Zeitenwende en Europe du Nord et dans l’océan Arctique

Le Rubicon en code morse
Jan 13

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Cet article est la traduction de « Zeitenwende im arktisch-nordatlantischen Raum. Außen- und sicherheitspolitische Folgen des NATO-Beitritts von Finnland und Schweden », publié dans Zeitschrift für Außen- und Sicherheitspolitik (vol. 15, pp. 361–371) (2022)

Le Zeitenwende (changement d’époque)[1] n’est pas un phénomène limité à l’Allemagne. En lançant une guerre d’agression contre l’Ukraine, la Russie a provoqué des transformations durables dans la politique étrangère et de sécurité des pays nordiques, les principales étant les demandes d’adhésion à l’OTAN déposées par la Suède et la Finlande. Ironie de l’histoire, compte tenu de ses choix relatifs à l’Ukraine, c’est le président russe Vladimir Poutine lui-même qui est directement à l’origine de ces demandes. Il convient toutefois d’être conscient des deux facettes qu’impliquent ces adhésions : si Stockholm et Helsinki vont permettre une amélioration qualitative des capacités de défense collective, leur adhésion va aussi élargir considérablement la zone de responsabilité de l’OTAN. Nous reviendrons dans un premier temps sur les décisions historiques prises par plusieurs pays nordiques, avant de revenir plus spécifiquement sur le Zeitenwende en Finlande et en Suède ainsi que sur les implications pour l’OTAN des adhésions de la Suède et de la Finlande.

La guerre d’agression russe et le Zeitenwende en Europe du Nord et dans l’océan Arctique

L’attaque de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 constitue, selon la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock, un « tournant géopolitique avec de profondes répercussions pour la sécurité européenne ». A la suite de la guerre d’agression russe, l’Allemagne a dû en effet abandonner son mantra en matière de politique de sécurité selon lequel la sécurité en Europe n’existe qu’avec la Russie. Trois jours après l’invasion russe, le chancelier allemand Olaf Scholz reprenait certes ce dernier, indiquant qu’une architecture de sécurité durable en Europe n’était pas possible si celle-ci était construite contre la Russie. Pour autant, pour l’heure et à court/moyen terme, selon lui, c’est bien le président russe qui menace la sécurité en Europe. La politique allemande semble avoir pris désormais conscience du fait que l’environnement européen restera marqué à l’avenir par une politique russe agressive cherchant à maintenir/étendre ses sphères d’intérêts et d’influence. Les démocraties ont donc besoin de forces armées équipées et préparées en conséquence pour défendre l’ordre libéral européen. En Allemagne, ce Zeitenwende s’est décliné à travers deux annonces majeures du chancelier Scholz en politique de défense : la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour les investissements et les projets d’armement de la Bundeswehr ; et la nécessité pour l’Allemagne « d’investir désormais, année après année, plus de 2 % de son produit intérieur brut dans sa défense ».

Ce Zeitenwende – ou changement d’époque – n’est toutefois pas un phénomène limité à l’Allemagne. Avec la guerre d’agression en Ukraine, la Russie a franchi des lignes rouges, ce qui a entraîné des changements durables dans la politique étrangère et de sécurité des États nordiques. Alors que ce changement d’époque n’en est encore qu’au stade des « annonces » en Allemagne, il se produit déjà au sein de plusieurs pays d’Europe du Nord. Ces derniers sont loin cependant de « découvrir » les intentions potentiellement agressives de la Russie. La Finlande se prépare en effet depuis des décennies en termes de matériel et de personnel à un éventuel conflit avec la Russie. À cet égard, le chef d’état-major finlandais, le général Timo Kivinen, estimait récemment que, compte tenu de la préparation des forces armées sous son commandement ainsi que de leur motivation, un conflit militaire avec la Russie ne constituerait certainement pas une promenade de santé pour les forces armées russes. Toutefois, on assiste à deux changements majeurs depuis février dernier. Le premier comprend les demandes d’adhésion à l’OTAN de la Finlande et la Suède, demandes mettant fin à des décennies de neutralité de la part de ces deux pays. Le second a été pris à l’initiative du gouvernement danois. En effet, bien que membre de l’OTAN et de l’Union européenne, le Danemark ne prenait pas part à la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), bénéficiant depuis trente ans d’une clause d’exemption. Or, à la suite d’un référendum ayant eu lieu en juin dernier, le gouvernement danois a finalement supprimé cette clause. Ainsi, deux obstacles structurels majeurs à la coopération en matière de défense dans la région nordique sont sur le point de disparaître.

