En décembre 2021, au trentième anniversaire de la dissolution de l’Union soviétique, les dirigeants russes ont présenté à l’OTAN et aux États-Unis des demandes visant à trouver de nouveaux arrangements concernant l’architecture de sécurité en Europe. Au même moment et pour la deuxième fois consécutive en l’espace de quelques mois, l’armée russe a massé plusieurs dizaines de milliers d’hommes – 13 groupements tactiques – et des armes lourdes près des frontières de l’Ukraine, en Russie, mais aussi en Biélorussie et en Crimée. Force est d’admettre qu’elle est équipée pour mener des opérations de grande ampleur, disposant en tout de quelque 5500 tubes d’artillerie de tous types et de 2600 à 3000 chars lourds immédiatement disponibles pour les forces d’active, dont près de la moitié de nouvelle génération (d’autres estimations bien supérieures incluant les véhicules blindés d’infanterie).
La Russie possède également des systèmes de défense antimissile performants et une force de dissuasion stratégique et conventionnelle de premier plan. Deuxième puissance nucléaire au monde (première en nombre de têtes), elle développe et teste activement des armes de haute précision, ainsi que des missiles hypersoniques et antisatellites. D’un mot, si, un jour futur, venait au Kremlin l’idée de lancer de nouvelles opérations terrestres en Ukraine, l’armée russe aurait pour elle la masse et le feu, ainsi que l’avantage que procurent l’initiative de la manœuvre et l’unicité de commandement ; elle bénéficierait aussi, au début du moins, de l’effet de paralysie que ne manqueraient de provoquer les divergences de vues entre les pays membres de l’OTAN, nourries par l’ambiguïté qu’elle laisse planer sur ses intentions militaires et ses fins ultimes.
À cet égard, il paraît opportun de s’interroger à nouveau sur les desseins des dirigeants russes. Ces derniers ont opéré depuis deux ans un net serrement de vis au plan intérieur. Ont-ils aussi changé de grande stratégie, tant dans ses fins que dans ses moyens ? Doit-on considérer que leurs finalités se cantonnent aux buts avoués concernant l’architecture de sécurité en Europe et le non-élargissement de l’OTAN ou a-t-on changé de paradigme ?
Un faisceau d’indices laisse à penser que la crise présente ne se réduit pas à des questions stratégiques et sécuritaires. S’y nichent aussi des enjeux d’identité qui la rendent plus dangereuse encore. Vladimir Poutine a accédé au pouvoir il y a vingt ans, à l’orée du nouveau millénaire. Fidèle à l’exemple tracé par d’illustres prédécesseurs, nourrirait-il désormais des ambitions plus grandioses au point d’estimer que la guerre est un moyen parmi d’autres de les réaliser ? Attachés au post-nationalisme, rationalistes et matérialistes par éducation, nombre d’Européens de l’Ouest sont réticents à envisager cette motivation identitaire, s’empêchant ainsi de réfléchir à ses implications. L’histoire enseigne pourtant de ne pas négliger le rôle des passions tristes et des fausses perceptions dans les relations internationales.
Quête de statut et de sécurité
Jusqu’à présent, j’avais toujours souscrit à l’idée que les dirigeants russes étaient mus par un fort complexe de déclassement lié au traumatisme de l’effondrement de l’Union soviétique et qu’ils déployaient de ce fait une stratégie fondamentalement défensive se traduisant par des actions offensives. La perte du rang de grande puissance et leur perception hostile de l’environnement de sécurité les incitaient à défendre le statut et la sécurité de leur pays en préservant une zone d’influence et en affaiblissant leur adversaire désigné, « l’Ouest » (Zapad), par tous les moyens à disposition, à savoir des démonstrations de force, des interventions militaires dans des zones contestées, des initiatives diplomatiques et des manœuvres hostiles dans le cyberespace et le champ informationnel.
À n’en pas douter, cette quête de reconnaissance, centrale et permanente, continue d’éclairer le positionnement de Moscou sur la scène internationale : elle explique tant sa défiance à l’égard de l’OTAN et des États-Unis que l’intérêt porté au partenariat renforcé avec la Chine ; elle explique également sa volonté d’apparaître comme un acteur incontournable du jeu international et de se poser en médiateur de paix, capable de traiter avec toutes les parties d’un conflit, que ce soit au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie de l’Est. Pour maintenir son rang, il fallait aussi pouvoir rester maître du jeu dans l’espace postsoviétique. Les propositions de décembre 2021 s’inscrivent dans ce même schéma, tout en poursuivant des objectifs plus ambitieux.
