Au cours de la dernière année – que cela soit à travers les réactions à l’invasion russe de l’Ukraine ou à travers l’évolution des relations avec certains États d’Afrique subsaharienne – les Européens ont pu constater à quel point la Russie avait gagné en influence sur le continent africain. Alors que la majorité des États ont condamné l’invasion commencée le 24 février 2022, les pays africains se sont montrés divisés dans leur réponse, avec plusieurs gouvernements adoptant une position ouvertement neutre face à la guerre, comme le Sénégal et la Namibie. Plus préoccupant encore, certains États ont fait le choix de réduire leurs engagements sécuritaires avec leurs partenaires occidentaux ou encore leurs partenariats miniers au profit de la Russie. Ainsi, la junte malienne a progressivement demandé que les forces occidentales quittent le pays en faveur du groupe mercenaire Wagner qui prétend « reprendre les rôles » des anciens partenaires européens du Mali. Moscou trouve donc en Afrique un espace pour accroître son influence et affaiblir les intérêts occidentaux sur place.
Dans un contexte où la Russie monte en puissance en Afrique, comprendre les leviers d’influence du Kremlin sur le continent est devenu des plus nécessaires. Parmi ces leviers, la diplomatie de défense et la coopération militaire, notamment, fournissent aujourd’hui à Moscou des atouts pour concurrencer l’Occident et la Chine. On entend souvent parler des avantages de l’industrie de l’armement russe sur le continent ou même des liens de longue date avec certains pays africains ayant reçu le soutien soviétique pendant la Guerre froide. Or, cette diplomatie de défense est accompagnée par l’un des leviers les moins compris dans l’étude des relations internationales, celui des opérations des services de renseignement. En effet, la confluence d’accords officiels, de réseaux d’affaires et d’influence dans un contexte de concurrence avec l’Occident a transformé les réseaux du Kremlin en véritable Russafrique. Cet article vise précisément à explorer un élément méconnu de ces réseaux : les services de renseignement russes et leurs activités sur le continent.
Dans la grande stratégie russe, l’Afrique est généralement considérée comme un espace d’opportunité : soit pour remplacer les partenaires occidentaux perdus à cause de sanctions, en développant des relations commerciales avec les pays du continent, soit pour contrarier l’influence occidentale en Afrique. Dans ces deux cas, les services de renseignement interviennent et jouent un rôle. Toutefois, l’on en sait relativement peu sur l’espionnage russe en Afrique après 1991, alors même que les services de renseignement ont eu un intérêt pour ce continent au moins depuis la Guerre froide. À cette époque, les services de renseignement soviétiques se focalisaient sur le soutien à certains mouvements d’indépendance africains et à la protection des régimes alignés avec Moscou. Aujourd’hui, le renseignement travaille afin de soutenir les entreprises russes sur le continent et pour discréditer certains pays occidentaux, notamment la France en Afrique de l’Ouest. Pour remplir ces tâches, les principaux services russes ont donc une présence sur le continent en coopérant avec des acteurs russes présumés non étatiques, comme le groupe Wagner.
Les services de renseignement russes et l’Afrique : une histoire de longue date
Trois services de la communauté russe du renseignement interviennent sur le continent africain : la direction générale des renseignements de l’État-major des Forces armées (souvent appelé GRU en russe), le service fédéral de sécurité (FSB) et le service des renseignements extérieurs (SVR). Le FSB est certes essentiellement en charge de la sécurité intérieure du pays, mais il joue néanmoins un rôle au-delà des frontières russes, notamment dans les pays limitrophes et peu éloignés géographiquement. Jouissant d’un certain degré de visibilité, ce service est considéré comme le successeur du KGB soviétique et a été à plusieurs reprises ces dernières années le service le plus apprécié par le président Poutine, ce qui lui donnait des atouts, notamment pour s’imposer sur les questions de renseignement à l’étranger (y compris au sein d’États situés sur d’autres continents). Ceci est notable, car c’est normalement le SVR qui est l’héritier du mandat de renseignement extérieur du KGB. Ce dernier, néanmoins, agit de manière plus discrète en général. Enfin le GRU, qui a peu évolué depuis la chute de l’URSS, est souvent le service déployé pour mener des opérations agressives hors du voisinage russe immédiat, comme la tentative de coup d’État au Monténégro de 2016 et l’empoisonnement de Sergey et Julia Skripal en 2018.
