L’OTAN représente une forme idéale de partage des charges dans l’Arctique, permettant aux États-Unis de se concentrer ailleurs.
Alors que l’administration Trump se tourne à nouveau vers l’Asie, le maintien de liens solides avec l’OTAN est crucial, malgré les discours en sens contraire. Depuis 2019, l’OTAN lie sa survie stratégique à un pivot indopacifique, et l’administration Trump devra s’appuyer davantage sur ses alliés otaniens tournés vers l’Arctique pour dissuader les ambitions russes et chinoises. L’armée américaine dispose de forces minimales capables d’opérer dans l’Arctique, et elle doit également défendre ses infrastructures spatiales dans la région. En s’appuyant sur l’OTAN, et en particulier sur l’expertise arctique des alliés britanniques, canadiens et nordiques, les États-Unis peuvent assurer une présence stable dans l’Arctique, ce qui leur permettra d’adopter une posture militaire robuste dans la région indopacifique.
L’importance stratégique de l’Arctique
L’Arctique est devenu une arène unique de la concurrence mondiale. C’est la seule région du monde où la Russie et la Chine opèrent à proximité immédiate de l’Amérique du Nord dans divers domaines. La fonte des glaces et les progrès technologiques ont amélioré l’accessibilité de la région, faisant passer l’Arctique d’un « tampon stratégique » à un point chaud pour des ressources précieuses telles que le pétrole, le gaz, les minéraux des terres rares et de nouvelles pêcheries, tout en ouvrant des routes maritimes plus courtes entre l’Europe et l’Asie. Cette accessibilité accrue libère un immense potentiel économique, comme 90 milliards de barils de pétrole non découverts, 30 % du gaz naturel non découvert dans le monde et 1 000 milliards de dollars de minerais de terres rares. Toutefois, ces opportunités s’accompagnent d’une concurrence grandissante, où la présence croissante de la Chine et de la Russie remet directement en cause les intérêts des États-Unis et de l’OTAN.
L’Arctique est depuis longtemps au cœur de l’identité et de la sécurité de la Russie, qui contrôle 53 % du littoral arctique. Sa politique arctique y identifie ses besoins en matière d’économie et de sécurité. Avec la fonte des glaces, la région représente un véritable problème de sécurité pour la Russie et les États-Unis. L’Arctique est en effet crucial pour l’économie russe, puisqu’il représente 10 % du PIB de la Russie et 20 % de ses exportations. La Russie a étendu son empreinte militaire en rouvrant des bases de l’ère soviétique, en déployant des systèmes de missiles avancés et en investissant dans des brise-glaces à propulsion nucléaire. La péninsule de Kola, qui abrite la plupart des sous-marins russes équipés de missiles balistiques, souligne le rôle de l’Arctique dans la stratégie de dissuasion nucléaire de la Russie. En outre, Moscou tente de contrôler la route maritime du Nord, remettant en cause les normes internationales de liberté de navigation, ce qui constitue une menace directe pour le flanc nord de l’OTAN et les intérêts économiques des États membres.
Les activités de la Chine dans l’Arctique compliquent davantage le paysage sécuritaire. Bien qu’elle ne soit pas une nation arctique, la Chine s’est déclarée « État du proche Arctique » et cherche à exercer une influence par le biais de son initiative de la route de la Soie polaire. Ces efforts, souvent à double usage, soutiennent des objectifs militaires. Les exercices conjoints sino-russes dans l’Arctique, y compris les patrouilles conjointes (navales, garde-côtes, bombardiers) témoignent d’un alignement militaire accru contre les États-Unis. Ils représentent un défi stratégique pour l’OTAN et la défense de la patrie américaine, en combinant la présence militaire de la Russie avec les capacités économiques et technologiques de la Chine.