Le cas de Finlande : évolution et confirmation des choix stratégiques suite à l’invasion

Pour rappel, la Finlande partage avec la Russie une frontière de 1 343 km et une expérience de guerre contre la Russie encore profondément ancrée, avec d’une part la guerre d’hiver de 1939-1940 et d’autre part la guerre de Continuation de 1941-1944. Fondamentalement, la marge de manœuvre géopolitique du pays a toujours été contrainte par la proximité de la Russie et sa dépendance à la stabilité paneuropéenne. C’est la raison pour laquelle la Finlande a activement encouragé la coopération dans le Grand Nord : c’est à Rovaniemi (capitale de la Laponie) que fut lancée la Stratégie pour la protection de l’Environnement arctique en 1989, celle-ci étant suivie en 1991 de la Déclaration de Rovaniemi qui fut en partie à l’origine de la création du Conseil arctique quelques années après.

En matière de politique étrangère, selon un document stratégique du ministère finlandais des Affaires étrangères, les priorités de la Finlande étaient déjà marquées par la détérioration de la situation sécuritaire en Europe et dans la mer Baltique, et ce avant même la récente invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Cette détérioration faisait suite à l’annexion de la Crimée en 2014 et à l’augmentation de la présence militaire russe dans les régions voisines de la Finlande. L’évaluation du service de renseignement militaire des forces de défense finlandaises (publiée pour la première fois en 2021) prenait ainsi en compte le fait que désormais certains États de l’Arctique (la Russie en l’occurrence) n’hésitaient pas à poursuivre leurs intérêts, y compris par des moyens militaires.

En raison de son expérience historique et de sa situation dans le voisinage direct de la Russie, la Finlande, contrairement à de nombreux États européens, n’a jamais aboli le service militaire obligatoire et a toujours misé sur une défense nationale forte. Bien que le pays ne compte que 12 000 militaires d’active en temps de paix (plus environ 3 000 hommes et femmes au sein des gardes-frontières), il peut mobiliser à court terme un effectif de 280 000 troupes en cas de guerre, effectif qui peut être renforcé par 870 000 militaires supplémentaires provenant de la réserve. En outre, les forces armées sont bien équipées et reçoivent constamment des armements modernes. Ainsi, en décembre 2021, Helsinki prit la décision d’acheter 64 avions de combat F-35. Ces avions seront introduits à partir de 2026 et permettront une grande interopérabilité avec les pays de l’OTAN, raison pour laquelle les médias russes ont jugé cet achat comme une action inamicale. Avec cette décision relative au F-35, la Finlande contribuait ainsi déjà à la capacité de défense aérienne nordique, sachant que parallèlement la Norvège et le Danemark utilisent également des F-35 (52 et 27 unités ayant été respectivement commandées par ces derniers). La Finlande dispose également d’importantes capacités d’artillerie, ce qui est loin d’être négligeable vu le champ de bataille en Ukraine et étant donné les 1 300 km de frontières partagées avec la Russie.