Pour aucun de ces services, l’Afrique ne constitue un nouveau domaine à couvrir. Les trois services russes ont, dans leurs prérogatives, des compétences spécifiques concernant le continent. Le quatrième « directorat » du GRU est à ce titre dédié au renseignement sur ce continent. Le FSB est présent en Afrique jouant plusieurs rôles, souvent avec le concours des autorités civiles russes et africaines, soutenant les activités de la diplomatie de défense russe. Enfin, le SVR compte l’Afrique subsaharienne parmi ses spécialisations régionales, sur lesquelles il a mis l’accent au cours des dernières années. En 2016, le président russe Vladimir Poutine a par ailleurs déclaré que l’Afrique devrait compter parmi les régions d’intérêt du SVR.
À l’issue de la Guerre froide, Moscou a significativement réduit sa présence en Afrique en ne maintenant qu’un petit nombre de ses partenaires dans la sphère sécuritaire. Or, depuis 2015, la Russie cherche à sortir de l’isolement diplomatique qu’elle subit depuis son annexion de la Crimée en engageant de nouveaux partenaires, et nombre d’entre eux se trouvent en Afrique. Aujourd’hui, force est de constater que son influence s’est répandue partout sur le continent, souvent dans un cadre officiel, mais également pour mener des opérations subversives. Mieux comprendre les modalités de coopération dans la sphère du renseignement peut nous donner une idée de l’ampleur des activités menées par les services russes en Afrique.
Qui coopère avec le renseignement russe ? Et comment ?
La Russie dispose de relativement peu d’atouts pour mener une véritable stratégie d’influence en dehors de l’Europe et de l’Asie centrale. La taille de l’économie russe et le manque de technologies haut de gamme font de la Russie un partenaire peu attractif par rapport aux États-Unis, à l’Europe ou à la Chine. Le Kremlin a toutefois trouvé des niches où il peut avoir du succès face à la concurrence, comme dans le domaine de l’énergie ou de l’exportation des grains et des engrais. La sphère militaire compte parmi ces domaines d’action privilégiés grâce à la taille de l’industrie russe de l’armement et de ses standards moins exigeants (voire inexistants) en matière de défense des droits de l’homme. La coopération active avec les services de renseignement russes, sur laquelle nous nous concentrons dans cet article, fait partie de cette offre de coopération sécuritaire.
Selon la Russie, les engagements officiels dans la sphère sécuritaire auraient pour objectif de soutenir la lutte contre le terrorisme en Afrique. À ce titre, depuis 2015, et encore plus fréquemment depuis 2017, Moscou a signé plusieurs accords de coopération militaire et sécuritaire avec des partenaires africains. En 2022, plus d’une trentaine d’accords ont été signés avec la moitié des États du continent. Parmi ces accords dans la sphère militaire, vingt-sept sont intégralement disponibles en ligne dans des bases de données gouvernementales russes et autres. Il existe en outre plusieurs accords et documents signés dont on entend parler, mais auxquels nous n’avons pas accès, comme celui signé avec le Cameroun en 2022.
Afin d’identifier comment se diffuse la présence des services de renseignement russes en Afrique, il n’est pas déraisonnable de considérer ces accords comme un possible indicateur de la coopération dans la sphère des renseignements, car ce type de document a, dans le passé, parfois ouvert la porte à une présence des services russes et soviétiques plus répandue. Un des cas les plus connus est celui de l’Inde qui, suite à un accord signé en 1971 avec Moscou, était devenue une place forte de l’espionnage soviétique pendant la Guerre froide.
Concrètement, la plupart des accords ouverts portent sur la coopération technique entre les ministères de la Défense des pays signataires. Des séminaires, des visites et des missions d’entraînement comptent parmi les moyens de coopération prévus par ces documents. Dans presque tous les cas, ils permettent aussi la livraison d’armes et leur entretien, les armes étant l’un des vecteurs de l’influence russe partout dans le monde. Il n’est donc pas surprenant que Moscou soit devenu le principal fournisseur d’armes du continent africain.
On pourrait oublier que ces accords comportent souvent un volet portant sur l’échange d’information. Parmi les vingt-sept documents analysés, dix contiennent un article concernant l’échange d’informations et de communications confidentielles entre les ministères de la Défense. Ces dix documents ont été signés avec le Botswana, le Burkina Faso, le Burundi, le Congo Brazzaville, l’Égypte, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Rwanda et le Tchad. Or, ces accords laissent la porte ouverte à des échanges d’information privilégiés dans la sphère militaire et plus généralement pour la coopération entre les services.