Que demande au juste la Russie ? Tout d’abord, elle exige des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présente le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Au sommet de l’OTAN à Bucarest en avril 2008, Washington a proposé – sur l’insistance du président Bush et contre l’avis du renseignement américain – d’offrir un plan d’action pour l’adhésion (MAP) à la Géorgie et l’Ukraine. Anticipant de fâcheuses conséquences, Paris et Berlin ont opposé un véto, conduisant Londres à négocier une solution intermédiaire. Le MAP n’a certes pas été accordé, mais le point 23 de la déclaration finale est pour le moins ambigu : « L’OTAN se félicite des aspirations euroatlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN. (…) Nous déclarons aujourd’hui que nous soutenons la candidature de ces pays au MAP. (…) »
Parmi les autres demandes figurent la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes, notamment en mer Noire, et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Ainsi, à l’issue de la réunion du Conseil OTAN-Russie du 12 janvier 2022, le vice-ministre russe des Affaires étrangères Aleksander Grouchko a déclaré tout de go qu’une désescalade du conflit autour du Donbass n’était possible qu’à la condition expresse que l’OTAN interrompe son aide militaire à l’Ukraine, notamment les livraisons d’armes et l’envoi d’instructeurs. En apparence, les récentes initiatives de Moscou visent donc toujours à imposer un glacis de sécurité et à défendre ce qui est perçu comme des intérêts stratégiques et sécuritaires vitaux.
Ce qu’il y a de nouveau, c’est que les dirigeants russes ne se contentent plus des négociations russo-américaines sur la stabilité stratégique et le contrôle des armements, conduites par les vice-ministres des Affaires étrangères Wendy Sherman et Sergueï Ryabkov. D’un côté, ils envisagent clairement de mener une guerre préventive contre l’Ukraine pour empêcher qu’elle ne serve plus tard de « tremplin à d’éventuelles opérations militaires contre la Russie ». De l’autre, ils exigent de redéfinir les fondements mêmes de leurs relations avec les pays occidentaux, refusant que l’OTAN constitue plus longtemps le pilier de la sécurité européenne. Cette révision de l’ordre de sécurité passe, dans leur esprit, par un dialogue direct avec Washington mené sous haute tension militaire, comme au temps de la guerre froide.
S’ils ne boudent pas le plaisir de voir le président français et le chancelier allemand faire le voyage à Moscou pour tenter de trouver un apaisement, leur priorité semble néanmoins ailleurs. Réunis au début du mois de février 2022, à l’occasion de l’inauguration des Jeux olympiques, V. Poutine et Xi Jinping ont publié une longue déclaration commune affirmant que le monde était entré dans une nouvelle ère des relations internationales. D’après le conseiller diplomatique de V. Poutine, Iouri Ouchakov, le voyage présidentiel à Pékin devait aussi permettre de mener des consultations au plus haut niveau en vue de s’immuniser contre les sanctions occidentales et de conclure de nouveaux projets énergétiques lucratifs, dont la construction d’un deuxième gazoduc « Force de Sibérie » (le premier ayant été acté après l’annexion de la Crimée).
Irrédentisme et reconstitution de l’empire ?
L’ancien chef d’état-major de la Marine allemande est loin d’être seul à croire que la Russie ne demande qu’à « être respectée ». Nombreux sont aussi les observateurs à considérer que les dirigeants russes cherchent uniquement à établir un cordon de sécurité pour conjurer leur peur obsidionale. Une autre hypothèse qui n’invalide pas les deux précédentes consiste à penser qu’à ces enjeux de rang et de sécurité vient désormais s’ajouter – et non se substituer – une forte dimension identitaire. V. Poutine pourrait en plus poursuivre un grand dessein : celui d’étendre les frontières du pays en rassemblant, par différents moyens directs et indirects, des « terres russes » considérées comme ancestrales. Deux types d’arguments viennent étayer cette thèse : les actions entreprises par l’armée russe dans l’espace postsoviétique et, plus récemment, les prises de position du président russe relatives à l’histoire.