L’évolution du contexte depuis 2014 avait déjà conduit à une coopération accrue entre les pays nordiques. Du point de vue finlandais, l’appartenance à l’UE, la coopération avec l’OTAN et la coopération nordique étaient complémentaires, de sorte que pendant longtemps l’adhésion à l’OTAN n’a jamais semblé être nécessaire. La coopération en matière de défense est en outre particulièrement étroite avec la Suède, principal partenaire de la Finlande, offrant une profondeur stratégique en cas de conflit avec la Russie. Du point de vue finlandais, la présence et les activités de l’OTAN dans la région de la mer Baltique ont un effet stabilisateur. Par conséquent, Helsinki a cherché à coopérer étroitement avec l’OTAN avant même de prendre la décision d’adhérer à l’organisation, en particulier dans le domaine de la défense de l’espace aérien. C’est dans ce but qu’ont été organisées en juin 2021 les manœuvres multinationales « Arctic Challenge 2021 » (auxquelles la Norvège, la Finlande et la Suède ont invité quatre pays de l’OTAN, dont l’Allemagne) et l’exercice de l’OTAN « Cold Response 2022 » en mars/avril 2022 (exercice comprenant la participation d’environ 35 000 soldats de 27 pays au total).

La référence à la « liberté de choix » de la Finlande dans le discours du Nouvel An en janvier 2022 du président finlandais Sauli Niinistö était clairement adressée à la Russie. Or, la demande russe de l’automne 2021 d’interdire toute future adhésion/élargissement de l’OTAN à ses portes remettait en question cette liberté de choix. Cela allait à l’encontre de ce que l’on nommait « l’option OTAN », élément important de la politique de sécurité finlandaise qui impliquait de garder ouverte la possibilité d’adhérer à l’OTAN en cas de changement de la situation sécuritaire, ceci afin d’avoir la possibilité d’envoyer un signal fort à la Russie au besoin : si celle-ci allait trop loin, la Finlande choisirait cette option. Voilà est exactement le scénario qui s’est produit avec la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine.

L’évolution de la menace depuis le début de l’invasion russe a conduit en très peu de temps la Première ministre Sanna Marin, conjointement avec le président Niinistö, à recommander en mai 2022 le dépôt immédiat d’une demande d’adhésion. L’ensemble du processus a été caractérisé par un consensus politique exceptionnellement large : lors du vote final du 17 mai 2022, un jour avant le dépôt de la demande au siège de l’OTAN à Bruxelles, 188 députés sur 200 ont ainsi voté en faveur de l’adhésion de la Finlande à l’OTAN.

Compte tenu du contexte antérieur à l’invasion, il est assez ironique de constater à quel point Poutine a été l’élément déclencheur de la future adhésion de la Finlande à l’OTAN. En janvier 2022, seuls 28 % des personnes interrogées se prononçaient pour une adhésion à l’OTAN et 42 % contre. A la suite de l’agression russe contre l’Ukraine, l’opinion publique a brusquement changé. Quatre jours seulement après le début de l’invasion, lors du premier sondage d’opinion du 28 février 2022, une majorité était pour la première fois favorable à une adhésion ; une semaine plus tard, le taux d’approbation était déjà de 62 % et en mai de 76 %. Lors du dernier sondage, réalisé fin juin, 79 % de la population se déclarait en faveur de l’adhésion.

Les implications du Zeitenwende en Suède 

En ce qui concerne la Suède, à bien des égards, le Zeitenwende en cours est autant si ce n’est plus important qu’en Finlande. Jusqu’à présent, la Suède avait toujours suivi une ligne de politique étrangère remontant au Premier ministre social-démocrate Olof Palme, poursuivant « une politique de neutralité profondément enracinée au sein de l’identité politique ». En effet, depuis 1814, la Suède n’est plus partie à des conflits. Dans les années 1990, Stockholm avait même décidé que la guerre était une chose du passé. L’armée de terre avait été réduite de 90% et l’armée de l’air et la marine d’environ 70 %. Le régiment responsable de la protection de l’île de Gotland, stratégiquement exposée dans la mer Baltique, fut même retiré en 2004. Parallèlement, Stockholm continua toutefois de mener une politique de sécurité pragmatique, se rapprochant le plus possible de l’OTAN, sans toutefois parler d’adhésion. En 2020, un exercice entre des unités spéciales de l’armée suédoise avec une unité américaine eut ainsi lieu.