Comme dans le cas d’autres activités menées en Afrique, la présence des services de renseignement russes peut toujours se confronter à des obstacles, même dans des États qui semblent plus coopératifs. En effet, des opérations clandestines sont parfois menées par la Russie sur le sol africain sans le plein accord de l’État d’accueil. En juillet 2021, par exemple, près de quatre ans après la signature de l’accord de coopération militaire entre la Russie et le Tchad, dix individus d’origine russe étaient détenus dans le nord du pays, soupçonnés d’être des espions par les autorités tchadiennes.
Au-delà de ces accords strictement militaires mentionnés depuis 2015, on observe également des accords en matière de sécurité négociés entre autorités civiles et contribuant probablement à une collaboration accrue entre services de renseignement africains et russes (notamment avec le FSB). Divers accords dans la sphère civile sont soupçonnés d’être une couverture pour une coopération avec les services secrets russes. Ce type d’accord comprend notamment des documents concernant la protection d’informations confidentielles et la lutte contre le financement du terrorisme, accords conclus, entre autres, avec l’Égypte, l’Eswatini, le Maroc, le Mozambique. Dans tous les cas ici évoqués, le FSB incarne la contrepartie russe. Seules les Seychelles ont signé un accord avec le Rosfinmonitoring, le principal service de renseignement financier russe.
C’est souvent le FSB et non le renseignement militaire russe qui s’adresse aux ministères de la Défense de ses interlocuteurs africains, spécifiquement dans le cas de l’Égypte et du Maroc. Comme ailleurs, le FSB est plus disposé à une coopération publique avec ses contreparties étrangères, ce que le GRU et le SVR préfèrent faire dans l’ombre. En 2013, l’Angola et la Russie se sont accordés sur un plan de six ans de coopération militaire qui inclurait les ministères de la Défense et de l’Intérieur des deux pays. Dans le cas de l’Angola, cet accord prévoit une coopération entre le FSB et le cabinet de sécurité du président de la République. Ces exemples montrent le type d’accès aux sphères les plus hautes du pouvoir que les services de renseignement russes gagnent au moment où ces accords sont mis en œuvre.
Les accords décrits ci-dessus donnent une image assez riche, mais néanmoins incomplète, de la présence des services de renseignement russes en Afrique. L’autre composante nécessaire pour en brosser le portrait est la synergie entre les services de renseignement et les acteurs dits privés. Même en tenant compte de la nature cachée de ces interactions, nous savons que les services de renseignement russes élaborent certaines stratégies et coopèrent régulièrement avec des compagnies privées, notamment avec celles du Saint pétersbourgeois Evgeny Prigojine et son groupe Wagner, une entité proche du gouvernement russe, considérée par des spécialistes comme un « groupe de sécurité semi-étatique informel ». Par exemple, le groupe Wagner opère depuis la même base militaire que le GRU à Molkino.
L’envergure de Prigojine en Afrique est déjà bien connue. Comme Foccart et sa Safiex, Prigojine a conduit différentes opérations, notamment dans le secteur privé, qui font avancer les intérêts du Kremlin en Afrique. Certains rapports suggèrent même que Prigojine fait du lobbying au Kremlin pour que la Russie soit davantage impliquée dans les affaires africaines. D’un autre côté, il existe des soupçons selon lesquels ce serait le Kremlin qui négocierait l’entrée des forces Wagner dans les pays africains, et non Prigojine. Quoi qu’il en soit, le soutien des services de renseignement et du Kremlin fait du « cuisinier de Poutine » un véritable agent d’influence dans une Russafrique qui monte. Ses activités en Afrique sont souvent soutenues par les services de renseignement russes, comme le démontrent les cas de la diplomatie de défense russe en République centrafricaine (RCA) et à Madagascar.
La République centrafricaine (RCA) et Madagascar, plateformes pour le renseignement russe en Afrique
Afin de mieux comprendre le rôle de ces accords de coopération, il faut contextualiser les activités des services de renseignement dans les ambitions continentales de Moscou. Les cas de la RCA et de Madagascar peuvent illustrer la nature des opérations de renseignement russes en Afrique, notamment la façon dont les services coopèrent systématiquement avec les gouvernements, le secteur privé, à travers Prigojine en particulier. Ces deux cas montrent aussi comment ces acteurs s’adaptent aux difficultés opérationnelles de la région, parfois sans succès.
La RCA est depuis des années l’une des principales plateformes pour le renseignement russe en Afrique. Des armes russes, des membres des forces armées russes et des agents du groupe Wagner y sont présents depuis au moins 2017, lorsque Moscou a envoyé, avec l’approbation de la France, des armes à Bangui afin de donner les moyens au gouvernement Touadéra de se défendre. Or, cette livraison incluait aussi des agents Wagner et des membres des forces armées russes. Il n’est donc pas surprenant que certains rapports signalent la présence d’agents du GRU dès les premiers jours de Wagner en RCA.