L’annexion de la Crimée sans coup férir ne doit pas faire oublier la guerre du Donbass, déclenchée en 2014 par des commandos russes comme l’a admis par vantardise le colonel du FSB qui était à la manœuvre. Loin d’être éteint, le conflit a des conséquences humaines désastreuses et pourrait donner, le cas échéant, un prétexte d’intervention à Moscou : la protection des citoyens russes. En 2021, 639.000 habitants des régions séparatistes du Donbass avaient déjà obtenu des « passeports russes », tandis qu’en janvier 2022, des députés communistes de la Douma d’État ont lancé un appel au président russe à reconnaître l’indépendance des « Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ».
À cette guerre viennent s’ajouter plusieurs « conflits gelés » aux confins des pays postsoviétiques. Le territoire moldave de Transnistrie et les territoires géorgiens d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud échappent à leur État de tutelle dont l’éventuelle accession à l’OTAN est ainsi entravée. La Russie a reconnu l’indépendance des deux derniers après la guerre d’août 2008, tandis que de nombreux habitants de ces territoires se sont vu accorder la citoyenneté russe. Pour dénier à l’État géorgien toute prétention à récupérer ces territoires, V. Poutine argue désormais que l’Ossétie aurait demandé son rattachement à l’empire russe en 1774 en tant qu’« État indépendant » (cette entité n’existant pas à l’époque, même sous une autre forme).
Enfin, un changement notable a dernièrement été opéré à l’égard de la Biélorussie. En 2019, l’Administration présidentielle russe étudiait plusieurs scenarii pour permettre à V. Poutine de se maintenir au pouvoir après 2024, la constitution de 1993 limitant à deux le nombre de mandats consécutifs. L’une des options à l’étude consistait à approfondir le Traité d’Union que la Russie et la Biélorussie avaient conclu en 1999. Sachant le président russe Boris Eltsine malade, nourrissant le fol espoir de présider les deux pays, le dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko avait alors bien volontiers accepté de le signer, puis l’affaire avait été oubliée. Finalement, une autre solution a été privilégiée en 2020 : adoptée au pas de course, une vaste révision de la constitution a remis les « compteurs à zéro » de sorte que V. Poutine peut rester président jusqu’en 2036 ; cette réforme constitutionnelle a aussi renforcé les pouvoirs de nomination du président et affaibli la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice.
Pour autant, les projets biélorusses n’ont pas été abandonnés. Le 4 novembre 2021, les présidents russe et biélorusse ont adopté un programme en 28 points et une « doctrine militaire de l’Union » avec pour objectif de « créer un État d’Union en 2021-2023 » et de mettre en cohérence leurs politiques de défense. A. Loukachenko a accepté en 2021 l’installation d’une base aérienne russe sur le territoire biélorusse, alors qu’il s’y opposait à toute force en 2019. Des avions de chasse russes Su-30 ont rejoint la base de Baranovitchi au mois de septembre 2021. Une unité de défense antiaérienne russe est désormais déployée à Grodno près de la Pologne et de la Lituanie. La marginalisation du régime biélorusse du fait de la répression et de la crise migratoire orchestrée à l’été 2021 constitue une aubaine pour Moscou. La réunion des armées russe et biélorusse serait en cours, d’après A. Loukachenko lui-même qui a aussi déclaré, à la fin du mois de janvier 2022, que la Biélorussie pourrait entrer en guerre si la Russie était attaquée.
Mythes historiques et nouveau roman national
Un dernier argument plaide en faveur de l’idée que V. Poutine pourrait s’attacher, en sus du reste, à restaurer la grande Russie. Il tient à l’intérêt toujours plus vif que le président russe porte aux symboles et à l’histoire longue. Par trop négligée, cette dimension identitaire constitue, à notre avis, une motivation puissante pour qui aspire à laisser une trace dans l’histoire et qui, au seuil de son soixante-dixième anniversaire, jette un regard rétrospectif sur sa trajectoire prodigieuse et inespérée, tout en imaginant l’avenir de son pays.