En décembre 2020, une majorité parlementaire se dégagea pour la première fois en faveur d’une option d’adhésion à l’OTAN[2]. Un an plus tard, les demandes russes exigeant qu’aucune « extension de l’OTAN » près de leurs frontières n’ait lieu à l’avenir firent l’effet d’une « déflagration » pour la politique de sécurité suédoise. La Première ministre Magdalena Andersson annonça en réaction un « approfondissement du partenariat entre la Suède et l’OTAN ». En somme, la demande brutale de Moscou de prendre en compte les « intérêts russes » en matière de sécurité a eu l’effet exactement inverse chez ses voisins. Alors que dans un sondage d’opinion annuel sur l’adhésion à l’OTAN en 2021, les partisans et les opposants étaient encore à peu près à égalité, en mai 2022, une majorité de Suédois s’est prononcée pour la première fois en faveur de l’adhésion. Au parlement, une grande majorité des partis est désormais favorable à l’adhésion de la Suède. Seuls le parti de gauche et le parti écologiste s’y opposent.

Pour autant, l’évolution de la position russe au cours des derniers mois ne constitue pas véritablement une surprise pour la Suède. Dès 2016, une étude suédoise prévoyait en effet que la Russie consoliderait au cours des dix prochaines années les acquis de la réforme de ses forces armées entamée après la guerre de Géorgie, et notamment la capacité à mener une guerre régionale. On s’attendait également à ce que Moscou poursuive sa politique étrangère agressive, son non-respect du droit international, et que la Russie continue également d’utiliser la force militaire pour protéger son statut de grande puissance et ses intérêts. « Une agression armée contre la Suède ne peut pas être exclue » : c’est par ces mots que le ministre suédois de la Défense Peter Hultqvist justifiait déjà avant l’invasion russe de février dernier la nécessité pour l’armée de se doter de plus de moyens. La Suède doit s’adapter à l’évolution de la situation, et au fait que la Russie est prête à utiliser des moyens militaires pour atteindre des objectifs politiques. Entre 2021 et 2025, les dépenses d’armement devraient ainsi augmenter de 40 %, et même de 85 % par rapport au niveau de 2014. L’objectif a même été relevé dans le cadre du rapprochement avec l’OTAN : selon l’ancienne Première ministre Magdalena Andersson, la Suède doit atteindre l’objectif de 2 % de l’OTAN « le plus rapidement possible », mais au plus tard en 2028.

Les effectifs des forces armées devraient passer de 55 000 militaires d’active et de réservistes à 90 000 d’ici 2025. La marine, quant à elle, doit recevoir deux navires et un sous-marin supplémentaires. En outre, l’armée de terre et l’armée de l’air (qui dispose actuellement de 96 avions de type Gripen) doivent recevoir de nouveaux systèmes d’armes et la défense de l’île de Gotland – qui revêt une importance vitale pour l’approvisionnement et le ravitaillement des troupes de l’OTAN en cas d’attaque contre les États baltes – sera améliorée. Dès janvier 2022, des chars ont été transférés sur l’île après l’entrée de navires de débarquement russes dans la mer Baltique. En cas de conflit, une invasion russe serait plus que probable : en ayant la possession de cette île, la Russie pourrait contrôler les accès au sud de la Baltique sachant qu’à seulement 330 kilomètres de Gotland se trouve la base de la flotte de la Baltique russe stationnée dans l’enclave de Kaliningrad. Inversement, l’île revêt une grande importance stratégique du point de vue de l’OTAN : via le territoire suédois, en utilisant l’île de Gotland, le ravitaillement des pays baltes et donc leur défense pourraient être nettement améliorés.