Depuis lors, l’activité des services de renseignement russes s’accroît encore plus en RCA, souvent dans le cadre de la coopération militaire. En 2018, un accord a permis l’ouverture d’une représentation du ministère de la Défense russe au sein du ministère centrafricain. Ce degré d’accès ne pouvait que faciliter le contact au plus haut niveau entre les forces armées des deux pays, y compris l’échange d’informations confidentielles. En effet, le GRU est souvent présent dans les ambassades russes accomplissant soit un rôle d’attaché de défense, soit d’autres rôles dits « civils ». Cette présence diplomatique élargie ne peut qu’offrir de nouvelles opportunités pour une activité renforcée du renseignement russe à Bangui.
Comme ailleurs, l’influence dépend en grande partie du rapport avec les hautes sphères du pouvoir du pays. Quand le rapport est favorable, il peut transformer le pays en plateforme pour les activités de renseignement russes. Le gros de l’influence de Moscou en RCA est le fait d’un ancien agent des services de renseignement russes, Valery Zakharov. Depuis 2018, Zakharov est le principal conseiller de sécurité nationale du président Touadéra. Grâce à Zakharov, Moscou a un accès direct au président Touadéra et l’utilise pour influencer les décisions du gouvernement de Bangui. Un autre ex-agent des services, Oleg Polguev, est le visage public de la présence russe à Bangui et se trouve en constante liaison avec les forces armées centrafricaines. Comme Zakharov, Polguev a exercé un rôle important dans un des services de renseignement russes, celui des forces aériennes. En outre, des journalistes dans la région ont remarqué que la présence russe en RCA donnait à Moscou un accès plus aisé aux autres régions en crise de l’Afrique centrale, comme le Congo. Face à cette évolution, le Tchad tend de plus en plus à prendre des mesures contre les menées russes réalisées en/et depuis la RCA.
À Madagascar, des témoignages font également mention de la coopération entre les services de renseignement russes, le groupe Wagner et la « galaxie » Prigojine en général. La présence russe à Madagascar n’est pas devenue aussi controversée qu’en RCA ou au Mali. Mais comme en RCA, cette synergie des acteurs russes s’accélère au moment de la signature d’un accord de coopération militaire en automne 2018. En effet, selon certains rapports, c’est en 2018 que des agents FSB et GRU ont commencé à entraîner certains membres des forces armées malgaches et à soutenir les activités sécuritaires du groupe Wagner avec leurs forces spéciales. À ce moment-là, les services de renseignement et le groupe Wagner essaient d’interférer dans l’élection malgache, afin de prévenir un « scénario orange », c’est-à-dire, un renversement du gouvernement conduisant les autorités malgaches à un éloignement diplomatique de Moscou. À cette époque, plusieurs agents des services de renseignement russes auraient été en contact avec des officiers au plus haut niveau du ministère de la Défense malgache.
L’intérêt russe pour Madagascar est plus étroitement lié à des opportunités économiques. L’attention des services russes n’est toutefois pas seulement orientée vers l’île elle-même. Comme en RCA, les différents acteurs liés au renseignement russe ont essayé de transformer l’île en une plateforme pour d’autres activités russes dans le continent. En effet, l’accord de 2018 a marqué l’impulsion initiale, spécialement pour les opérations des services de renseignement russes dans le pays. Par exemple, en 2018, une compagnie malgache soupçonnée d’avoir des liens étroits avec des intérêts russes a reçu en RCA un contrat pour exploiter la mine d’or Ndassima, auparavant concédée à une compagnie canadienne. Ce sont des membres du groupe Wagner qui gardent la mine.
L’accès à la présidence d’Andry Rajoelina en 2019 (à la suite du président Hery Rajaonarimampianina) n’a guère eu d’impact sur les relations du pays avec Moscou, en particulier au sein des forces armées malgaches, secteur où Moscou bénéficie d’un fort soutien. Ceci reflète une tendance dans plusieurs pays où la diplomatie russe s’appuie sur les forces armées d’autres pays comme partenaire privilégié. Un deuxième accord, signé en 2022, n’a fait que renforcer la perception que Madagascar est devenue l’un des points d’appui pour une Russie qui cherche à affirmer sa puissance globale en Afrique.