La précieuse expertise de l’OTAN sur l’Arctique
La convergence des intérêts russes et chinois dans l’Arctique et au-delà exige des États-Unis qu’ils travaillent avec et par l’intermédiaire de leurs alliés pour contrer les menaces dans la région. Traditionnellement, les États-Unis jouissent d’une domination militaire inégalée, mais dans l’Arctique, ils sont désormais confrontés à une alliance émergente entre deux concurrents redoutables. Cette situation souligne la nécessité d’une approche collaborative avec les alliés de l’OTAN pour garantir la préparation à une crise dans l’Arctique. La domination américaine ne peut être considérée comme acquise. Dans cette région, les capacités américaines ne sont pas suffisantes pour contrer la Russie, sans parler d’une alliance sino-russe.
D’après nos recherches récemment publiées, les opérations militaires réussies dans l’Arctique nécessitent non seulement des équipements spécialisés, mais aussi une formation et une doctrine spécifiques à la guerre polaire. Les opérations dans l’Arctique représentent un défi unique, avec une logistique complexe, des conditions météorologiques extrêmes et des changements saisonniers tels que les jours et les nuits polaires. Par conséquent, la mise en place de forces prêtes au combat sur le terrain nécessite la « formation et le développement délibérés de dirigeants soucieux de l’Arctique, ainsi qu’une collaboration avec les alliés et les partenaires afin d’améliorer les capacités de combat par temps froid sur l’ensemble du spectre ». La guerre dans l’Arctique exige plus que de simples équipements spécialisés : elle requiert une attention particulière des troupes qui seront chargées de la mener. Les enseignements tirés des conflits précédents dans l’Arctique portent notamment sur : la nécessité d’une formation et d’un équipement pour la guerre par temps froid, d’une doctrine dédiée à la guerre polaire, d’opérations conjointes, d’interopérabilité, de mobilité dans des conditions arctiques, de planification d’un approvisionnement accru et d’une logistique unique, de sensibilisation et de renseignement sur le domaine arctique, de perturbation du commandement et du contrôle (C2) par les conditions météorologiques spatiales, de problèmes météorologiques polaires inimitables associés aux jours et aux nuits polaires, ou encore de contrôle des lignes de communication maritimes arctiques et de garantie de l’unité de commandement.
Heureusement, l’OTAN a déjà mis en place une grande partie de l’infrastructure nécessaire avec les pays nordiques. Par exemple, la Force expéditionnaire conjointe dirigée par le Royaume-Uni a été créée en 2014 et a mis l’accent sur les capacités de guerre arctique avec les forces militaires nordiques dans le Grand Nord. Parmi les développements plus récents, citons l’établissement d’un Commandement de la composante terrestre multi-corps (MCLCC) en Finlande, la formation d’une force aérienne nordique (Nordic Air Force) et la création d’un commandant de la Task Force baltique de l’OTAN (CTF Baltic) dans la ville portuaire allemande de Rostock. Tous ces éléments témoignent d’un renforcement de la cohésion, des capacités et de la communication de l’OTAN, contribuant ainsi à établir les « 3 C de la dissuasion » autour du cercle polaire arctique.
Le rôle de l’OTAN dans la défense de l’Arctique est devenu de plus en plus vital, et l’Alliance peut tirer parti de l’expertise polaire de ses pays arctiques. Le Canada, le Danemark (Groenland), la Norvège, la Suède et la Finlande sont très bien entraînés à la guerre par temps froid, ont une connaissance approfondie des opérations dans l’Arctique et sont géographiquement positionnés pour répondre rapidement aux menaces dans la région. En outre, les pays nordiques négocient conjointement l’acquisition d’un véhicule de combat d’infanterie spécialement conçu pour le climat subarctique.