Une présence accrue des navires de l’US Navy et des exercices bilatéraux et multilatéraux plus fréquents avec les forces armées américaines dans la mer Baltique, et notamment le corps des marines américains, font partie des moyens mis en œuvre par la Suède pour sécuriser le processus d’adhésion. La Finlande a également prévu huit nouveaux exercices et douze exercices déjà planifiés avec des partenaires de l’OTAN pour cette année ont été mis à jour, afin de renforcer encore l’interopérabilité et assurer une présence de l’OTAN dans la région pendant le processus d’adhésion.

La réaction de la Russie face à ces demandes d’adhésion à l’OTAN

Initialement, le président Poutine avait déclaré qu’en cas d’adhésion, il considérerait la Finlande comme un « ennemi », élaborant même un scénario de menace dans lequel des armes nucléaires russes pourraient être déployées dans l’enclave de Kaliningrad et avec lesquelles des simulations pourraient être effectuées. Toutefois, des systèmes de missiles de type Iskander-M capables de porter des armes nucléaires sont déjà stationnés depuis 2015 dans cette région. In fine, les menaces permanentes de la Russie – évoquant aussi des armes nucléaires et chimiques – et sa capacité à mobiliser 100 000 militaires sans même recourir à une mobilisation générale ont poussé Helsinki à se rapprocher de l’OTAN, ainsi que l’a déclaré en mai dernier le ministre finlandais des Affaires étrangères Pekka Haavisto.

Les menaces russes font depuis longtemps partie intégrante des relations bilatérales que Moscou entretient avec Helsinki et Stockholm, en particulier depuis 2016 et la perspective d’une adhésion potentielle à l’OTAN. Le Kremlin n’a jamais cessé d’affirmer qu’une adhésion de la Finlande – tout comme celle de la Suède – aurait des conséquences négatives diverses telles que des mouvements de troupes à la frontière russo-finlandaise. Il n’est donc pas surprenant que la fréquence et la sévérité des menaces aient augmenté au printemps dernier. La Finlande a cependant poursuivi imperturbablement le processus de recherche d’un consensus politique interne et, lorsqu’il a été établi que la Finlande présenterait rapidement sa demande d’adhésion, le président Niinistö a appelé son homologue russe Poutine pour l’informer du projet finlandais. En réaction, le ton du Kremlin est soudainement devenu plus modéré et quelques jours plus tard, Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov ont estimé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN n’était en fait pas si importante, puisque les deux pays collaboraient déjà étroitement avec l’alliance.

Conséquences de l’adhésion de la Finlande et de la Suède pour l’OTAN

Ces adhésions comportent toutefois certaines implications pour l’OTAN et n’ont pas été sans mal compte tenue des réserves de certains États. Les efforts diplomatiques, notamment du secrétaire général de l’OTAN Stoltenberg, ont permis à la veille du sommet de l’OTAN 2022 à Madrid de mettre fin au « jeu » de la Turquie fait de remontrances et de réticences qui durait depuis des semaines concernant l’adhésion de la Finlande et de la Suède. Avec la signature d’un accord trilatéral, aucun obstacle majeur ne semblait s’opposer au statut de membre de l’alliance, à l’exception de la ratification par les trente États membres de l’OTAN. Précisément, si les représentants de tous les États membres de l’OTAN ont signé en juillet 2022 les protocoles d’adhésion nécessaires à l’admission, la Turquie et la Hongrie continuent de bloquer l’adhésion de la Suède à l’OTAN.

Une modification de la guerre en Ukraine dans le sens d’une escalade horizontale ou verticale du conflit[3] ou un regroupement des capacités militaires russes le long de la frontière finlandaise – ce qui prendrait toutefois probablement encore de nombreuses années en raison des pertes que la Russie a déjà subies en Ukraine – pourrait néanmoins modifier fondamentalement la situation dans le Nord. Tant la région de la mer Baltique que l’Arctique européen représentent actuellement des espaces géographiques potentiels dans lesquels différentes lignes de conflit peuvent se dessiner. Dans la région de la mer Baltique, l’enclave russe de Kaliningrad, le corridor de Suwalki ainsi que l’île suédoise de Gotland se trouvent le long des principales lignes de communication maritimes entre Kaliningrad et Saint-Pétersbourg, trois espaces très importants du point de vue géostratégique, tant pour la Russie que pour l’OTAN. Aux yeux de la Russie, la voie maritime vers l’enclave de Kaliningrad revêt une importance encore plus grande, afin de maintenir l’approvisionnement des forces civiles et militaires, des infrastructures et de la population qui s’y trouvent. D’autre part, l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN modifie l’importance stratégique de Kaliningrad du point de vue de la Russie : l’enclave devient une vulnérabilité entourée par des pays membres de l’OTAN.