Au centre du roman national actuel figure la « Grande Guerre Patriotique » qui, rappelons-le, a fait en Union soviétique 26 millions de victimes, dont près de 10 millions de pertes militaires. S’impose une sorte d’idéologie des vainqueurs qui vient supplanter la perception de la défaite dans la guerre froide et qui rend inopportune toute référence aux répressions staliniennes (au motif que les vainqueurs ne peuvent pas être en même temps des tueurs). En 2020, un impressionnant défilé militaire a marqué le 75e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Reportée en raison de la pandémie du coronavirus, la « parade de la victoire » a été fixée au 24 juin, jour de la « parade des vainqueurs » que Staline, au faîte de sa gloire, avait voulue en 1945 (voir à partir de la minute 38). Comme en 1945, les bannières du Front d’Ukraine apparaissaient, en 2020, au premier plan. Mais parmi les dirigeants postsoviétiques montrés un à un à l’écran, manquait à l’appel le président ukrainien.
Au-delà de leur importance stratégique et militaire, l’Ukraine et la Crimée touchent au cœur de l’identité russe et orthodoxe. En témoignent les déclarations du président russe lui-même qui s’est piqué, en 2021, d’écrire un long article pour défendre sa vision de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens et pour expliquer qu’ils formaient un seul et même peuple. En témoignent aussi les rivalités de puissance qui opposent les patriarcats de Moscou et de Constantinople et le schisme et les tensions qui ont suivi la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église d’Ukraine en janvier 2019.
L’annexion de la Crimée a pu être présentée en Russie comme un moyen de corriger une « erreur historique », Nikita Khrouchtchev, ancien chef du parti communiste d’Ukraine, ayant décidé d’offrir la « Crimée russe » à l’Ukraine en 1954, à une époque où cette décision administrative n’avait aucune implication, personne n’envisageant une dislocation de l’Union soviétique. Mais sa « reconquête » a permis d’inscrire l’action des autorités russes dans le temps long de l’histoire impériale et soviétique. Non seulement elle établissait un lien avec la Grande Catherine dont l’armée s’en était emparée en 1783, mais elle réconciliait plusieurs imaginaires, la péninsule ayant été tour à tour un lieu de villégiature pour la noblesse et des écrivains russes au XIXe siècle, le point d’évacuation de l’escadre Wrangel après la défaite des armées blanches et le théâtre de combats féroces de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sur le plan religieux, une tradition – mal établie, mais vivace – veut que l’apôtre André, prêchant autour de la mer Noire, ait atteint Chersonèse au sud de la péninsule de Crimée et même, selon certains, qu’il soit allé jusqu’à Kiev (qui n’existait pas). À l’époque impériale, saint André, le « premier appelé » par Jésus et le frère de saint Pierre, était considéré comme le saint patron de l’Église et de l’armée russes ; il est aujourd’hui le protecteur de la Marine russe qui a la croix de son martyre pour étendard. Enfin, Kiev demeure à jamais le berceau de l’orthodoxie slave. Le grand-prince Vladimir de Novgorod tua son frère en 980 pour monter sur le trône de Kiev. Huit ans plus tard, il embrassa la foi orthodoxe à Chersonèse afin de sceller une alliance avec l’empereur byzantin (et d’épouser sa sœur), puis fit baptiser son peuple à Kiev dans le Dniepr, marquant ainsi le début de la christianisation de la Rous. En 2016, V. Poutine a dédié à Vladimir-le-Grand, qui est son saint protecteur (s’il a le même nom de baptême) et qui est considéré comme le « patron de la Sainte Russie » et même « l’égal des apôtres », une statue monumentale, haute de 17 mètres, qu’il a fait installer à l’entrée du Kremlin et qu’il a inaugurée en personne.
Une combinaison des moyens
Après l’examen des fins, passons à celui des moyens. Les dirigeants russes ont démontré ces dernières années qu’ils étaient capables de surprises stratégiques, qu’ils acceptaient le risque et même qu’ils l’intégraient à leur potentiel de combat. Ils ont également démontré leur capacité à combiner plusieurs modes d’action, à cultiver l’incertitude et à semer le doute en usant de moyens détournés, notamment de relais d’influence, de la désinformation et de l’influence informationnelle.