L’expertise de la Finlande en matière de guerre arctique remonte à la guerre d’Hiver (1939-1940), au cours de laquelle elle a résisté plus longtemps, et mieux que prévu, à une force soviétique supérieure en nombre grâce à des tactiques supérieures adaptées à son environnement arctique unique, avant de finalement perdre. Les contributions de la Finlande à l’OTAN comprennent d’importantes forces terrestres et des feux à longue portée. De même, la Norvège accueille le Centre d’excellence de l’OTAN pour les opérations par temps froid (CWO COE). La récente adhésion de la Suède à l’OTAN renforce les capacités aériennes et la base industrielle de l’alliance, tandis que le Commandement conjoint de l’Arctique du Danemark apporte une présence, une expérience et des capacités essentielles. Le Canada est depuis longtemps un partenaire clé des États-Unis dans l’Arctique, puisqu’il fait partie du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD).
Combler les lacunes dans la glace
Alors que le Canada et les pays nordiques se spécialisent davantage dans la conduite de la guerre dans l’Arctique, l’OTAN reste confrontée à d’importantes lacunes en matière de capacités militaires dans la région. Pour contrer efficacement les agressions potentielles de la Russie et de la Chine dans l’Arctique, l’OTAN doit renforcer sa capacité à mener une série d’opérations militaires spécialisées sur le territoire, notamment des tirs de longue portée, la « multi-domain awareness » (MDA), la défense aérienne et antimissile, les aéronefs d’attaque, les opérations amphibies et le soutien logistique de forces résistantes capables de supporter des déploiements prolongés dans des conditions polaires difficiles.
L’OTAN est confrontée à des défis spécifiques en matière de préparation navale dans l’Arctique, notamment en ce qui concerne les navires et les brise-glaces capables de résister aux glaces, qui constituent un « élément important de la souveraineté dans » la zone. La Russie détient un avantage certain avec ses 46 brise-glaces, ses patrouilleurs océaniques du projet 22100 et ses nouveaux patrouilleurs brise-glaces du projet 23550 (classe Ivan Papanine). Ces navires offrent à la Russie un avantage important dans l’Arctique, lui offrant une présence et une mobilité supérieures. L’OTAN devrait se concentrer sur la construction de navires supplémentaires, tels que les navires de patrouille extracôtiers de classe Harry DeWolf (NPEA) du Canada et une version actualisée des frégates danoises de la classe Thetis. Le pacte ICE récemment conclu entre les États-Unis, le Canada et la Finlande est un pas dans la bonne direction pour renforcer leurs bases industrielles respectives afin de construire davantage de brise-glaces. En outre, des partenariats avec des alliés non-membres de l’OTAN disposant de brise-glaces, tels que le Japon, la Corée du Sud et l’Australie, pourraient soutenir les opérations de l’OTAN dans l’Arctique en cas de crise. Pour combler les lacunes actuelles de la couverture de l’Arctique, l’OTAN a besoin de davantage de capacités d’anti-accès (A2/AD) afin de constituer une menace crédible pour les opérations russes. L’OTAN doit s’engager dans une campagne d’investissement soutenue pour renforcer ses capacités de dissuasion dans l’Arctique, tant sur terre qu’en mer.
Des capacités arctiques minimales
Les États-Unis ont besoin de l’OTAN pour la stabilité de l’Arctique, en raison des difficultés à engager des ressources tangibles dans l’Arctique en dehors de stratégies plus creuses. L’augmentation de la formation spécifique à l’Arctique, le développement des capacités de brise-glace et l’amélioration de l’interopérabilité avec le Canada, les pays nordiques et les pays soucieux de l’Arctique (comme le Royaume-Uni) sont des étapes essentielles pour la projection d’une force dans l’Arctique. Les exercices d’entraînement tels que Arctic Edge et la Joint Pacific Multinational Readiness Center Rotation 24-02 (JPMRC 24-02) témoignent des progrès accomplis, mais devraient être intensifiés pour contrer la menace posée par l’alliance sino-russe grandissante. Les États-Unis maintiennent également des installations critiques dans l’Arctique, notamment la base spatiale de Pituffik au Groenland, qui sert de plaque tournante pour la défense antimissile et les communications par satellite, mais d’autres bases arctiques sont nécessaires pour faire face à la concurrence dans la région. De même, l’armée américaine a créé la 11e division aéroportée « Arctic Angels » en 2022 à Anchorage, en Alaska, avec 11 000 soldats spécialisés dans les opérations par temps extrêmement froid. Cependant, il est problématique que cette unité se maintienne « prête pour des déploiements mondiaux [et] pour des opérations de combat à grande échelle » alors qu’elle devrait se concentrer entièrement sur la guerre polaire. Pire encore, l’unité est confrontée à de nombreux problèmes de nature morale en interne.