L’île de Gotland, située au centre de la Baltique le long de ces lignes de communication maritimes essentielles, revêt donc une grande importance du point de vue de la planification militaire, tant pour l’interruption potentielle de la liaison russe que pour l’établissement potentiel de lignes d’approvisionnement de la part de l’Alliance vers les trois États baltes dans un scénario de conflit qui ne peut plus être exclu. Du point de vue de l’OTAN, la voie d’approvisionnement maritime à proximité immédiate de Kaliningrad, qui est militairement très équipée, n’est plus obligatoire. On pourrait en effet imaginer que la Suède devienne une plaque tournante des voies d’approvisionnement alliées vers les trois États baltes. Parallèlement, on observe cependant une augmentation des violations par des appareils militaires russes le long de la frontière commune entre la Russie et l’Estonie.

Dans la région arctique également, la Russie semble avoir délibérément testé l’application des sanctions de l’UE en transportant diverses marchandises destinées au ravitaillement de la communauté russe du Svalbard via un port situé en Norvège continentale. Le gouvernement norvégien a empêché ce transport sur son territoire sachant qu’une expédition des marchandises directement via un port russe était tout à fait possible. Par réflexe, la rhétorique russe s’est là aussi mise en place avec la menace de représailles contre la Norvège et la nouvelle remise en question de la souveraineté territoriale du Svalbard. L’archipel du Svalbard est depuis longtemps considéré comme le « talon d’Achille de l’OTAN », ce dernier pouvant servir aux Russes pour tester la solidarité de l’alliance. C’est dans ce contexte géostratégique chargé qu’a lieu l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, qui une fois effective créera une continuité territoriale et maritime pour l’Alliance atlantique depuis l’Arctique jusqu’à la mer Baltique.

Conclusion

L’adhésion d’Helsinki et de Stockholm constitue une épée à double tranchant. D’un côté, les deux pays scandinaves apportent une amélioration qualitative notable des capacités de défense collective. Tous deux disposent de forces armées modernes, puissantes et bien entraînées, qui participent depuis de nombreuses années déjà à des exercices, des manœuvres et des missions de gestion internationale des crises avec un degré élevé d’intégration avec les alliés. Avec la Finlande et la Suède, l’OTAN gagne donc deux alliés solides. La Suède dispose également de sa propre industrie d’armement avec un savoir-faire de haute qualité. Les deux États ont en outre une grande expérience de relations avec la Russie. Dans les années à venir, qui seront vraisemblablement marquées par une confrontation continue entre la Russie et l’OTAN, les connaissances opérationnelles et régionales sur la Russie, d’une part, et leurs capacités existantes pour mener une guerre dans des conditions climatiques difficiles (entre autres dans la région arctique), d’autre part, profiteront clairement à l’OTAN. La capacité combinée des forces aériennes et navales finlandaises et suédoises simplifiera en effet la défense des États baltes particulièrement vulnérables et soulagera les autres membres de l’OTAN. Ces adhésions vont donc amplement contribuer au renforcement de la sécurité européenne. Les deux pays ont déjà par ailleurs développé des synergies et ont mis en place des unités militaires permanentes communes, comme le Swedish-Finnish Naval Task Group (SFNTG) ou encore le Swedish-Finnish Amphibious Task Unit (SFATU). Ceux-ci pourront à l’avenir constituer un noyau de structures et de capacités alliées pour renforcer la région de la mer Baltique et de l’Arctique.