L’intimidation et la dissuasion constituent, selon toute apparence, des moyens privilégiés. S’exprimant en russe, le 14 janvier 2022, à l’ambassade de Russie à Bruxelles après le Conseil OTAN-Russie, le vice-ministre Grouchko a indiqué sans ambages qu’une détérioration de la situation pouvait « conduire aux conséquences les plus imprévisibles et les plus graves pour la sécurité européenne », ajoutant : « si l’OTAN recourt à une politique d’endiguement (sderživanie), de notre côté ce sera une politique de contre-endiguement ; si c’est l’intimidation, ce sera la contre-intimidation ; si c’est la recherche de vulnérabilités dans le système de défense de la Fédération de Russie, ce sera la recherche de vulnérabilités dans celui de l’OTAN ». Brandir la menace de l’OTAN relève certes d’un conditionnement, du réflexe de Pavlov. Faire croire à une menace existentielle permet aussi de justifier son agressivité et sa volonté de domination.
Depuis 2014, l’outil militaire a été mis à profit pour modifier l’équilibre des forces et peser dans des négociations. L’atmosphère martiale qui règne en ce moment en Russie et l’ampleur des déploiements de troupes et de matériels militaires aux frontières de l’Ukraine conduisent nécessairement à se demander si Kremlin considère l’éventualité de déclencher un conflit armé pour parvenir à ses fins, quelles qu’elles soient. Évidemment très risquée, l’option militaire permettrait, en cas de victoire, d’atteindre d’un même coup plusieurs objectifs : inspirer le respect et la crainte, imposer une sphère d’influence, récupérer quelques territoires perdus. En plus d’une vive réaction en Ukraine, elle entrainerait à n’en pas douter de nouvelles sanctions américaines, y compris sans doute l’exclusion des grandes compagnies russes du réseau interbancaire SWIFT. Or la non-convertibilité du yuan ne permet pas d’envisager une alternative viable à ce système financier.
Certains experts envisagent la possibilité d’une attaque massive, à l’instar des autorités américaines qui ont déjà prédit plusieurs fois une invasion imminente de l’Ukraine. D’autres considèrent qu’il s’agit d’une vaste intoxication destinée à négocier en position de force et à vaincre par la seule intimidation, sans avoir à combattre. Si tel est bien le cas, le plan présente l’inconvénient majeur de ne pas inciter à l’accommodement et de comporter des risques certains : celui qui exerce le chantage croit que plus la menace militaire sera crédible, plus les concessions seront grandes ; celui sur qui s’exerce le chantage comprend que la moindre concession sera perçue comme un aveu de faiblesse et une incitation à monter les enchères.
S’il fallait élaborer un scénario d’intervention militaire russe en Ukraine, il s’articulerait autour de la mer d’Azov. Du fait de sa position géographique, une action armée y serait moins risquée que dans la région de Kharkiv où des combats de guerre urbaine pourraient vite survenir. Immédiats seraient les gains stratégiques et économiques : une telle opération permettrait de relier par la terre la région de Rostov-sur-le-Don à la Crimée en intégrant, le cas échéant, les territoires séparatistes du Donbass ; elle transformerait la mer d’Azov en lac intérieur, facilitant tant la défense de la Crimée et du détroit de Kertch que l’exportation des minerais du Donbass depuis le port de Marioupol. Enfin, la prise du canal de Crimée du Nord relié au fleuve Dniepr résoudrait le problème aigu de l’approvisionnement en eau de la péninsule. Cette conquête aurait aussi une portée symbolique : n’est-ce pas dans cette zone longtemps disputée qu’en 1696, Pierre le Grand connut sa première grande victoire, bien avant le triomphe de Poltava en 1709, en Ukraine encore, contre « l’invincible » roi de Suède ?
Enfin, un dernier moyen de prédilection est la négociation musclée. Dernièrement, le style de négociation russe se caractérise par le maximalisme des demandes, une rudesse dans la forme et le recours à des mesures dilatoires, ce qui inévitablement instille le doute quant à la volonté d’aboutir. Les exemples qui l’illustrent abondent. Favorable à la reconduction du traité New Start, la partie russe a créé des complications inutiles après l’investiture de Joe Biden et attendu le dernier moment pour conclure en février 2021. Arc-boutée à une lecture littérale des clauses politiques des Accords de Minsk II, elle se refuse à tout aménagement dans leur ordre d’application. Dans les négociations avec les Européens et les Américains, Moscou souffle le chaud et le froid et tente ostensiblement de semer le trouble et la discorde. En novembre 2021, le ministre malien des Affaires étrangères a ainsi été convié à Moscou à la veille d’une rencontre franco-russe de niveau ministériel à Paris, destinée à discuter de la présence de mercenaires du groupe Wagner au Mali où la France maintient des forces dans le cadre de l’opération Barkhane.