Les États-Unis devraient aller plus loin dans le renforcement de leurs capacités arctiques, en intensifiant leurs programmes de formation spécifiques à l’Arctique et en investissant dans la recherche et le développement visant à améliorer les capacités opérationnelles par temps froid. Il s’agit notamment de développer leur flotte de brise-glaces, qui est actuellement insuffisante pour mener à bien les missions nécessaires en temps de paix, et encore moins pour soutenir un conflit potentiel dans la région.
Toutefois, ces initiatives sont peu probables car l’Arctique n’est pas une priorité dans le cadre des postures actuelles de gestion des forces mondiales. La hiérarchisation impitoyable des priorités en matière de défense signifie que l’Arctique continuera probablement d’être une région négligée, malgré les risques croissants. Les États-Unis devraient donc favoriser une plus grande coopération avec leurs alliés de l’OTAN dans l’Arctique, en particulier le Canada et les pays nordiques, afin de garantir une réponse coordonnée et efficace à toute crise potentielle dans la région. Pour cela, il faudrait soutenir l’engagement de la société civile auprès des populations autochtones établies autour du cercle polaire, et ce de manière mutuellement bénéfique, pour assurer leur sécurité et permettre une meilleure connaissance du domaine arctique.
Une force expéditionnaire interarmées combinée pour l’Arctique
Le Canada, les pays nordiques et d’autres alliés soucieux de l’Arctique devraient diriger l’OTAN dans la défense de ce territoire, alors que les États-Unis pivotent pour contrer la Chine dans la région indopacifique. La menace combinée sino-russe est mondiale et les États-Unis ont besoin d’alliés pour partager le fardeau de la défense. Les États-Unis et l’OTAN devraient tirer parti de l’expertise des alliés arctiques pour créer au sein de l’OTAN une force expéditionnaire interarmées combinée dirigée par les pays nordiques et orientée vers ce pôle, ce qui permettrait à l’alliance de mettre en place une force spécialisée qui constituerait une force de dissuasion crédible dans l’Arctique.
La création d’une force expéditionnaire interarmées combinée dirigée par les pays nordiques pour l’Arctique réduirait la pression sur les forces américaines. L’OTAN n’a pas de stratégie pour l’Arctique, si ce n’est une déclaration d’octobre 2024 sur la défense des « intérêts des Alliés dans l’Arctique ». L’OTAN a besoin d’une stratégie globale pour l’Arctique qui conduise à des investissements dans l’infrastructure, la formation et l’équipement pour faire face à la puissance russe dans l’Arctique. Sans ressources adéquates, la Russie continuera à dominer l’Arctique, rendant la région moins sûre pour le commerce international, la liberté de navigation et le respect des règles de droit. Une domination sino-russe de l’Arctique aurait de graves répercussions sur la sécurité mondiale et la stabilité économique. Grâce à une action collective et à un meilleur état de préparation spécifique à la région, l’OTAN peut dissuader l’agression sino-russe dans l’Arctique tout en soutenant la réorientation des États-Unis vers l’Indopacifique.
Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas la position officielle du département de l’Armée, du département de l’Armée de l’Air, du département de la Défense ou du gouvernement américain. Cet article a reçu le soutien de l’Air Force Office of Scientific Research sous le numéro FA9550-20-1-0277.
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