Comme dans d’autres cas, l’influence russe ne suffit pas nécessairement pour que Moscou atteigne toujours ses cibles. Par exemple, la campagne d’influence menée dans le cadre de l’élection présidentielle malgache de 2019 – campagne dans laquelle Prigojine eut un rôle naturellement – a échoué, même avec le soutien du président sortant Rajaonarimampianina. Malgré cet échec apparent, la présence russe continue. En 2022, l’accord de coopération militaire a été ratifié par les deux gouvernements, assurant une présence sécuritaire russe sur l’île. Il existe aussi des rapports anticipant une nouvelle tentative d’ingérence de la part de Moscou lors de la présidentielle malgache de 2023. En outre, la présence russe continue avec l’association « amis de la Russie en Madagascar », un projet qui coopère étroitement avec l’ambassade russe à Antananarivo.
En somme, les activités des services de renseignement russes en RCA et Madagascar sont étroitement liées à la diplomatie de défense russe et aux acteurs soi-disant privés comme ceux liés à la galaxie Prigojine, et sont toujours insérées dans une logique d’expansion de l’influence russe sur le continent.
Quel avenir après le 24 février 2022 ?
Ce contexte ne nous donne pas assez d’éléments de preuve pour dresser des conclusions définitives quant au degré de pénétration des services de renseignement russes en Afrique et sur l’ampleur de leurs liens avec les services de renseignement africains. Beaucoup d’éléments demeurent inconnus. Néanmoins, le panorama présenté ci-dessus suggère l’existence d’une coopération active dans plusieurs sphères avec certains pays du continent. Celle-ci pourrait ainsi faciliter certaines opérations de renseignement, ainsi que la présence des agents Wagner en Afrique. Les cas de la RCA et de Madagascar montrent comment les services de renseignement russes opèrent dans un cadre de coopération avec les autorités du pays et des acteurs présumés privés.
L’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, a changé la donne pour les opérations des services de renseignement russes en Afrique. Les sanctions, le relatif isolement du pays et les difficultés financières et logistiques imposées ont déjà des conséquences pour la présence russe en Afrique, notamment au niveau du commerce et de la livraison d’armes.
On ne détient que peu d’éléments indiquant comment les sanctions ont frappé spécifiquement les activités cachées de la Russie en Afrique. On observe toutefois une diminution forte de la confidentialité des collaborations entre les services de renseignement extérieurs russes et des acteurs. À titre d’exemple, les forces Wagner n’ont plus l’option de se rendre sur le continent sans l’appui du gouvernement russe, et sans que cet appui ne soit connu. Ainsi, grâce aux traces électroniques et sources locales, il a été révélé que les membres du groupe Wagner sont depuis le 24 février 2022 souvent transportés en Afrique par l’aviation militaire russe, depuis la Syrie. Cela confirme ce que certains analystes avaient conclu, à savoir que la principale coopération entre le GRU et Wagner est logistique. Depuis 2022, Washington essaie d’empêcher l’entrée des avions Wagner en Afrique grâce à ses partenaires africains. Plus généralement, aux États-Unis, un projet de loi contre l’influence russe en Afrique pourrait cibler ces pays qui coopèrent avec Moscou dans des sphères sensibles comme la sphère militaire ou celle du renseignement.
Pourtant, ni la guerre ni les sanctions n’ont suffi à arrêter les échanges entre Moscou et ses partenaires en Afrique. Bien que les pays de la région aient conscience qu’une coopération active avec la Russie ne soit pas bien vue par leurs partenaires occidentaux, aucun des pays africains nommés ci-dessus n’est sorti de ses traités militaires avec la Russie. Par ailleurs, depuis le 24 février, le Cameroun et Madagascar ont signé de nouveaux accords militaires avec Moscou, dans la formation des cadres et l’aménagement de l’armement russe respectivement, contribuant ainsi aux discours du Kremlin sur le non-isolement de la Russie. Dans ce cadre, pourtant, les puissances occidentales ont conscience que faire trop pression sur les pays africains peut ressembler à une nouvelle Guerre froide sur le continent. Un degré de tolérance est donc à l’ordre du jour.
Préserver une présence forte en Afrique est une priorité pour le Kremlin, car elle a donné au pays des atouts pour se protéger des sanctions internationales. Les contrats miniers signés partout en Afrique, notamment en RCA, offrent une porte de sortie via la vente de matériaux précieux, comme l’or. Or, les sanctions rendent plus difficile le rapatriement des profits miniers russes en Afrique. Comme par le passé, des acteurs privés et les services de renseignement russes vont mener ensemble des opérations afin d’éviter les sanctions et maintenir la présence russe en Afrique. On peut donc constater que, même confrontés à de nouvelles difficultés logistiques et financières imposées par les sanctions occidentales, les services de renseignement russes sont un atout pour Moscou et sa présence sur le continent africain.
Crédits photo : Alexei Druzhinin
Les commentaires sont fermés.