Maskirovka et autoaveuglement
Nul doute que la négociation présente en soi des vertus : en favorisant l’échange de vues, elle permet une meilleure compréhension des positions mutuelles. Pour qui croit à la coopération, il n’existe pas d’autre voie pour aplanir un différend et régler un conflit. Pour qui croit à la force, toutefois, la négociation peut être entamée sans aucune intention de la mener à bien, avec pour seuls objectifs de gagner du temps, d’obtenir du renseignement, de leurrer l’adversaire, d’endormir sa vigilance ou d’anticiper sa réaction. Mieux vaut garder ce risque à l’esprit, encore plus quand on négocie avec un adversaire autodésigné dont la culture militaire incite à rechercher la surprise et érige la maskirovka en principe cardinal.
Comparaison n’est pas raison. Un exemple historique revient néanmoins en mémoire, d’autant que V. Poutine a pris la plume en 2020 pour défendre en anglais, dans The National Interest, sa conception du Pacte Ribbentrop-Molotov. Le 22 août 1939, la veille de sa signature, le général d’armée Aimé Doumenc était à Moscou où il menait toujours des pourparlers avec le commissaire du peuple à la Défense Kliment Vorochilov. À 19h – heure choisie par les Soviétiques – le chef de la délégation française vint annoncer une concession de taille : pouvoir lui avait été donné de signer une convention militaire dans laquelle serait « stipulée l’autorisation du passage des troupes soviétiques aux points déterminés par (les Soviétiques), c’est-à-dire le couloir de Vilna et, si cela est nécessaire (…) le passage également à travers la Galicie et la Roumanie ». Non content, Vorochilov marqua une exigence supplémentaire : « que le gouvernement français donnât l’assurance que les gouvernements polonais et roumains étaient consentants au passage sur leur territoire » (source : SHD GR 7 N 3185).
Le lendemain, le général Doumenc ne put que constater l’étendue de la déconvenue : « La délégation allemande composée d’une trentaine de fonctionnaires était arrivée à l’aérodrome de Moscou, pavoisé aux couleurs hitlériennes. (…) À peine arrivé, Ribbentrop était reçu au Kremlin à 15h30 pour une première entrevue, et avait vu Staline. (…) Enfin, le soir, le bruit se répandit que l’accord était signé. Nous étions loin des atermoiements des négociations anglo-franco-russes ». Mais à cette heure funeste, il ne « voulait pas encore se tenir pour battu » ; pragmatique, il espérait que « peut-être les Allemands refuseraient de se plier aux exigences russes ». Immédiatement informé et déjà fort inspiré, le général Maurice Gamelin, chef d’état-major, lui intima sur-le-champ de rester à Moscou, excluant de rappeler la mission militaire tant que le gouvernement soviétique « n’aurait pas signifié qu’il se refuserait à toutes forces de la coopération avec les puissances démocratiques » (SHD GR 7 N 3185).
La suite est connue, nul besoin d’y revenir. On sait maintenant que Staline renonça à l’idée de la sécurité collective à l’automne 1938 après les accords de Munich, se montrant plus irrité de la « trahison » franco-britannique que de l’annexion des Sudètes par les nazis. Persuadé que Paris et Londres cherchaient à provoquer l’Allemagne contre l’Union soviétique, il commença à envisager un retournement d’alliance sans cesser de louvoyer.