Néanmoins, l’adhésion de la Suède et de la Finlande augmente considérablement la zone de responsabilité de l’OTAN. La frontière finlandaise avec la Russie, longue de 1 343 kilomètres, confère à l’OTAN un nouvel espace nordique-arctique en contact direct avec la Russie. La Finlande ne faisant pas partie de la sphère d’influence et d’intérêt russe de la même manière que les États post-soviétiques (et ce même dans les récits de propagande russes), le risque d’escalade directe est cependant moindre. Le récit russe d’un encerclement par l’OTAN, qui est toujours utilisé comme légitimation de sa politique étrangère et de sécurité, a déjà été largement réfuté par le fait que les menaces russes sont devenues moins agressives depuis la demande d’adhésion des deux pays et que les tentatives d’intimidation directes ont également disparu. Fin juin, Poutine a même déclaré que l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN n’était « pas un problème » pour la Russie et qu’il s’agissait simplement d’une affaire interne aux deux pays. Même si un nouveau changement de ton ne peut être exclu à une date ultérieure, aucune augmentation des troupes à la frontière ne se dessine actuellement. Au contraire, la Russie a retiré de la frontière finlandaise une partie de son matériel stocké habituellement dans la région, ainsi que des unités chargées de la protection frontalière, probablement d’ailleurs du fait que celles-ci lui sont plus nécessaires en Ukraine actuellement.

Même si la Suède s’est montrée jusqu’à présent réticente à l’idée d’un déploiement permanent de contingents de troupes et de quartiers généraux de l’OTAN sur son sol, la Finlande reste quant à elle volontairement ambigüe sur cette possibilité, car l’évolution de la situation en matière de sécurité est imprévisible. La présence temporaire de forces de l’OTAN dans le cadre d’exercices, de manœuvres et de périodes de formation communs augmentera certainement dans les mois et années à venir. Par ailleurs, les unités militaires communes suédoises et finlandaises déjà mentionnées pourraient constituer un noyau de forces alliées déjà existantes, qui pourraient être renforcées par d’autres troupes et capacités issues des autres membres de l’Alliance en cas de crise.

[1] Ce terme de Zeitenwende fut celui utilisé par le chancelier allemand lors de son discours au Bundestag, le 27 février 2022, soit trois jours après le début de l’invasion russe. Le terme de Wende (tournant) implique un changement radical et décisif. Utilisé auparavant pour caractériser la période (et les changements radicaux) ayant suivi la chute du mur de Berlin et la réunification des deux Allemagnes, il est désormais utilisé dans le débat public allemand depuis ce discours pour souligner la nécessité d’un tournant aussi bien dans le domaine énergétique que militaire pour l’Allemagne suite à l’invasion russe.

[2] La commission parlementaire des affaires étrangères et de la politique de sécurité chargea le gouvernement de préparer l’option de l’OTAN, de sorte que l’adhésion puisse être réalisée rapidement en cas de besoin.

[3] L’escalade verticale se réfère à l’intensité du conflit à l’échelle locale ; l’escalade horizontale consisterait à une extension géographique.

Crédits: Olivier Matthys, Archives Associated Press

Auteurs en code morse

Minna Ålander, Michael Paul et Göran Swistek

Minna Ålander est chargée de recherche à l’Institut finlandais des affaires internationales. Ses recherches portent sur la politique étrangère et de sécurité allemande et la sécurité dans la région nordique.

Dr. Michael Paul est chercheur invité senior à la Fondation Science et Politique (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP), membre du Dialogue Arctique de l’Institut Alfred Wegener, et directeur du cercle de discussion sur la sécurité maritime de la SWP.

Le capitaine de frégate (Bundeswehr) Göran Swistek (@GSwistek) est chercheur invité au sein du groupe de recherche sur la politique de sécurité de la Fondation Science et Politique (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP).

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