Se pose évidemment la question de savoir ce qui incita les chefs militaires français à prêter foi aux allégations des Soviétiques quand ces derniers les approchèrent, au printemps 1939, en vue de conclure une convention militaire et pourquoi ils poursuivirent les négociations jusqu’au cœur de l’été, au point d’exposer en détail l’état de l’armée française et de partager les plans établis par leurs états-majors pour protéger la France, la Pologne et la Roumanie. Ils n’ignoraient ni leurs convictions idéologiques, ni leurs activités de subversion, ni leur absence de tout scrupule. L’ampleur de la grande Terreur de 1937-1938 était certes encore inconnue, elle « aboutit, en seize mois, à la mise à mort, dans le secret le plus total, de quelque 800 000 personnes jugées “nuisibles” » ; parmi les 35.000 officiers arrêtés, 84 des 86 généraux ayant un grade équivalent ou supérieur à celui de général de corps d’armée furent fusillés. Mais les autorités militaires françaises savaient que « la répression avait décimé le haut commandement de l’Armée rouge » et emporté le maréchal Toukhatchevski et sept de ses généraux. Des rapports du renseignement les avaient alertées sur ces « épurations massives » (SHD GR 7 N 3122). Malgré tout, elles s’attendaient à ce que les « puissances démocratiques » soient traitées avec égard.
***
Nul alarmisme derrière cette pénible évocation. Juste un sain rappel : il est toujours périlleux de projeter sur l’autre ce qu’on souhaite voir en lui et de lui prêter les intentions qu’on voudrait lui voir avoir, encore plus quand cet autre vous perçoit comme un adversaire et qu’il n’épouse pas le même code de valeurs. La Russie nous est proche par la richesse extraordinaire de sa culture. Mais sa culture politique, historiquement éloignée de la nôtre, reste marquée par l’expérience répétée d’une violence inouïe. La méconnaissance de cette différence fondamentale peut induire en erreur.
Plus que jamais il paraît nécessaire de procéder à une analyse lucide de l’ensemble des changements à l’œuvre dans ce pays : depuis 2020, le régime politique se durcit et muselle un peu plus la société civile. Taxés d’« agents de l’étranger » ou d’« organisations indésirables », des formations politiques comme le fonds de lutte contre la corruption, des ONG respectables comme Mémorial et des médias indépendants, sont condamnés à la « liquidation » ; leurs membres sont intimidés et pour certains emprisonnés. Un projet de décret présidentiel, présenté en janvier 2022, affirme que « l’activité des organisations extrémistes et terroristes, l’action des États-Unis et de leurs alliés, les corporations transnationales et les ONG étrangères constituent une menace pour les valeurs traditionnelles » et que leur « impact idéologique et psychologique sur les citoyens russes conduit à implanter un système d’idées et de valeurs étranger au peuple russe et destructeur pour la société russe ».
On observe en parallèle une militarisation de la société, un réarmement tous azimuts, des déploiements et des manœuvres d’intimidation à l’étranger, des actions offensives dans les champs immatériels et une posture agressive à l’égard de l’Ukraine. Ces évolutions suscitent des craintes légitimes en Europe orientale, mais aussi en Russie où la population se déclare plus inquiète et où, d’après des témoignages et des sondages du Centre Levada (désormais « agent de l’étranger »), on sent la guerre venir. On perçoit une certaine fébrilité chez les experts russes, alors qu’il n’existe plus à Moscou de garde-fou ni de débats contradictoires sur les questions de politique étrangère et de défense. La seule protestation publique contre l’éventualité d’une guerre en Ukraine est venue, le 31 janvier 2022, de l’Assemblée des Officiers de toute la Russie, présidée par le général de corps d’armée en retraite Leonid Ivachov. Proche des milieux patriotiques, le général Ivachov dénonce « l’ultimatum » de décembre et la « crise systémique » de l’État russe, mettant en garde contre une guerre sans raison qui ferait « des dizaines de milliers de morts ». Selon lui, elle pourrait même entrainer « une catastrophe géopolitique pour les siècles à venir », d’où son appel à la démission de V. Poutine.
Il se peut que les exigences présentées par le Kremlin aux pays occidentaux concernant les questions de sécurité ne soient pas une fin en soi, mais un prétexte pour en découdre et regagner quelques « terres historiques » – et par là même l’honneur. En l’état actuel des choses, cette possibilité qui n’invalide pas les autres motifs mérite d’être considérée sérieusement, dans ses implications militaires et diplomatiques. Car ce qui peut paraître dépassé et irrationnel dans une Europe libérale et post-moderne n’est pas forcément perçu comme tel ailleurs. Car pour ceux qu’elle fascine, la guerre n’est pas seulement un moyen d’imposer sa volonté, c’est aussi une catharsis.
Crédit : Dimitri Sevastopol
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